Bulletin Numéro 40


PROBLÈMES DE MÉMOIRE


La mode de la mémoire – sans parler de celle de la commémoration – règne sans partage. Fort heureusement, quelques isolés s’étonnent encore et posent de difficiles questions.
Emmanuel Terray, anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, est l’un de ceux-là et il a mis le doigt sur plusieurs plaies dans un opuscule anticonformiste au titre transparent : Face aux abus de mémoire. (1)
En cinquante pages réelles, Emmanuel Terray pose quelques bonnes questions et renvoie à une référence qui laisse sans réplique.


La première des bonnes questions porte sur le statut des victimes qui se revendiquent de la mémoire. En réalité, il s’agit le plus souvent de victimes indirectes (enfants de victimes ou personnes plus éloignées encore).
Il faut les distinguer soigneusement des victimes directes dont les droits sont incontestables. À défaut, on sombre dans une barbare (ou moderne...) théorie du traumatisme héréditaire.
S’agissant du génocide des juifs, l’un ou l’autre des rescapés a pourtant dit tout ce que la catastrophe nazie avait d’indicible. E. Terray cite l’ouvrage d’un juif antinazi allemand qui s’était réfugié en Belgique et que la Gestapo a torturé, Jean Amaury.
En 1966, Jean Amaury déclare : « Il serait bien ridicule de se targuer de quelque chose que l’on n’a pas fait, que l’on a complètement subi..., mais seuls, nous, les sacrifiés, pouvons suivre et précéder en pensée cet événement catastrophique ».
Quant aux autres, il leur dit : « Cela suffit, braves gens, torturez-vous si vous voulez, mais vous me faites penser à ces aveugles qui parlent des couleurs. »


Le statut de la Justice en ces affaires de crimes contre l’humanité est également trouble. Certes pour juger, il faut en avoir le pouvoir. Mais être vainqueurs ne nous donne pas particulièrement un statut d’impartialité.
La formule peut choquer s’agissant du génocide des juifs, mais comme Bob Dylan autrefois, je m’interroge parfois quand on essaie de me faire croire que les Occidentaux ont toujours été du bon côté. Je crois surtout que depuis 1944, ils ont toujours gagné.
Le caractère imprescriptible du crime contre l’humanité pose également quelques problèmes au rationaliste. Outre qu’il fait fi de toute amnistie, on s’interroge sur son fondement : est-il possible sans avoir recours au droit naturel ?


La « perle » découverte par Emmanuel Terray, c’est Henri IV et l’édit de Nantes de 1589. Tout le monde a oublié ses deux premiers articles. Ils sont terribles pour les derviches tourneurs de la mémoire.
Les voici, texto : [Déclarons et ordonnons] que la mémoire de toutes choses passées de part et d’autre... demeurera éteinte et assoupie, comme des choses non advenues... défendons à tous nos sujets... d’en renouveler la mémoire... ».


Si des hommes peuvent faire la leçon aux hommes du XXIe siècle, ce sont bien ceux du XVIe siècle, le plus violent de l’histoire européenne avant les deux guerres mondiales du XXe siècle.
Pour Emmanuel Terray, la prolifération contemporaine de la mémoire apparaît comme le germe d’une religion de substitution. On postule certes un Mal radical au lieu d’un Bien, mais « ce n’en est pas moins une figure de l’Absolu ».
La difficulté d’agir sur le présent nous renvoie vers le champ du passé. Certes, d’aucuns voient un côté positif à la victimisation générale en opposition à la situation ancienne où la mémoire des nations était fondée sur un principe inverse de justification et de glorification. (2)
J’accorde que l’oubli fondé sur l’ignorance peut être trouble et dangereux. Mais lutter contre l’ignorance est le fait de l’histoire, qui est devenu le contraire de la mémoire.

Patrice Dartevelle


1. Préface de Christian Bromberger, Actes Sud, 2006, 74 pages.
2. Par exemple Alexandre Laignel-Lavastine  dans son compte rendu publié dans Le Monde du 29 septembre 2006.

 


LA PEUR DE SAVOIR


Recensements généraux ou sondages, surtout lorsque les pouvoirs publics les organisent, ne sont pas toujours vraiment scientifiques. Quand un problème est « sensible », on l’évacue. Les Belges le savent bien : voici un demi-siècle que les formulaires de recensement ne comportent plus de question sur la question essentielle de la politique belge : la ou les langue(s) que l’on parle. Les Flamands ne pouvaient plus supporter qu’il y ait des francophones en Flandre.

Au niveau des études prétendument scientifiques, notre Institut national de statistiques est soigneusement corseté par la loi du 4 juillet 1962 (article 24,5°) : « en aucun cas les investigations et études de l’Institut national de statistiques ne peuvent concerner la vie privée, notamment [...] les opinions ou activités philosophiques ou religieuses ». Mais heureusement, d’autres institutions peuvent mener de telles enquêtes, comme le démontrent les enquêtes sur les valeurs des Belges. (1)


La loi Hortefeux


La France vient de se débattre dans un triste conflit. Une loi sur la maîtrise de l’immigration, appelée du nom du Ministre chargé de l’immigration, votée sous l’actuelle présidence, permet le recueil de données faisant apparaître directement ou indirectement les origines sociales ou ethniques et ce sous le contrôle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés et dans le seul but de mesurer la discrimination et l’intégration. (2)


Le tollé a été radical et le Conseil constitutionnel a censuré l’article litigieux.
On pourra donc continuer de tout dire impunément sans risque d’être démenti par les faits.
La conséquence en sera par exemple l’interdiction d’une étude sur les migrations africaines vers l’Europe que devait mener l’Institut national d’études démographiques qui avait remporté un appel d’offres international.
Comme si la question des ethnies n’avait là aucune importance. Tant pis, on ne pourra pas savoir.
Ce genre d’étude n’avait rien de neuf : deux recherches de même type sur les juifs de France et une sur les Noirs viennent d’être menées à terme. (3)


Je suis stupéfait du degré d’absurdité des arguments invoqués par les adversaires de la loi.
Trois directeurs de recherche de l’Institut précité (dont Hervé Le Bras) n’hésitent pas à écrire : « les enquêtes officielles sur les origines sont donc inutiles ». (4)
La Constitution ne connaît que des Français et on ne peut vouloir chercher autre chose. Ils se glorifient de ce que les statistiques judiciaires n’étudient en rien les origines des victimes et des condamnés !
C’est l’apologie de l’ignorance sous prétexte que décrire les discriminations serait les reconnaître.
Il va sans dire que comme nul ne peut définir une race, ce sont les sondés qui déterminent anonymement leur origine ethnique, celle qu’ils s’attribuent.
On s’étonnera moins de voir Caroline Fourest dans la même galère. (5) L’argumentation n’est pas meilleure : les études sur les discriminations existent déjà (pourquoi n’a-t-elle pas cherché à les interdire ? Les discriminations sont-elles immuables ?).
Il s’agirait par ces études de permettre une traçabilité des minorités. Au niveau individuel, l’objection est sans poids. Au fond, puisqu’on ne veut pas qu’il y ait des minorités, il ne peut y en avoir.
En clair, la phobie pavlovienne française du communautarisme va jusqu’à interdire d’en voir toute trace.


Raison et science


Deux scientifiques ont essayé de rétablir la raison, Patrick Lozès et Michel Wieworka. (3)
Ils relèvent d’abord que 78 % des Français sont d’accord pour répondre anonymement à des questions sur leur origine ethnique. Ils indiquent toutes les garanties que j’ai déjà citées et surtout demandent comment on peut lutter contre les discriminations sans les connaître.
Ils donnent un cas très simple : « Comme comprendre pourquoi Jean-Claude, né à Colombes de parents français, est discriminé si on ne prend pas en compte le fait qu’il est noir ? ».


Ne pas voir les inégalités


Ne rions pas trop de l’obscurantisme français.
Nous venons d’en vivre un cas en Communauté française. Le département Enseignement de la Communauté française voulait tester les connaissances de mathématiques en 2e et 5e primaires et 5e secondaire.
Pour rechercher des corrélations avec le milieu social, le questionnaire prévoyait : « À la maison, il y a ... un ordinateur, des livres rien qu’à toi, ... une personne extérieure qui vient faire le ménage... ». Ces questions ont été retirées.
Nico Hirtt, de l’APED, s’est lucidement insurgé. (6)
Ces techniques sont d’usage courant dans les enquêtes sociologiques (j’ai des inquiétudes sur l’emploi du présent), argumente-t-il. Manifestement, on ne veut pas voir l’inégalité sociale et donc on empêche de l’établir.
Il est stupéfiant qu’une Ministre, Marie Arena, aussi attachée à l’égalité à l’école, ait cédé aux pressions d’un membre du groupe MR du Conseil de la Communauté, Françoise Bertieaux.
Vive l’ignorance ! Vive l’obscurantisme !
Patrice Dartevelle



1. D’après Patricia Keimeul, Morale Laïque n°151 (2e trimestre 2006), p. 11.
2. Le Monde des 25 et 26 novembre 2007.
3. « Contre les discriminations, unissons-nous ! » Le Monde du 12 février 2007.
4. « La statistique, piège ethnique », Le Monde du 10 novembre 2007.
5. « La diversité contre l’égalité », Le Monde du 18 janvier 2008.
6. Le Soir du 21 février 2008.

 


LIBERTÉ D'EXPRESSION ÉCORNÉE

Pays-Bas : dessinateur arrêté


La liberté d'expression a-t-elle du plomb dans l'aile aux Pays-Bas ? Une question que se pose une partie de la classe politique et du monde des arts après l'arrestation d'un dessinateur poursuivi pour discrimination raciale. Plutôt théatrale, l'opération policière remontant à la semaine dernière ne manque pas d'étonner alors que les faits délictueux se sont déroulés en 20054. Trois ans pour boucler une enquête qui relevait a priori du jeu d'enfant. Gregorius Nekschot n'est en effet inquiété "que" pour la publication de dessins ayant un caractère discriminatoire envers les musulmans et les personnes de couleur. Une affaire qui, pour nombre d'observateurs, fait figure de retour de manivelle après la polémique sur le film "Fitna" du député d'extrême droite Geert Wilders.
Comme les caricatures danoises de Mohamed, ce court métrage avait provoqué la colère d'une partie du monde musulman, ne manquant de brouiller les relations
politiques entre La Haye et plusieurs capitales arabes. Malgré tout le gouvernement s'était trouvé dans l'impossibilité d'interdire une seule image de ce film au nom de la liberté d'expression.
La donne semble aujourd'hui avoir changé.


36 heures d'interrogatoire


Les faits se sont produits mardi dernier. Alors qu'il était chez lui en compagnie d'un ami, Gregorius Nekschot a vu débarquer une dizaine de policiers. Son ordinateur et son téléphone ont été saisis. Son arrestation a donné lieu à un jour et demi d'interrogatoire. L'artiste a même été intimidé par les services de la justice qui l'ont menacé de révéler sa véritable identité.
Depuis, le ministère public n'a toujours pas confirmé si les faits donneront lieu ou non à des poursuites.
Nombre de députés, de gauche comme de droite, ont interpellé le ministre de la Justice sur cette chasse aux sorcières d'un autre temps.
Remontant à 2005, la plainte contre Gregorius Nekschot avait été déposée par AZbdul Jabbar van de Ven. Ce Néerlandais converti à l'islam s'était déjà fait remarquer pour des propos tenus à la télévision où il s'était engagé à remercier Allah si Geert Wilders venait à mourir, par exemple d'un cancer .
Quant au procureur, plusieurs éléments ont filtré sur son rôle plus ou moins sujet à caution dans ce dossier. D'une part, ce magistrat est aussi le président d'une institution chargée de recenser toutes les affaires de discriminations aux Pays-Bas.
De l'autre, il s'est déjà attiré des critiques pour avoir refusé de poursuivre les responsables d'une mosquée où circulaient des livres indiquant la manière dont il fallait se débarrasser des homosexuels : les jeter par la fenêtre la tête la première.

Gregorius Nekschot, lui, n'en est pas à sa première incartade. Anarchiste dans l'âme, son coup de crayon s'en prend à toute forme de dogmatisme allant du socialisme au capitalisme en passant par la chrétienté, le judaïsme, l'islam etc. En son temps, Theo van Gogh se faisait un plaisir de publier ses dessins sur son site internet. Vivant dans l'anonymat, Gregorius Nekschot publie notamment ses caricatures dans de grands hebdos néerlandais, dont HP/ De Tijd

Le Soir 20/05/08

 


PAR CRAINTE D'ÊTRE TRAITÉ DE FASCISTE, DE RACISTE, DE NAZI, DE XÉNOPHOBE, DE PARTISAN DE L'EXTRÊME DROITE ET DE BIEN D'AUTRES CHOSES ENCORE, FAUT-IL FERMER LES YEUX, SE TAIRE ET "RESPECTER"  L'INTOLÉRANCE, L'INTRANSIGEANCE ET LA VIOLENCE DE QUELQUES FANATIQUES ?


Dans notre Europe encore globalement chrétienne, on ne brûle plus les sorcières, les hérétiques, les parpaillots et autres protestants. Il y a trois ou quatre siècles que l'impossibilité de survie d'une société composée uniquement de fondamentalistes religieux a commencé a sembler évidente, la seule issue viable du fondamentalisme strict étant une conception unique d'une seule religion dans un seul pays.


Si l'intolérance intrinsèque propre aux textes fondamentaux des religions monothéistes et de leurs interprétations diverses ne peut être éradiquée ou même simplement ignorée, les individus, quant à eux, n'en appellent plus ouvertement au meurtre ou à l'excommunication de ceux qui croient autrement qu'eux.
D'autre part, si certains états européens se révèlent plus religieux que d'autres, il n'en est plus aucun où les dogmes catholiques ont force de loi.
Le résultat est qu'une certaine forme de tolérance plus ou moins large a fini par s'établir dans les pays européens, tolérance qui s'est élargie à d'autres croyances et même, dans une certaine mesure, aux incroyants (1).


Contrairement au christianisme, l'islam (2) s'est imposé dès le départ dans toute son unicité. Le schisme apparu dès la mort du prophète autoproclamé ne concernait en rien la doctrine elle-même, alors que dans les divers aspects du christianisme, certains points fondamentaux étaient contestés depuis l'origine (trinité, divinité du Christ, libre arbitre...), l'ont été tout au long de la domination catholique, et subsistent encore aujourd'hui.
Le chiisme et le sunnisme ne se différencient au départ que sur la reconnaissance des successeurs du prophète, et lors de son expansion orientale et moyen-orientale, l'islam ne rencontre que des populations politiquement désorganisées et aux croyances religieuses très diversifiées.
On peut même penser que l'islamisation de l'Afrique du Nord et du sud de l'Europe a été facilitée grâce au manque de cohésion politico-religieux de ces contrées.


Curieuse alliance "objective" entre les gauches bien pensantes et les lobbies pétroliers


Toujours est-il que dans la situation actuelle, il existe des états islamiques, officiellement reconnus par l'ensemble des nations, et où la loi coranique est d'application depuis des siècles. On y condamne – et exécute - à mort l'apostat, l'incroyant ou celui qui simplement est accusé de ces délits sans que cela ne gêne le moins du monde les organisations internationales ou ONG de toutes sortes comme la bien pensante LDH par exemple.
Et on n'évoque même pas le statut des femmes, entre autres.


Les musulmans du monde entier se sentent, bien plus que les chrétiens, unis dans un même communauté (l'oumma), et leur religion est religion d'état dans plusieurs pays, dont les maîtres sont craints et respectés par les états les plus puissants du monde, mais également sous leur contrôle. Le cas des "états voyous" n'a rien d'extraordinaire : on n'y apporte la guerre civile et la zizanie que pour conserver ce contrôle, précisément.


Assez paradoxalement donc, les états musulmans où "nos" Droits de l'Homme sont parfaitement ignorés et bafoués, jouissent du respect des autres états, et d'une manière indirecte, de la "protection" des plus puissants de ce monde.
Aussi, l'arrogance des musulmans européens face à toute dérision ou atteinte supposée à leurs croyances repose-t-elle sur deux certitudes : la sollicitude particulière d'une gauche fidèle à ses principes – défense de l'immigré défavorisé dans nos pays, et l'intervention de chefs d'états musulmans par ambassades interposée, alors même que ces immigrés ne proviennent pas précisément de leurs pays.


D'où une curieuse et paradoxale alliance d'une gauche bien pensante et de la haute finance internationale pour la défense et la protection toute particulière de la religion islamique.
Et pour les transgresseurs qui échapperaient à la loi, il se trouve bien l'un ou l'autre "fondamentaliste" pour le faire passer de vie à trépas - c'est bien fait pour lui -, ou l'un ou l'autre chef d'état pour "lancer" une fatwa – véritable incitation au meurtre - que l'on se garde bien de punir.
Voilà de quoi imposer le silence – seule véritable forme de "respect" - à tout citoyen honnête.
Mais nous pouvons supposer qu'il y en a toujours d'autres...
Johannès Robyn

(1) "dans une certaine mesure..." : si l'incroyant peut, dans les textes fondamentaux des croyances monothéistes, être, en tant qu'individu, vilipendé, excommunié, promis aux morts les plus cruelles et même considéré comme un "homme incomplet", la dérision ou la critique sévère d'une croyance – et même parfois l'exposé de la simple vérité – peut, elle, actuellement être considérée comme un délit (incitation à la haine religieuse).
Il apparaît curieusement comme évident aux magistrats qu'aucun texte fondamental des croyances les plus répandues ne comporte aucune "incitation" de ce type.
(2) On dit : athéisme, christianisme, protestantisme, judaïsme etc., mais  on ne peut plus dire "islamisme". Il a été décrété que ce terme ne pourrait s'appliquer qu'aux seuls fondamentalistes.
Les autres croyants sont supposés pratiquer leur religion de façon "modérée".