Bulletin 68 janvier 2021

Le vent souffle d’ouest en est par-dessus l’Atlantique
Patrice Dartevelle

Sans titre
(Comme le cartel devant une œuvre muséale)
Marc Scheerens

 


Le vent souffle d’ouest en est par-dessus l’Atlantique

Patrice Dartevelle

La discussion sur les limites de la liberté d’expression se poursuit âprement, ce qui ne peut surprendre. Son épicentre se situe actuellement plutôt du côté de la question des réseaux sociaux et de leur statut qui exonère tout fournisseur d’accès de sa responsabilité, comme le veut la loi américaine (la section 230 de la loi « Communications Decency Act «  de 1996) et lui permet également de restreindre ou d’interdire comme il l’entend toute information mise ou à mettre dans son système. Or tous les fournisseurs d’accès sont américains (Je laisse de côté la Chine).

On nous dit que les récentes émeutes du 6 janvier au Capitole de Washington démontrent définitivement l’inanité de la section 230. J’ai peine à suivre. L’appel à l’insurrection pour prendre le pouvoir n’a pas besoin d’une nouvelle loi sur les médias pour être réprimée. Il suffit de mettre les responsables et les principaux acteurs en état d’arrestation. Le problème est qu’on n’arrête pas le Président des États-Unis en envoyant deux policiers sonner à sa porte - et aucune loi sur les médias ne changera cela- , que la situation est délicate à deux semaines de la fin du mandat de l’actuel Président, que quel que soit le président, il y a comme une idolâtrie autour de sa fonction, qu’en Occident règne une défiance, une hésitation à sévir au bon moment et au bon endroit qui font qu’on préfère s’en prendre aux médias plutôt qu’incarcérer un président et surtout qu’il y a la crainte des 74 millions d’électeurs du trublion, de ce qu’ils peuvent faire et la nécessité d’en ramener le plus possible aux normes démocratiques après avoir quitté les vapeurs du complotisme. Un des signes de la difficulté du débat sur la liberté d’expression est l’utilisation assez fréquente d’argument spécieux ou faux.

Un effet « protecteur » des lois liberticides?

Je vais illustrer ceci par un article publié par un des sociologues français les plus en vue, Nathalie Heinich. Celle-ci a été plus d’une fois l’objet de critiques, ce qui ne me semble pas surprenant vu son domaine, où enjeux et conflits politiques ne se séparent pas facilement du travail scientifique.

N. Heinich a publié de nombreux livres qui traitent de la sociologie de l’art (ou à partir de l’art), de l’identité, de la sociologie des valeurs et de l‘épistémologie des sciences humaines. Elle publie souvent aussi des articles dans la presse, articles engagés, comme on va le voir. Elle est très « universaliste » et à ce titre elle se veut « directeur » de recherche au CNRS et non « directrice »; elle est opposée à la féminisation des noms de fonction. Elle est hostile à la procréation médicale assistée pour les lesbiennes et à la gestation pour autrui dans le cas des homosexuels masculins. Elle a pris parti contre la burkini au nom de l’égalité des femmes.

Dans Le Monde du 8 août 2020[1], N. Heinich traite de la cancel culture, pour la dénoncer, point de vue que je n’ai aucune peine à partager. La cancel culture, qui gagne les États-Unis et leurs universités et leurs médias, consiste à faire taire les opinions considérées comme illégitimes et par exemple d’interdire toute œuvre artistique faisant référence à des situations jugées insupportables, même s’il s’agit d’œuvres d’autrefois. Cela va jusqu’au refus que des productions culturelles soient reprises par d’autres communautés, le refus qu’un écrivain blanc parle des noirs, la question du black face, etc...

Dans son article, N. Heinich pose en principe et en thèse que cette cancel culture n’a rien à faire en France. Tant mieux en effet si cette idéologie ne pouvait pas traverser l’Atlantique mais voici son argument. Selon N. Heinich, la cancel culture serait due au Premier amendement à la Constitution américaine, qui rend inconstitutionnelle toute entrave à la liberté d’expression. Notons tout d’abord qu’aujourd’hui on en a enfin terminé avec l’hypocrisie des débuts des lois liberticides lorsque leurs partisans assuraient - c’était le cas du responsable francophone du Centre pour l’égalité des chances, que j’ai personnellement entendu tenir ce propos au cours d’un débat, certes parfois houleux,-qu’on ne devait pas s’inquiéter et que personne ne serait condamné.

Par contre, selon la sociologue, le système juridique français, comme celui de plusieurs pays européens, « bride » lui-même la liberté d’expression -opinion peu contestable- tandis qu’en Amérique, pour la « briser », il faut des manifestations publiques, des lynchages médiatiques.

Tout cela me fait un peu penser au récent aveu d’un important médecin français, chef du service des urgences d’un des plus grands hôpitaux parisiens qui, pour expliquer « la situation d’impréparation catastrophique » que la France a connue face au coronavirus, juge que « La France est persuadée qu’elle a le meilleur système de santé du monde, et ce péché d’orgueil la conduit [ou l’a conduite?] dans le mur[2]

L’effet destructeur des lois liberticides

Je trouve le raisonnement de Nathalie Heinich pour le moins paradoxal. Tout à la fois elle approuve et désapprouve des pratiques identiques. Elles seraient tantôt légitimes tantôt haïssables. La différence de situation, de contexte peut-elle justifier pareille position? À mon sens non : N. Heinich ne dit pas autre chose que la position des partisans de la cancel culture aux États-Unis est bonne alors que ceux-ci ne pourraient vouloir rien d’autre que de l’introduire dans le droit américain tout en disant qu’elle s’oppose à cette théorie. Une vraie politique de gribouille...

Mais l’essentiel n’est pas là. Le problème est que malgré ses innombrables législations liberticides (l’allongement des exceptions à l’excellente loi française de 1881 sur la liberté de la presse en donne une idée cruelle), la France est touchée par la cancel culture et les multiples exclusives des diverses « communautés », féministes, anticolonialistes, anti homophobes, antiracistes, etc...Ajoutons que dans l’état actuel de la législation française, ceux qui veulent interdire une œuvre culturelle par volonté de cancel culture ne procèdent que par lynchage physique ou médiatique. Comment peut-on ne pas le voir? Et à ces interdictions de fait en France (et dans beaucoup d’autres pays européens), il faut ajouter une conséquence au moins aussi efficace : l’autocensure. Aujourd’hui les grandes maisons d’édition ne publient plus rien sans un examen juridique minutieux des manuscrits, comme l’a expliqué un de ces juristes, Emmanuel Pierrat. .

L’éditeur français des Dix petits nègres a remplacé ce titre en août 2020. Le déboulonnage ses statues qui ne plaisent pas bat son plein sans entrave (sauf en Angleterre où on a protégé certaines statues en les emballant). Nul n’a songé à d’abord demander ou proposer l’enlèvement à l’autorité propriétaire ou responsable. La pure dictature des minorités, invincible depuis qu’on a inventé qu’il fallait respecter toutes les opinions, c’est-à-dire celles de toutes les minorités. Nous sommes sommés d’abandonner le Père Fouettard parce qu’il indisposerait quelques-uns. N’y a-t-il aucune fête en Afrique où intervient le méchant blanc? Dans plusieurs universités ou lieux culturels en France, des orateurs scientifiques ou politiques ont été empêchés de prendre la parole, y compris l’ancien Président François Hollande, sans parler du lynchage en rue d’Alain Finkielkraut. Quant au Musée d’histoire d’Amsterdam, il a décidé de bannir l’expression consacrée parce que pertinente d’Âge d’or pour désigner la période où la Hollande occupait la place la plus importante qu’elle ait occupée et occupera jamais. L’expression dissimulerait l’exploitation coloniale. Celle-ci devrait donc être rayée de l’histoire selon ces bizarres historiens.

En matière d’autocensure, l’Opéra de Paris va donner l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Dans une interview, le directeur de l’institution, Alexander Neef, déclare sans ambages que « certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire ». Or il vise celles d’un ancien créateur-phare de cet Opéra, Rudolf Noureev. La cause de la décision est que l’une des œuvres du célèbre chorégraphe, La Bayadère, comporte un black face et une danse des négrillons. Vu l’émoi suscité par sa déclaration, le directeur, qui a dirigé dix ans l’Opéra de Toronto, a voulu « rétropédaler », en ce qui concerne Noureev -dans l’absolu, il peut se faire qu’une œuvre traditionnelle n’intéresse plus le public- et assure avoir voulu parler d’ « œuvres lyriques » alors que ce n’était pas le sujet de l’interview. Selon toute apparence, la demande de censure, appelons les choses par leur nom, ne vient nullement des danseurs noirs de l’Opéra, qui serait heureux comme leurs collègues blancs de pouvoir jouer des chefs d’œuvre.

Michel Guerrin[3], qui rapporte tout ceci, fait très bien la part du feu. Si le souci des interprètes de couleur est légitime, si la culture doit gagner en diversité, s’il ne peut y avoir d’injustice à l’égard des auteurs, du public et des interprètes, on ne peut s’en prendre aux œuvres elles-mêmes. Encore faut-il qu’auteurs et interprètes soient choisis sur la seule base de leur qualité et non sur celle de leur couleur de peau. Vous avez dit quotas ..?

Je ne conteste pas à N. Heinich que la situation européenne n’est pas (encore) celle des États-Unis. Mais depuis 75 ans le vent souffle d’ouest en est par-dessus l’Atlantique.

Il y a parfois des révoltes en faveur de la liberté artistique. Ainsi la Feas (Fédération des employeurs des arts de la scène en Belgique) vient de produire une réplique à une injonction de la ministre (écolo) de la culture de Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte Linard, à savoir celle d’accueillir les minorités dans la programmation et la réalisation des spectacles. La Feas redoute une segmentation au détriment de l’universel et dénonce censure et autocensure. Elle dénonce une nouvelle Inquisition qui fait « interdiction d’offenser qui que ce soit »[4]. Enfin...

Quelqu’un se souvient-il des temps révolus ou les ministres de la culture européens s’interdisaient d’intervenir dans le contenu culturel et la programmation des institutions subsidiées et même de celles dont leur ministère était les propriétaires?


 

(1) Nathalie Heinich, « La « cancel culture » n’a rien à faire sur notre territoire », Le Monde du 8 août 2020.

(2) Marion Mourgue, «  Le livre réquisitoire de Philippe Juvin », Le Figaro du 7 janvier 2021.

(3) Michel Guerrin, « Diversité à l’Opéra , le grand écart », Le Monde du 9 janvier 2021.

(4) cf Alain Lallemand, « Quel futur pour ... le futur de la future », Le Soir du 4 janvier 2021.


Sans titre (Comme le cartel devant une œuvre muséale)

Marc Scheerens

Lire mon catalogue ‘muséal’

Un jour ordinaire. Un journal ouvert. Un œil qui scrute les signes assemblés qui forment des mots, qui relatent les maux d’un Monde en pandémie. Que serait le plus grave, le plus lourd ? Serait ce mal, cette peste, qui culbutent les faibles et les forts, qui annihilent nos efforts et nous laisse pantois ?

Serait-ce les guerres ancestrales qui redistribuent pour aujourd’hui à l’autre les territoires repris hier à l’ennemi de toujours, qu’il soit l’Azéri ou l’Arménien qu’un nom donné à Dieu oppose à jamais ?

Serait-ce l’abaissement de la démocratie étatsunienne au rang de république bananière, où personne ne veut du régime de l’autre? N’existerait-il pas une pratique performante puisée dans la connaissance de l’histoire pour guérir les plaies toujours vives nées du mépris des uns pour les autres ?

Serait-ce cette décapitation illégitime d’un humain, semblable à tous les humains mais unique par sa génétique et sa pensée, qui a usé de caricatures déformantes pour former des ados à l’idéal républicain d’outre-Quiévrain ? A part l’intitulé générique, qu’auraient en commun la République française, la République islamique et les Républiques unies nord-américaines ?

Je ne peux pas faire œuvre savante. Je ne suis pas dans les codes, ceux qui permettent d’étayer par forces citations le questionnement qui est le mien. C’est pourquoi, je dialogue avec moi-même. J’écris le catalogue de mes objets de réflexion pour un libre usage. Car ce que je lis ou entends me questionne sur l’Humain, sa croissance, son excroissance, sa possible décroissance en philanthropie et en accueil de la différence. Quelques-uns, qui parlent de derrière l’écran par lequel ils pénètrent dans ma maison, retiennent mon attention. Je semble vibrer, me reconnaître dans leur élocution.

Le politique : avec ou sans ?

Il semblerait que dans le peuple, le politique n’ait plus la cote. Pourtant, dans cette crise, chacun, chacune, contraint par la nécessité de perdre son bien-être, son gagne-pain, son avenir, en appelle à la provende de l’Etat qui pourrait le sauver. Là, peut-être, l’Etat aurait enfin son utilité, parce que le reste du temps, il me prend mon argent, il me prive de mes droits, il restreint ma liberté. Et les politiques, ceux qui dans la fable ont tondu le pré d’une largeur de langue, passent au tribunal de l’opinion. Ils s’en lèvent alors qui, déniant tout pouvoir à ce pouvoir institué, vont vers un autre pouvoir qui leur donnerait raison et les voici en Justice. Ce ne seront plus les élections qui sanctionneront le bien ou mal fait mais un jugement par une autre instance où il n’y a pas d’élus. Qu’est-ce donc que ce comportement, inégalement partagé, mettrait en évidence ? Sans doute l’usure d’un système qui, lorsqu’on est politique de père en fils ou de mère en fille, devient une oligarchie héréditaire, un pow-pow entre ami, une source lucrative et non plus un bénévolat. Il devient donc acceptable que ceux et celles qui, dans le quotidien, sont les représentants du politique et de sa loi – autrement dit la police, qui ripostera – puisse être passés à tabac légitimement. Ce ne serait pas vraiment eux qui seraient visés mais les décideurs de l’ombre. Et là encore il y a erreur parce que ces décideurs assis en parlements cachent qui, plus loin, ailleurs, fait le vrai discernement, ordonne les vrais ajustements. Il faut que demeure intact le rendement de la machine à produire. Et pour cela, il faut des consommateurs des produits finis, qui ne seront vraiment finis que lorsqu’ils sont remplacés (humains ou choses) par d’autres. Est-ce que ce diagnostic est juste et bon ?

L’Autorité aurait mission de faire grandir, dans un territoire ou un espace donné, la cohésion entre les membres en vue du bien de tous. Quand l’Autorité est discréditée par les sujets, certains prennent fait et cause contre elle violemment. Je lis qu’une ministre se voit menacé de viol si elle ne choisit pas de se taire, par un ressortissant venu comme elle d’une autre terre. Je lis que l’une ou l’autre Éminence doit être mise sous protection parce que menacée de mort. Que pourrait donc faire le politique s’il ne veut perdre ni sa place ni la face ? La politique est l’art de gérer la cité. Elle est née – probablement ou peut-être bien – dans l’Antique Grèce. Il s’agissait de rechercher la meilleure orientation, les bonnes décisions, en discutant, entre ‘lettrés’, dans l’agora. Il y avait débat. Il y avait des confrontations fortes entre idées antagonistes. La solution se trouvera dans un consensus. Cela me dit qu’il ne sert à rien de refuser les différences mais qu’il faut les confronter et s’en sortir par un arbitrage. Décider et opter pour ce qui devrait être bon pour le plus grand nombre de bénéficiaires du choix : le plus grand nombre seulement ? Cela sous-entend que certains seront hors du compte. Je peux aussi le découvrir aujourd’hui. En Grèce jadis, pas de pitié pour eux: ils étaient ostracisés quand ils avaient le statut de citoyen. Est-ce un outil pour lire correctement notre état du Monde avec ses migrations, ses exclusions, ses perditions ? Derrière le compromis né d’un consensus, il y avait une théorie admise, vraie ou fausse, du bien commun. Est-ce que nous disposons aujourd’hui d’une référence forte pour collaborer à l’Universel ? La Charte des ‘Droits de l’Homme’ est–elle susceptible d’être adoptée par chaque individu de l’Europe, de l’Asie, d’Afrique, des Amériques, de l’Australie ? Peut-être par les expatriés en Antarctique…?

Le primat de l’individu ?

Je peux admettre que tout humain naît égal en droit et en dignité, qu’il ne peut lui être reproché son sexe sa couleur, sa religion ou sa pensée. Il resterait à trouver le consensus pour un développement intégral harmonieux qui tienne compte aussi de la fragilité du support commun : la terre et l’air qui l’entourent. Ce n’est pas gagné ! Il y a partout ce goût du lucre, de la possession, de la privatisation, de l’enrichissement personnel. M’apparait ici un consensus dévié : celui qui a plus vaut plus.

Ce qui menace la possession et le confort, ce qui cause l’inquiétude chez beaucoup qui ont déjà ce que d’autres n’ont pas, c’est la peur de perdre. Et l’humain s’est tant ingénié à défendre ses biens, ou ce qu’il croit tel, qu’il a développé un arsenal terrifiant. Dans l’Humain se loge l’envie de savoir, de comprendre. Cette intelligence est en lui depuis toujours et lui a permis de développer ses connaissances. Si l’intelligence est en tous, la connaissance n’est pas également répartie. Là, il n’y a pas d’égalité ! La connaissance approfondie, apanage de quelques-uns, devient objet convoité. Ceux qui sont seulement intéressés par le rendement de ce qui est produit dans le but de s’enrichir, refusent de voir les conséquences mauvaises que pourtant la science découvre chaque fois qu’elle doute ou met en doute ce qu’elle peut connaître. Il y a donc bien un conflit dans l’envie de saisir le tout. Cependant, les humains qu’il oppose, s’ils sont de la même terre, n’ont pas la même pensée, ne sont pas conduits par le même but. Les uns se sécurisent par l’avoir, les autres progressent par le doute. Aux lois de l’économie s’oppose la science de la physique et de la chimie qui ne progresse que dans la remise permanente en question des certitudes acquises.

Ainsi, l’individu et le politique en viennent à se questionner : « Que vais-je faire de mes croyances et de mes certitudes rassurantes si la science me contredit ? ». L’un comme l’autre vont mettre au point une stratégie. Les sciences dites exactes n’ont pas le droit reconnu d’empêcher l’individu ordinaire ou le politique compulsif de vivre heureux et insouciant. Pourtant, dans la gestion de l’état du monde, avec ses impérities et ses incertitudes, ses réussites et ses échecs, l’Autorité fait appel au pouvoir arbitral de la science pour présenter une solution émanant d’une source sûre. Avec l’évolution technologique, la gestion commune devient complexe. Comment aller vers le bien de tous par tous et pour tous avec les prédicats de la Sainte Liberté et de la Sainte Egalité s’il n’y a pas de désir de Fraternité ? Ou, pour le dire autrement : comment aboutir au meilleur si la Fraternité n’est pas le but, et l’égalité dans la liberté le moyen ? Je lis que pour mieux en connaître sur ce qui est à la source de cette forme de conflit, de nouveaux départements naissent dans les sciences humaines. L’un deux s’appelle l’agnotologie. Il analyse le besoin d’ignorer ou de contredire ce qui est scientifiquement établi.

Stratégie ou agnotologie ?

Quelques lignes plus haut, j’évoquais l’existence d’une stratégie. Dans l’air du temps, elle doit être capable de s’opposer ou de contredire un fait scientifiquement établi. La stratégie mise au point aura donc aussi recours à la Science mais d’une façon tout à fait subtile.

Un événement, qui relève de la gestion économique, va considérablement bouleverser les pratiques et devenir le paradigme des nouvelles gestions. Au milieu du siècle passé, un hasard de la recherche en laboratoire va faire apparaître que la nicotine, tant prisé pour la relaxation que produit la fumette, est à l’origine d’une forme de cancer mortifère. Le fait ne peut être contredit. Il faut le contourner pour maintenir le profit tiré de l’usage du tabac. C’est ainsi que tous les pontes de cette industrie, pourtant en concurrence sur le marché, vont se réunir dans un même lieu pour décider de venir au secours de la science en investissant massivement dans la recherche. Le but recherché n’est pas de nier la découverte mais bien de prouver que le cancer apparemment dû au seul tabac pourrait avoir bien d’autres causes. L’industrie du tabac subsidie abondamment des scientifiques pour mettre celles-ci à jour. C’est le début d’un mécanisme qui vise à décrédibiliser la science elle-même en aggravant le doute à son égard. Or le doute fait partie de la recherche scientifique puisque ses tenants savent qu’elle n’est jamais aboutie et qu’il peut toujours exister une autre cause, une autre explication. Mis devant le catalogue des causes possibles, l’utilisateur du tabac peut choisir la moindre nocivité qui convient à son besoin de fumer. Il peut ignorer le vrai danger.

Plus récemment, quand il est apparu que les abeilles mouraient d’avoir butiné des champs traités au néonicotinoïde, le même mécanisme a été mis en œuvre. Il ne fallait pas incriminer seulement ce produit efficace (glyphosate, ea.) de l’industrie chimique. Il existe d’autres causes démontrables. Si sa mise en œuvre du produit était refusée, les betteraviers devront se contenter d’un plus petit rendement et de moindres revenus. Le lobby des producteurs inventorie d’autres causes et fait pression sur le politique. Résultat : devant la foison d’affirmations scientifiques contradictoires, les parlements des pays dits démocratiques sont dans l’impossibilité de décider de l’arrêt immédiat de ce produit qui tue les abeilles et détruit la biodiversité. La crainte d’un manque à gagner pour quelques-uns, par ailleurs très puissants et bien argentés, met en péril le bien et la vie du plus grand nombre. Le pouvoir démocratique, qui voulait s’appuyer sur une science certaine, ne parvient pas à se mettre d’accord sur la meilleure conclusion et la meilleure action. Cette stratégie détruit l’Autorité démocratique qui avait appelé la science à l’aide. C’est le nouvel ‘éthos’ : la nécessité d’ignorer la preuve pour protéger l’acquis.

Ce qui entre ainsi dans l’enjeu du développement est l’absence d’une Vérité communément acceptée. Et cela ne va pas se limiter à la recherche du meilleur profit parce que cette technique, cette stratégie, va trouver un nouvel allié dans la technologie envahissante de l’Internet. J’explique. La stratégie des dirigeants de l’industrie qui crée des faits alternatifs pour éviter de disparaître va devenir une stratégie globale de la gestion du monde en diffusant des avis invérifiés ou invérifiables. La cause d’un mal ne doit plus être prouvée : il suffit de la diffuser. La presse étatsunienne n’a jamais été coutumière de dire l’exacte vérité mais plutôt d’imprimer ce qui permet de vendre le papier, en appelant cela ‘liberté de la presse’. Il suffira donc qu’un président s’appuie sur cet acquis du fait alternatif et l’utilise par un compte sur les réseaux dits sociaux pour que se généralise une théorie du complot communiste.

L’agnotologie éclaire le mécanisme qui a permis à cette théorie de se développer et de polluer le terrain de la connaissance. Comment sauver le Marché tel qu’il fonctionne ? Comment un politique peut-il se rendre indispensable ? Il faut persuader un grand nombre des receveurs du message qu’il existerait un pouvoir néfaste qui viendrait détruire toute source du bien-être. Et cela en tenant compte de ce qui est communément admis : la Science comme arbitre suprême. Pour accréditer un fait alternatif, il faut que celui-ci se confonde avec ce que le receveur conçoit comme bien pour lui-même : aller dans son sens même si ce n’est pas la vérité. Le receveur aura la certitude d’avoir été entendu et se réconfortera en se disant : ‘Je pense aussi comme ça, donc c’est vrai !’. Pour accentuer le poids d’un fait alternatif, il est bon de l’appuyer sur une étude scientifique. Aux Etats-Unis, le Heartlandinstitut s’y emploie. D’où lui viennent les savants qui collaborent à son projet complotiste?

La théorie du complot

Quand la guerre froide a pris fin, quand il n’y avait plus l’Est soviétique pour contrer l’Ouest Capitaliste, les analystes ont eu besoin d’un nouvel adversaire. Bien avant dans l’Histoire, Copernic et Galilée avaient été contraints par l’Autorité d’une Eglise toute puissante d’infléchir la vérité de leur découverte. Aujourd’hui, l’Eglise est remplacée – du moins dans notre sphère d’influence – par le Marché. C’est lui qui détient le vrai, c’est lui qui veut notre bien, c’est lui notre salut. Or le Marché tel qu’il fonctionne est questionné par les écologistes. Ils mettent en doute le bienfait des technologies et les modes de transports. Ils veulent que chacun achète local. Ils menacent les bénéfices des puissants. Ils contreviennent au bonheur sans effort que beaucoup veulent comme mode de vie. Il suffira donc de reprendre le qualificatif de l’ancien ennemi du capitalisme et de traiter l’écologie de ‘communisme masqué’. Si, lors des récentes élections étatsuniennes, des américains d’origine cubaine ont voté républicain, cela vient du fait de l’usage du mot ‘communistes’ à l’encontre des démocrates. Vu d’Europe, il est impossible de lire dans le programme démocrate quoique ce soit de l’idéologie communiste mais pourtant, là-bas, cela fonctionne parce que cela va dans le sens de ce que redoute le votant, et qu’il ne voudrait pas se voir imposer loin du pays communiste qu’il a voulu quitter.

La théorie du complot gangrène le système et menace le progrès vers plus d’humanisation. Pour garder à quelques-uns privilégiés ce qui serait aussi un bien être pour d’autres, comme les ingrédients pour produire ce bien-être de haute technologie existent en quantités limitées, il est nécessaire d’alerter. Il existerait des puissants qui vous en veulent. « Vous avez votre vérité et je vous dis qu’elle est bonne mais que Bill Gates veut vous en priver. D’ailleurs, il s’est mis d’accord avec ceux qui lui ressemblent. Je vais vous le démontrer… Mais, moi, je suis votre sauvegarde». Ainsi naît ce documentaire appelé Hold-up’, visionné deux millions et demi de fois et financé par les internautes. Il utilise la pratique du ‘mille-feuille’ initiée par les géants du tabac pour noyer le propos dans les divergences d’opinion. Il fait parler des scientifiques en quête d’auditoire. Le droit à la liberté d’expression ne permet pas d’interdire ce documentaire ou d’attraire en justice son promoteur. D’ailleurs, cela ne ferait que des persécutés de plus. Comment agir, sinon en renforçant l’éducation à l’écoute et à l’analyse des faits. Le message conspirationniste s’enracine dans le besoin de recevoir et d’avoir une explication qui plaise. Quelle est la cause acceptable du trouble qui ne remettrait pas en question l’acquis ? L’utilisateur doit être rassuré. Savoir que ce qui le gêne a une origine démontrée est aussi rassurant. Il y a dans la société en général le besoin d’un bouc émissaire qui écartera de lui la faute, le mal ressenti et celui qui le commet. Avec ceux qui seraient enclin de croire le contenu comme la seule vérité vraie, il faudra créer un lien en leur demandant pourquoi cela leur fait du bien. Une fois le lien créé sans nuire à la personne, tenter avec chacun une analyse de contenu. Je me souviens du slogan que je lisais dans des devantures de magasin pour vanter un objet à vendre : ‘Vu à la télévision !’. Dans cette époque techno-branchée, cela s’écrirait : ‘Certifié par Internet !’. Apprendre la méfiance vis-à-vis des slogans et développer la connaissance par la mise en doute de toute certitude, surtout si elle prétend avoir un caractère absolu, devient une nécessité. Qu’est-ce qui fait que le pouvoir sur l’Humain et son juste comportement, concédé longtemps à toute Autorité qui parlerait au nom de Dieu, est aujourd’hui accordé aux réseaux sociaux, qui sont tout aussi occultes ?

La nécessité d’un débat…

Dans mon catalogue, j’ai donc parlé du besoin d’un débat arbitré pour mieux vivre ensemble, de la quête du bon pour tous et par tous, de la nécessité du doute que nous enseigne l’attitude scientifique, de la stratégie des économistes dominants comme des politiques et d’une réforme de l’éducation pour l’adapter aux outils actuels. Je voudrais maintenant évoquer un usage particulier du mot blasphème.

Je ne peux en reproduire le forme exacte mais que signifie l’assertion « La République n’interdira pas le blasphème », qui fut la réponse institutionnelle à des attentats générés par l’usage des caricatures du prophète de l’Islam. Vu cette permission, un Canard s’est déchaîné pour en ajouter une couche.

Quelle pourrait être la cause de cachée d’une telle production ? Serait-ce un conflit de civilisation ? La France a régné sur le Maghreb (et ailleurs) y important ses codes et sa religion dominante. Il fallait remédier au sous-développement et à la mécréance… sauf qu’à plus grande échelle, cela pouvait être compris comme la continuité historique d’un conflit entré dans une phase violente en 1099. Ce conflit pourrait se conclure un jour s’il advenait un débat où l’autre différent serait entendu et ne serait plus l’ennemi à abattre. En attendant ce débat hypothétique, ce serait bien de décider mutuellement de renoncer à l’usage de la violence, qu’elle soit verbale ou matérielle. Comment concilier « Dieu le veut ! » et « Inch’Allah » quand Dieu et Allah, définis dogmatiquement, sont devenus des adversaires qui cherchent la suprématie par des forces de substitution ? Il faudrait que beaucoup comprennent que c’est la définition certaine de qui (quoi) est Dieu et l’absence d’un doute à son propos qui est la cause du conflit.

…sans dogme

Enracinés dans le bassin méditerranéen, le judaïsme, le christianisme et l’islam ont un accès commun à des écrits, nés dans cet espace, qui tentent de préciser l’origine du Monde et la façon de l’habiter. Au départ, le questionnement se fait oralement. Un jour il se fixe dans une écriture. C’est ainsi que la pensée devient un objet. Avec la traduction en diverses langues, le contenu est accessible à beaucoup. Le parchemin puis le papier sont l’ancêtre de notre internet : l’écrit se fige en certitudes non contestables…sauf qu’il est l’objet d’interprétations divergentes. Se retrouve ici le mécanisme déjà évoqué : ‘ma compréhension est la seule bonne’. Pourtant, l’écrit qui parle du commencement, de l’origine, de la genèse du Monde contient une mise en garde. Dans la mentalité ancienne, cette mise en garde vient d’une surpuissance appelée Dieu. Mais il n’est pas nécessaire de personnifier l’auteur du dit pour en comprendre la portée : il y a une limite à ne pas franchir. Elle s’exprime dans « Tu ne mangeras pas de l’arbre qui définit le bien et le mal ». C’est un appel né de l’expérience vécue et partagée dans les échanges et l’oralité. En un autre lieu, Socrate dira « La seule chose que je sais est que je ne sais pas ». Cet agnosticisme, ce refus de mettre tout en mots et en formules pour en prendre possession, lui vaudra la mort… parce qu’il corrompt la jeunesse.

Le texte de Genèse 2 tente de montrer subtilement le mécanisme qui conduit à de l’envie de posséder tout, de refuser la limite de la connaissance : « Je peux manger de tous les arbres du jardin mais pas de l’arbre de la connaissance, donc je ne peux pas manger de tout et la première partie de la phrase est un mensonge! » Qui me ment ? Pourquoi cette limite imposée me semble un mensonge ? Dès que je me persuade que c’est un mensonge, je ne suis pas obligé de respecter l’interdit. Braver l’interdit est une liberté mais la conséquence, écrit le texte, est la mort. Il ne vaut pas comprendre la mort physique mais la mort de l’humain. La suggestion est donc : tout qui se prendrait pour un être sans limite (comparable à ce que serait le Dieu imaginé) perd son humanité, sa dépendance vis-à-vis de la biosphère qui le comprend, sa dépendance d’un semblable pour survivre. Ce serait déjà un avertissement du danger que représente le transhumanisme. Un humain adulte accepte sa finitude et apprend à se gérer dans les limites du vivant. Se vouloir éternel est improductif.

Puisque beaucoup de conflits ravageurs ont été et sont générés par le dogme, la certitude de posséder le vrai, et qu’en même temps l’analyse des faits laisse paraître que toutes les cultures (avec ou sans religion) n’ont pas la même définition du savoir sur l’origine et le sens de la vie, la réalité du blasphème doit être questionné. Il n’est que la définition d’un non-conformisme à un dogme qui pourtant n’est pas universel. En ce sens, il est une création de la pensée ou du comportement induit qui fait consensus chez certains (comme les fake-news !). Un état laïc ou neutre qui n’est pas lié à une théologie particulière n’est pas habilité à reconnaître ou promouvoir ce qui dans un groupe donné est ressenti réellement comme blasphématoire : ce n’est pas de sa compétence. A l’inverse, « Reconnaître le droit au blasphème » comporte l’affirmation cachée que l’Etat est compétent en la matière et qu’il en permet l’utilisation pour que des concitoyens se fassent une guerre de religion. Le même Etat voudrait pourtant légiférer sur la mise en place d’une solidarité nationale.


Conclure la lecture du catalogue

S’il est possible à des individus de se relier par une spiritualité, celle-ci n’est pas imposable à tous. Sa mise en œuvre demande une adhésion au projet qu’elle contient. Sa crédibilité viendra de qu’elle apporte à la construction de l’Humain. Si cette spiritualité ou religion comporte le rejet des non-adhérents, elle n’ira pas dans le sens de l’intérêt collectif mais dans la défense du particularisme. Toute religion pourrait – et ce serait souhaitable – admettre que le blasphème n’existe pas pour ceux qui ne sont pas de son bord, pour celles et ceux qui ne partagent pas sa conception ou sa vision. Si Dieu m’est inconnu et qu’il est pour moi inexistant, comment pourrais-je en dire ‘valablement’ du mal ou le mettre en formules ? Tout discours de certitudes peut être analysé et le contenu des discours religieux en particulier peut être jugé et passé au crible de la raison. Questionner n’est pas blasphémer. Cette analyse ou cette critique ne porte pas sur la personne qui l’émet mais sur le contenu en fonction de ce qu’il peut apporter à construction d’une Société globale en quête de plus de justice et d’équité. Les religions ne sont généralement pas dangereuses par leur contenu si du moins il fait appel à la solidarité entre membres, mais par le fait que certains s’emparent d’une religion pour acquérir un pouvoir personnel de domination universel.

Etre humain, n’est-ce pas se laisser émouvoir par la détresse de tant d’autres ? Etre humain a minima afin que d’autres se sentent mieux revient à s’imposer une limite, celle de ne pas tout avoir, de ne pas tout savoir. Reste alors ce qui est propre à chacun : la motivation à faire ou ne pas faire en sorte que… Et ce questionnement mythiquement originel : ‘Pourquoi devrais-je le faire ? Pourquoi me limiter ?’ Et une réponse simple : parce que je n’ai pas besoin d’être Dieu pour être heureux ; je peux me satisfaire de moins.

Socrate favorisait en paroles l’accouchement des idées : je vous laisse libre accès à mon catalogue pour compléter les manques.