Bulletin Numéro 40 - La peur de savoir
Article Index |
---|
Bulletin Numéro 40 |
Problèmes de mémoire |
La peur de savoir |
Liberté d'expression écornée |
Faut-il fermer les yeux? |
All Pages |
LA PEUR DE SAVOIR
Recensements généraux ou sondages, surtout lorsque les pouvoirs publics les organisent, ne sont pas toujours vraiment scientifiques. Quand un problème est « sensible », on l’évacue. Les Belges le savent bien : voici un demi-siècle que les formulaires de recensement ne comportent plus de question sur la question essentielle de la politique belge : la ou les langue(s) que l’on parle. Les Flamands ne pouvaient plus supporter qu’il y ait des francophones en Flandre.
Au niveau des études prétendument scientifiques, notre Institut national de statistiques est soigneusement corseté par la loi du 4 juillet 1962 (article 24,5°) : « en aucun cas les investigations et études de l’Institut national de statistiques ne peuvent concerner la vie privée, notamment [...] les opinions ou activités philosophiques ou religieuses ». Mais heureusement, d’autres institutions peuvent mener de telles enquêtes, comme le démontrent les enquêtes sur les valeurs des Belges. (1)
La loi Hortefeux
La France vient de se débattre dans un triste conflit. Une loi sur la maîtrise de l’immigration, appelée du nom du Ministre chargé de l’immigration, votée sous l’actuelle présidence, permet le recueil de données faisant apparaître directement ou indirectement les origines sociales ou ethniques et ce sous le contrôle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés et dans le seul but de mesurer la discrimination et l’intégration. (2)
Le tollé a été radical et le Conseil constitutionnel a censuré l’article litigieux.
On pourra donc continuer de tout dire impunément sans risque d’être démenti par les faits.
La conséquence en sera par exemple l’interdiction d’une étude sur les migrations africaines vers l’Europe que devait mener l’Institut national d’études démographiques qui avait remporté un appel d’offres international.
Comme si la question des ethnies n’avait là aucune importance. Tant pis, on ne pourra pas savoir.
Ce genre d’étude n’avait rien de neuf : deux recherches de même type sur les juifs de France et une sur les Noirs viennent d’être menées à terme. (3)
Je suis stupéfait du degré d’absurdité des arguments invoqués par les adversaires de la loi.
Trois directeurs de recherche de l’Institut précité (dont Hervé Le Bras) n’hésitent pas à écrire : « les enquêtes officielles sur les origines sont donc inutiles ». (4)
La Constitution ne connaît que des Français et on ne peut vouloir chercher autre chose. Ils se glorifient de ce que les statistiques judiciaires n’étudient en rien les origines des victimes et des condamnés !
C’est l’apologie de l’ignorance sous prétexte que décrire les discriminations serait les reconnaître.
Il va sans dire que comme nul ne peut définir une race, ce sont les sondés qui déterminent anonymement leur origine ethnique, celle qu’ils s’attribuent.
On s’étonnera moins de voir Caroline Fourest dans la même galère. (5) L’argumentation n’est pas meilleure : les études sur les discriminations existent déjà (pourquoi n’a-t-elle pas cherché à les interdire ? Les discriminations sont-elles immuables ?).
Il s’agirait par ces études de permettre une traçabilité des minorités. Au niveau individuel, l’objection est sans poids. Au fond, puisqu’on ne veut pas qu’il y ait des minorités, il ne peut y en avoir.
En clair, la phobie pavlovienne française du communautarisme va jusqu’à interdire d’en voir toute trace.
Raison et science
Deux scientifiques ont essayé de rétablir la raison, Patrick Lozès et Michel Wieworka. (3)
Ils relèvent d’abord que 78 % des Français sont d’accord pour répondre anonymement à des questions sur leur origine ethnique. Ils indiquent toutes les garanties que j’ai déjà citées et surtout demandent comment on peut lutter contre les discriminations sans les connaître.
Ils donnent un cas très simple : « Comme comprendre pourquoi Jean-Claude, né à Colombes de parents français, est discriminé si on ne prend pas en compte le fait qu’il est noir ? ».
Ne pas voir les inégalités
Ne rions pas trop de l’obscurantisme français.
Nous venons d’en vivre un cas en Communauté française. Le département Enseignement de la Communauté française voulait tester les connaissances de mathématiques en 2e et 5e primaires et 5e secondaire.
Pour rechercher des corrélations avec le milieu social, le questionnaire prévoyait : « À la maison, il y a ... un ordinateur, des livres rien qu’à toi, ... une personne extérieure qui vient faire le ménage... ». Ces questions ont été retirées.
Nico Hirtt, de l’APED, s’est lucidement insurgé. (6)
Ces techniques sont d’usage courant dans les enquêtes sociologiques (j’ai des inquiétudes sur l’emploi du présent), argumente-t-il. Manifestement, on ne veut pas voir l’inégalité sociale et donc on empêche de l’établir.
Il est stupéfiant qu’une Ministre, Marie Arena, aussi attachée à l’égalité à l’école, ait cédé aux pressions d’un membre du groupe MR du Conseil de la Communauté, Françoise Bertieaux.
Vive l’ignorance ! Vive l’obscurantisme !
Patrice Dartevelle
1. D’après Patricia Keimeul, Morale Laïque n°151 (2e trimestre 2006), p. 11.
2. Le Monde des 25 et 26 novembre 2007.
3. « Contre les discriminations, unissons-nous ! » Le Monde du 12 février 2007.
4. « La statistique, piège ethnique », Le Monde du 10 novembre 2007.
5. « La diversité contre l’égalité », Le Monde du 18 janvier 2008.
6. Le Soir du 21 février 2008.