Bulletin 68 janvier 2021 - Le vent souffle d’ouest en est par-dessus l’Atlantique
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Bulletin 68 janvier 2021 |
Le vent souffle d’ouest en est par-dessus l’Atlantique |
Sans titre (Comme le cartel devant une œuvre muséale) |
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Patrice Dartevelle
La discussion sur les limites de la liberté d’expression se poursuit âprement, ce qui ne peut surprendre. Son épicentre se situe actuellement plutôt du côté de la question des réseaux sociaux et de leur statut qui exonère tout fournisseur d’accès de sa responsabilité, comme le veut la loi américaine (la section 230 de la loi « Communications Decency Act « de 1996) et lui permet également de restreindre ou d’interdire comme il l’entend toute information mise ou à mettre dans son système. Or tous les fournisseurs d’accès sont américains (Je laisse de côté la Chine).
On nous dit que les récentes émeutes du 6 janvier au Capitole de Washington démontrent définitivement l’inanité de la section 230. J’ai peine à suivre. L’appel à l’insurrection pour prendre le pouvoir n’a pas besoin d’une nouvelle loi sur les médias pour être réprimée. Il suffit de mettre les responsables et les principaux acteurs en état d’arrestation. Le problème est qu’on n’arrête pas le Président des États-Unis en envoyant deux policiers sonner à sa porte - et aucune loi sur les médias ne changera cela- , que la situation est délicate à deux semaines de la fin du mandat de l’actuel Président, que quel que soit le président, il y a comme une idolâtrie autour de sa fonction, qu’en Occident règne une défiance, une hésitation à sévir au bon moment et au bon endroit qui font qu’on préfère s’en prendre aux médias plutôt qu’incarcérer un président et surtout qu’il y a la crainte des 74 millions d’électeurs du trublion, de ce qu’ils peuvent faire et la nécessité d’en ramener le plus possible aux normes démocratiques après avoir quitté les vapeurs du complotisme. Un des signes de la difficulté du débat sur la liberté d’expression est l’utilisation assez fréquente d’argument spécieux ou faux.
Un effet « protecteur » des lois liberticides?
Je vais illustrer ceci par un article publié par un des sociologues français les plus en vue, Nathalie Heinich. Celle-ci a été plus d’une fois l’objet de critiques, ce qui ne me semble pas surprenant vu son domaine, où enjeux et conflits politiques ne se séparent pas facilement du travail scientifique.
N. Heinich a publié de nombreux livres qui traitent de la sociologie de l’art (ou à partir de l’art), de l’identité, de la sociologie des valeurs et de l‘épistémologie des sciences humaines. Elle publie souvent aussi des articles dans la presse, articles engagés, comme on va le voir. Elle est très « universaliste » et à ce titre elle se veut « directeur » de recherche au CNRS et non « directrice »; elle est opposée à la féminisation des noms de fonction. Elle est hostile à la procréation médicale assistée pour les lesbiennes et à la gestation pour autrui dans le cas des homosexuels masculins. Elle a pris parti contre la burkini au nom de l’égalité des femmes.
Dans Le Monde du 8 août 2020[1], N. Heinich traite de la cancel culture, pour la dénoncer, point de vue que je n’ai aucune peine à partager. La cancel culture, qui gagne les États-Unis et leurs universités et leurs médias, consiste à faire taire les opinions considérées comme illégitimes et par exemple d’interdire toute œuvre artistique faisant référence à des situations jugées insupportables, même s’il s’agit d’œuvres d’autrefois. Cela va jusqu’au refus que des productions culturelles soient reprises par d’autres communautés, le refus qu’un écrivain blanc parle des noirs, la question du black face, etc...
Dans son article, N. Heinich pose en principe et en thèse que cette cancel culture n’a rien à faire en France. Tant mieux en effet si cette idéologie ne pouvait pas traverser l’Atlantique mais voici son argument. Selon N. Heinich, la cancel culture serait due au Premier amendement à la Constitution américaine, qui rend inconstitutionnelle toute entrave à la liberté d’expression. Notons tout d’abord qu’aujourd’hui on en a enfin terminé avec l’hypocrisie des débuts des lois liberticides lorsque leurs partisans assuraient - c’était le cas du responsable francophone du Centre pour l’égalité des chances, que j’ai personnellement entendu tenir ce propos au cours d’un débat, certes parfois houleux,-qu’on ne devait pas s’inquiéter et que personne ne serait condamné.
Par contre, selon la sociologue, le système juridique français, comme celui de plusieurs pays européens, « bride » lui-même la liberté d’expression -opinion peu contestable- tandis qu’en Amérique, pour la « briser », il faut des manifestations publiques, des lynchages médiatiques.
Tout cela me fait un peu penser au récent aveu d’un important médecin français, chef du service des urgences d’un des plus grands hôpitaux parisiens qui, pour expliquer « la situation d’impréparation catastrophique » que la France a connue face au coronavirus, juge que « La France est persuadée qu’elle a le meilleur système de santé du monde, et ce péché d’orgueil la conduit [ou l’a conduite?] dans le mur[2]
L’effet destructeur des lois liberticides
Je trouve le raisonnement de Nathalie Heinich pour le moins paradoxal. Tout à la fois elle approuve et désapprouve des pratiques identiques. Elles seraient tantôt légitimes tantôt haïssables. La différence de situation, de contexte peut-elle justifier pareille position? À mon sens non : N. Heinich ne dit pas autre chose que la position des partisans de la cancel culture aux États-Unis est bonne alors que ceux-ci ne pourraient vouloir rien d’autre que de l’introduire dans le droit américain tout en disant qu’elle s’oppose à cette théorie. Une vraie politique de gribouille...
Mais l’essentiel n’est pas là. Le problème est que malgré ses innombrables législations liberticides (l’allongement des exceptions à l’excellente loi française de 1881 sur la liberté de la presse en donne une idée cruelle), la France est touchée par la cancel culture et les multiples exclusives des diverses « communautés », féministes, anticolonialistes, anti homophobes, antiracistes, etc...Ajoutons que dans l’état actuel de la législation française, ceux qui veulent interdire une œuvre culturelle par volonté de cancel culture ne procèdent que par lynchage physique ou médiatique. Comment peut-on ne pas le voir? Et à ces interdictions de fait en France (et dans beaucoup d’autres pays européens), il faut ajouter une conséquence au moins aussi efficace : l’autocensure. Aujourd’hui les grandes maisons d’édition ne publient plus rien sans un examen juridique minutieux des manuscrits, comme l’a expliqué un de ces juristes, Emmanuel Pierrat. .
L’éditeur français des Dix petits nègres a remplacé ce titre en août 2020. Le déboulonnage ses statues qui ne plaisent pas bat son plein sans entrave (sauf en Angleterre où on a protégé certaines statues en les emballant). Nul n’a songé à d’abord demander ou proposer l’enlèvement à l’autorité propriétaire ou responsable. La pure dictature des minorités, invincible depuis qu’on a inventé qu’il fallait respecter toutes les opinions, c’est-à-dire celles de toutes les minorités. Nous sommes sommés d’abandonner le Père Fouettard parce qu’il indisposerait quelques-uns. N’y a-t-il aucune fête en Afrique où intervient le méchant blanc? Dans plusieurs universités ou lieux culturels en France, des orateurs scientifiques ou politiques ont été empêchés de prendre la parole, y compris l’ancien Président François Hollande, sans parler du lynchage en rue d’Alain Finkielkraut. Quant au Musée d’histoire d’Amsterdam, il a décidé de bannir l’expression consacrée parce que pertinente d’Âge d’or pour désigner la période où la Hollande occupait la place la plus importante qu’elle ait occupée et occupera jamais. L’expression dissimulerait l’exploitation coloniale. Celle-ci devrait donc être rayée de l’histoire selon ces bizarres historiens.
En matière d’autocensure, l’Opéra de Paris va donner l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Dans une interview, le directeur de l’institution, Alexander Neef, déclare sans ambages que « certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire ». Or il vise celles d’un ancien créateur-phare de cet Opéra, Rudolf Noureev. La cause de la décision est que l’une des œuvres du célèbre chorégraphe, La Bayadère, comporte un black face et une danse des négrillons. Vu l’émoi suscité par sa déclaration, le directeur, qui a dirigé dix ans l’Opéra de Toronto, a voulu « rétropédaler », en ce qui concerne Noureev -dans l’absolu, il peut se faire qu’une œuvre traditionnelle n’intéresse plus le public- et assure avoir voulu parler d’ « œuvres lyriques » alors que ce n’était pas le sujet de l’interview. Selon toute apparence, la demande de censure, appelons les choses par leur nom, ne vient nullement des danseurs noirs de l’Opéra, qui serait heureux comme leurs collègues blancs de pouvoir jouer des chefs d’œuvre.
Michel Guerrin[3], qui rapporte tout ceci, fait très bien la part du feu. Si le souci des interprètes de couleur est légitime, si la culture doit gagner en diversité, s’il ne peut y avoir d’injustice à l’égard des auteurs, du public et des interprètes, on ne peut s’en prendre aux œuvres elles-mêmes. Encore faut-il qu’auteurs et interprètes soient choisis sur la seule base de leur qualité et non sur celle de leur couleur de peau. Vous avez dit quotas ..?
Je ne conteste pas à N. Heinich que la situation européenne n’est pas (encore) celle des États-Unis. Mais depuis 75 ans le vent souffle d’ouest en est par-dessus l’Atlantique.
Il y a parfois des révoltes en faveur de la liberté artistique. Ainsi la Feas (Fédération des employeurs des arts de la scène en Belgique) vient de produire une réplique à une injonction de la ministre (écolo) de la culture de Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte Linard, à savoir celle d’accueillir les minorités dans la programmation et la réalisation des spectacles. La Feas redoute une segmentation au détriment de l’universel et dénonce censure et autocensure. Elle dénonce une nouvelle Inquisition qui fait « interdiction d’offenser qui que ce soit »[4]. Enfin...
Quelqu’un se souvient-il des temps révolus ou les ministres de la culture européens s’interdisaient d’intervenir dans le contenu culturel et la programmation des institutions subsidiées et même de celles dont leur ministère était les propriétaires?
(1) Nathalie Heinich, « La « cancel culture » n’a rien à faire sur notre territoire », Le Monde du 8 août 2020.
(2) Marion Mourgue, « Le livre réquisitoire de Philippe Juvin », Le Figaro du 7 janvier 2021.
(3) Michel Guerrin, « Diversité à l’Opéra , le grand écart », Le Monde du 9 janvier 2021.
(4) cf Alain Lallemand, « Quel futur pour ... le futur de la future », Le Soir du 4 janvier 2021.