Bulletin 67 septembre 2020 - STATUS QUO ? Abattre ou débattre : comment lire une gestuelle revendicatrice
Marc Scheerens
En préambule : un regard sur Liège…
Au cœur de Liège, devant le Palais de Justice, des structures métalliques évoquent les piliers de la cathédrale qui trônait là jusqu’à ce qu’une Révolution née en France ne vienne la raser. Un visiteur peut toujours explorer en sous-sol les restes de ce ‘saint des saints’ caché à l’œil qui ne saurait le voir. Dans une fausse pénombre, se lisent, en restes de pierres, les occupations successives de ce lieu. Cela va du site gallo-romain (un caldarium) à la crypte cathédrale en passant par un autre bâtiment roman.
C’est une histoire, un récit immortalisé par l’art muséal dont le but serait de faire comprendre que nous sommes nés d’hier et que rien de ce que nous sommes, de ce que nous appréhendons, de ce que nous connaissons, n’est issu d’une génération spontanée, d’un hic et nunc dominant et négationniste. Un tel lieu voué à la découverte semble donc un outil utile pour comprendre l’Humain. Se lit dans les strates : il y avait, il n’y a plus eu, il y a aujourd’hui. Se lit qu’à chaque période, une construction en a remplacé une autre et que chaque construction fixait dans le dur un mode de vie ou de pensée qui devait faire consensus, cimenter un vivre ensemble, donner un sens. Cela informe aussi l’homme contemporain qu’il a paru nécessaire de détruire des certitudes monumentales et contraignantes pour mettre à la place d’autres représentations toutes significatives de l’esprit humain. Ainsi, les tours actuelles de New-York, de Dubaï, du Qatar, impriment-elles dans les consciences, par les yeux qui les regardent, un message non verbal mais parlant, un message fait pour durer. Ces érections, voulues par quelques-uns, sont aussi un lieu, virtuel ou réel, où pourraient s’opposer à l’infini contemplateurs et contempteurs.
… et sur Lascaux.
Pour protéger les grottes de Lascaux (17.000 aCn) de la pollution de ses peintures par les visiteurs, celles-ci ont été reproduites à l’identique dans un nouveau bâtiment. Ce choix autorise de s’imprégner aujourd’hui encore de cet art pictural. Les utilisateurs de ce lieu n’y habitaient pas. Par le dessin, ils représentaient les autres formes de vie. Ces dessins cachaient peut-être un autre dessein : représenter l’animal pour s’en emparer. Est-ce qu’il serait tolérable de détruire ce vestige historique parce qu’il représente durablement la prédation humaine ? Détruire des vies pour les manger choque certains de nos contemporains : ont-ils le droit de détruire la trace historique d’un développement humain grâce à la nourriture carnée ? Manger de l’ure ou du mammouth en lieu et place d’un autre humain ennemi peut-il être qualifié de progrès ? Serait-il nécessaire d’effacer ce gène de l’histoire pour favoriser l’emprise sur la vie actuelle de celles et ceux qui prônent le végétalisme comme l’unique bon comportement ? Yuval Hariri (Brève Histoire de l’Humanité, 2011) décrypte dans son livre comment le petit humain est parvenu à éliminer des espèces bien plus grandes et bien plus fortes que lui par le recours à l’intelligence et la chasse groupée, pour prendre leur place et vivre en sécurité dans les espaces conquis. Ce besoin sécuritaire, qui justifierait d’autres guerres entre humains, est-il aussi un autre gène dominant du comportement humain qu’il faudrait supprimer ? En plus, ce comportement prédateur autant que défensif a induit des rôles sociaux. Dans l’organisation en clans ou en tribus toujours sur le qui-vive, le mâle est le guetteur et la femelle est courbée. L’homme est debout, lance à la main, la femme à ses pieds plante et cueille la graine. De cette forme de vie, il reste des traces dans notre ‘art’ de vivre : faut-il le regretter ou aujourd’hui nous en excuser ? Mais s’excuser – auprès de qui ? – permettrait-il de réparer, de refaire autrement l’histoire ?
Comment comprendre ce qui motiverait la mise à bas ?
Notre intelligence ne nous pousse-t-elle pas à comprendre la nécessité ancienne de tel ou tel comportement, jugé aujourd’hui mauvais ou indigne, pour continuer à évoluer vers un mieux collectif ? Il ne suffira pas de justifier par la science historique, ni de dire ‘Plus jamais ça !’. Il faudra se donner les moyens de matérialiser, de rendre visible et palpable, un état d’âme ou une conscience. Ne pas aimer l’humain, tout l’humain et tout humain, seulement en paroles consensuelles mais en actes et véritablement. Pourquoi vouloir, au nom de quelle nouvelle pensée dogmatique, effacer ces ‘virus’ historiques et toute trace de ce qu’il y aurait d’indigeste, d’insupportable, d’impardonnable dans le passé ? Utiliser une sorte d’eau de javel purificatrice risque aussi de de détruire entièrement le support. Nier pour avoir bonne conscience et se distancer d’hier ne peut suffire puisque nous sommes nés d’hier et que nous en portons les traces ineffaçables. Cherchons ensemble comment élaborer une pensée réflexive qui oriente chacun vers son propre jugement lorsqu’il s’agit de se situer par rapport à un événement, comme l’abattage de statues, qui bénéficie de la publicité des réseaux sociaux ?
Aujourd’hui, il est possible d’acquérir son heure de gloire en se présentant comme le héraut d’une cause. A la vitesse du transfert en gigas, un fait peut faire le tour de la planète pour alerter, soulever, mobiliser. Chaque visionneur est promu au rang de juge : les arguments des défendeurs s’imposent comme des évidences dont le fondement est rarement démontré. Est-il permis ou est-il iconoclaste de s’attaquer aux statues, voire aux noms de rue, dans des territoires de Culture européenne ? Paul de Tarse, un des premiers rédacteur/fondateur de ce qui est devenu le christianisme, nous informe par ses écrits d’une vision théocratique du Monde et de son usage réflexif. Si sa pensée ne fait plus l’unanimité aujourd’hui, elle garde une valeur historique. Nous pouvons accéder par les mots qu’il laisse à certaines théories fondatrices de comportements et d’usages, même si, au travers des recopiages, les textes, portés par des supports fragiles, ont été transformés. Les auteurs de ces ajouts pensaient sincèrement en améliorer la compréhension ou aider à leur acceptation. Pourtant, quelques mots pourraient servir d’outil réflexif, dans un contexte différent. Pour fédérer les communautés urbaines de l’Empire romain, il était d’usage de participer à des solennités religieuses où l’animal sacrifié était mangé par tous les présents (une aubaine pour ceux qui n’avaient rien à se mettre sous la dent !). Un adepte du christianisme naissant pouvait-il le faire ? Était-ce s’identifier par la simple manducation comme membre d’une autre religion ? Paul écrit en réponse (1 Corinthiens, 10. 22): ‘Tout m’est permis mais tout n’est pas utile ; tout est permis mais tout n’édifie pas ; tout est permis mais tout n’est pas profitable. Il est bon d’agir en vue du bien de tous’. En appliquant cette proposition à l’événement actuel de l’abattage de statues controversées, il faudrait demander aux auteurs de révéler leurs intentions cachées : le bien universel ou le profit personnel ? Ces actions, chez nous, se passent souvent de nuit. La nuit devient un vêtement d’anonymat : On (la justice et ses pandores) ne saura pas qui mais la signature renverra, par exemple, à Black Live Matters, ce mouvement d’ampleur mondial couvrant une multitude de faits catalogués mauvais. (A l’inverse, les militants de Green Peace montent à l’assaut de grues ou de sites protégés en plein jour !) Un mouvement d’humeur mondialisé peut-il être la seule justification d’actes qui portent atteinte violemment à l’espace public ? Quel est l’objectif poursuivi, quel est la visée, quel est le fondement de ces actions ?
L’existence cachée d’une censure de convenance ?
Il faut un débat d’idées sur les motivations qui ont poussé certains à agir contre le ‘Peuple des statufiés’. Parce que la menace est la censure du langage ordinaire ! Ainsi Timothée de Fonbelle voit son ouvrage écrit en français ‘Alma, le vent se lève’ et destiné principalement à de jeunes lecteurs, interdit de parution en anglais sous prétexte qu’un ‘blanc’ ne peut pas parler d’une héroïne noire.
Caroline Fourest (Génération offensée – Grasset 2020) voulait éditer en anglais une BD relatant l’histoire de Clodette Calvin (première Noire américaine à avoir refusé la ségrégation dans un bus, quelques mois avant Rosa Park) avec des dessins d’Emilie Plateau. L’éditrice américaine refuse de mettre sous presse en arguant que la dessinatrice est blanche. A partir de cette expérience, l’auteure cherche la provenance de ce refus. Il y a un mouvement militant aux États-Unis qui voit dans la littérature, dans les cours de philo et autres, des micro-agressions. Ce mouvement favorise le ‘moi je’ qui se trouve alors gravement offensé. L’adhérent peut même en connaître peu sur le sujet : il devient un harceleur puissant capable de faire virer un professeur. Si le professeur, pour garder son métier, devait promettre de s’éduquer, de veiller à ne pas se soustraire au code de nouvelles convenances (par ailleurs infondées) ne devrions-nous pas y voir la naissance d’un nouveau totalitarisme qui ne dit pas son nom ?
Noirs et blancs : vers un match nul ?
Il semblerait qu’une rancune puissante – comme de la levure – fasse monter par la force le besoin d’opposer le noir et le blanc. S’il s’agit de termes génériques, il faut écrire Noir et Blanc. Dans le langage courant, plus possible de laver plus blanc que blanc ou de dire que le noir me va bien. ‘A force de picoler du petit blanc, je suis devenu noir (en passant par le gris)’ : cette phrase pourrait disqualifier son auteur. Est-ce qu’il existe vraiment un fondement discriminant à nos comportements ? Est-il normal que d’aucuns puissent croire que s’ils étaient nés blancs dans un pays peuplé de blancs, ils auraient dans les mains de meilleurs atouts pour réussir leur vie ? Cela pourrait venir du fait que même dans des Villes européennes, l’autorité publique contrôlerait plus facilement l’identité des personnes en couleurs. Mais alors il faut se demander pourquoi une pigmentation de peau peut rendre quelqu’un apte ou inapte à parcourir l’espace public, à y travailler, à y aimer, à y faire la fête. En Occident, le code couleur instillé par les catéchismes a sans doute influencé la lecture du blanc et du noir. Ceux qui auraient été formés par la religion d’une certaine époque se souviendront des images du manuel : un cœur ‘blanc’ pour représenter le fidèle, un cœur noir pour représenter le vice et l’âme encombrée. Par une espèce de déplacement ou d’automatisme non-réfléchi, l’Homme blanc devient le modèle pur et l’Homme noir une menace. Cette dialectique a sans doute pu jouer son rôle discriminant dans le regard porté sur celui ou celle qui est noir même au dehors. Une telle lecture avait justifié l’apartheid en Afrique du Sud. L’Eglise catholique a pourtant connu trois papes africains (venus des tribus berbères) comme évêque de Rome : quel était leur degré de coloration ? Pour l’anecdote, si Pierre a bien été le premier évêque de Rome (cette forme hiérarchique codifiée n’existait pas encore), dans ce cas, le premier dirigeant de ce mouvement religieux est un asiatique et qui plus est un israélite comme son maître et modèle. La statuaire de son tombeau au Vatican est un bronze (posé sur un trône de marbre) : cette couleur ‘foncée’ traduirait-elle son origine ? Mais sur le parvis, à l’extérieur, le personnage de Pierre est en marbre blanc. Ceci devrait suffire pour rappeler que la statuaire est aussi un acte social quand elle représente l’idée que l’on se fait de quelqu’un. Alors, encore une fois : abattre ou en débattre ?
Fonction sociale ou politique de la statuaire.
Il existe un Édit du Roy touchant la police des îles de l’Amérique Françoise publié à Versailles en mars 1685. Cet écrit est aujourd’hui attribué à Monsieur Jean-Baptiste Colbert, surintendant des bâtiments et des finances, promoteur de l’industrie et du commerce, mort en 1683 ! Dans cet écrit, l’article premier enjoint à tous les officiers du Roi de chasser les juifs qui auraient résidences dans ces îles. Qui oserait évoquer aujourd’hui cet antisémitisme notoire ? Dans l’article deux, le Roy enjoint de baptiser et d’instruire dans la religion catholique et romaine tous les esclaves. Par-là, il s’oppose à leur chosification quand leurs ‘propriétaires’ auraient voulu les traiter comme des meubles (jetables). Le Roi ordonne aussi de les nourrir, de les loger, et d’entretenir même les infirmes. Ceci peut nous paraître ‘petit’ mais dans les mentalités d’alors ne s’agiraient-ils pas d’un progrès ? Ceci ne justifie pas l’esclavage en vigueur dans ces îles mais nous informe d’une mentalité en évolution et une évolution qui n’est pas encore terminée aujourd’hui. Ainsi en est-il du poids de l’Histoire sur l’inconscient : nous naissons des actes et coutumes du passé.
Ils sont en nous et doivent être reconnus pour être transcendés. Pourtant, ce ‘pauvre’ Monsieur de Colbert est décrété coupable de toutes les malversations alors qu’il a permis, par d’autres lois sur le commerce, par la bonne gestion des finances, que la France de ce temps se développe. Et s’il est statufié pour devenir mémorable, c’est probablement pour ces faits-là et non pour l’esclavage codifié dont il n’est pas le promoteur. Car les statues sont bâties pour fédérer le Peuple et inscrire dans le dur – si pas la perpétuité – ce qui a fait ce bien. Au temps de la Troisième République (France) les corps constitués processionnent devant les statues. Jacqueline Lalouette rapporte que lors de l’inauguration de la statue de Vercingétorix (œuvre de Bartholdi comme la statue de la Liberté) il y a eu un banquet de 4500 couverts. Une statue républicaine servait à répandre l’enthousiasme civique. En plus, avec le développement de l’image imprimée, la statuaire paraît autant dans les manuels scolaires que dans les livres de voyage. La ‘statuophilie’ est un outil du pouvoir en place. Puisqu’elle existe, il est possible de lire dans ces représentations monumentales (tout comme dans les textes anciens) une forme de représentation des idées. Le dénombrement des statues françaises montre le primat des hommes politiques, des hommes d’Eglise, des écrivains et des militaires pour 7% de ouvrier, un mineur syndicaliste. Pour édifier ces monuments, il faut lever des finances par souscription ou par impôts… Le ‘langage’ de héros statufiés perd de sa force dans les années 1950 quand un autre monde (technologique) est en naissance. Il y a aussi une évolution de la représentation : moins de position altière ou guerrière comme en témoigne celle du Roi Baudouin, à taille humaine, en imper sur la digue d’Ostende. Est-ce que la statuaire implique que les actes du statufié doivent lui survivre. Ne témoignent-elles pas simplement de l’esprit d’un temps qui n’est plus ?
« Je suis triste de voir notre histoire et notre culture détruites par le retrait de nos belles statues » tweete le Président des USA, alors que des manifestants ont sauvagement été écrasés par une voiture d’un suprématiste blanc. Tous les mots du tweet en disent long sur l’auteur. Qu’est-il légitime de pleurer ? Est-ce que toute la culture et toute l’Histoire sont contenues dans une statue ? Certes non ! Leur fonction aujourd’hui est de poser question, de permettre le débat.
Il faut osciller entre le déni et le besoin de comprendre d’où nous venons et pourquoi nous ne serions plus d’accord (en Occident ou dans la sphère occidentale) de poser aujourd’hui des actes qui hier étaient glorieux mais aujourd’hui sont questionnables. ‘Gaulois ou Celtes’ par nos ancêtres, aurions-nous le front de demander réparation aux Romains pour les déportations de nos ancêtres aux fins de nourrir les lions lors des jeux du Colisée et d’ailleurs ? Pourrions-nous exiger la destruction du Vatican parce qu’il a été construit pour de mauvais motifs avec de l’argent volé aux pauvres dans le commerce des indulgences ? Avec Jacqueline Lalouette, avec Pierre Assouline, avec d’autres encore, il est temps d’imaginer, pour aujourd’hui et pour demain, un autre peuple de statues, féminisé, démocratisé, universalisé, qui fixe dans les mémoires une histoire populaire. L’important sera d’ouvrir le débat car il ne semble pas y avoir aujourd’hui de solution simple pour ce qui s’avère complexe. Il ne faudrait pas détruire la trace de personnages controversés mais expliquer ce qu’il y aurait de regrettable dans leurs faits et gestes, si du moins ils sont prouvés. Ainsi à Bordeaux, haut lieu du commerce d’êtres humains, des plaques complètent les noms de rue pour révéler et expliquer ce qu’elles cachent. Pas d’outrance, pas d’absolution : seulement aider à connaître l’Histoire qui fait de chacun ce qu’il est. Une telle plaque explicative paraîtra-t-elle un jour sur les murs de l’Elysée, qui a été érigé, au départ, par un homme qui s’est enrichi dans ce commerce aujourd’hui décrié ?
Quoiqu’il en soit, l’érection ou l’abattage d’une statue n’est pas un fait neutre. Dans l’Ouest de l’Allemagne, à Gelsenkirchen, le parti communiste local, a récupéré une statue de Lénine qui trônait plus à l’Est, déboulonnée de ce qui est aujourd’hui la ’Place des Nations-Unies’ dans Berlin réunifié. La municipalité et le comité de quartier ont tenté de s’opposer à cette érection qui se voulait une contrepartie, selon le PC local, à ces autres monuments qui font l’éloge du racisme, de l’antisémitisme, de l’anticommunisme. La Cour administrative de Rhénanie du Nord-Westphalie a signifié à la commune défenderesse que : ‘l’évaluation négative de Lénine et de ses actions, sur laquelle se base la Ville de Gelsenkirchen, n’a aucun rapport compréhensible avec la déclaration du monument’. Et si un jour, quelque mouvement estimait qu’il soit possible de remettre debout une statue d’Adolph Hitler, serait-il protégé par le même argumentaire ?
Léopold II : un mort ‘vivant’ ?
Ce qui agite certaines de nos belges nuits -et qui permet de belles photo quand l’aube est venue – ce sont les agressions contre les statues de Léopold II (parfois avec l’aval d’un média du réseau public venu filmer à la demande). Ce serait comme si abattre la statue faisait du personnage contesté un ‘survivant’, qu’il faut supprimer définitivement. A Paris en 1793, toutes les statues extérieures de Notre-Dame avaient été arrachées après la décapitation du roi et de sa reine en complément populaire de l’exécution officielle, au point qu’un conteur dira, devant ces ‘cadavres’ amoncelés, qu’une odeur pestilentielle s’en dégageait.
Les historiens (hommes ou femmes) sont mal pris pour se sortir par le haut du flot de reproches dont Léopold II serait coupable. Certains disent que ses travaux forcés ont fait 10 millions de morts. Les documents sur la population existante en Afrique centrale au XIXe siècle ne permettent pas ce recensement. Pour disqualifier les uns et les autres scientifiques, il suffit d’écrire ‘Vous êtes négationnistes !’(si vous ne pouvez pas avoir de certitude sur ce nombre) et ‘Vous êtes repentants !’(si vous affirmez qu’il n’est pas nécessaire d’élucider ce chiffre pour incriminer Léopold). Or, expliquer n’est pas excuser. Oui, il y a eu appropriation par la force d’un territoire occupé par d’autres humains. Mais cela n’a pu se faire qu’avec l’appui de notables indigènes complices, qui ont su utiliser les outils du conquérant pour éliminer une tribu ennemie. Une réalité ethnique complexe le permettait.
Pendant que le Congo était conquis, dans la Mère-Patrie, les classes laborieuses étaient exclues du droit de vote. Il y existait un vrai paternalisme bourgeois de classe comparable au paternalisme de race hors métropole. Ici, journée de travail de 14 heures, travail des enfants et bas salaires. La comparaison, entre les faits de mauvaises pratiques là-bas en même temps qu’ici, ne suffit pas à expliquer le pourquoi des maltraitances puisqu’au cours du XXème siècle, il y aura une extension des droits démocratiques en Europe et une négation de ces mêmes droits dans les colonies.
Pour un historien (femme ou homme) l’enjeu n’est donc pas le bienfondé ou pas d’un déboulonnage. L’enjeu est dans la juste compréhension des tensions autour de ces vestiges du passé. Il semble clair que les tensions subsisteront après le départ des statues. Puisque les statues ont été érigées en l’honneur de l’action colonisatrice du roi et non pour tout ce qu’il a bâti dans le pays, il est nécessaire de dépasser l’émotion pour aller vers une réflexion plus large sur la place, nécessaire ou pas, des vestiges coloniaux dans l’espace publique. Mais croire qu’un récit plus juste et mieux fondé scientifiquement balayera toutes les discriminations et récriminations est illusoire. Par comparaison avec un autre fait navrant, l’histoire de la Shoah, nous découvrons que malgré tout ce qui a été dit et écrit pour sortir de ces événements tragiques, l’antisémitisme occupe plus de place aujourd’hui qu’hier.
Le recours à l’histoire pour éclairer des faits complexes devrait permettre de penser au présent et de chercher avec d’autre un avenir commun ‘en vue du bien de tous’. Il ne s’agira pas d’incriminer des responsables décédés : cela ne changera rien aux faits. Il faut, sur ces bases, s’outiller pour devenir humains autrement. L’histoire est exigeante. La même exigence devrait induire des comportements qui manifestent vraiment que ‘tous les êtres humains naissent égaux en droit et en dignité’ (DUDH, art.1).
A la fin de cette réflexion, lire la gestuelle de l’abattage des statues se fera-t-il de façon posée ? Je ne pense pas que ces actes violents soient à négliger. Je ne crois pas non plus qu’ils relèvent de la liberté d’expression, sous peine de voir autorisée la suppression de tout ce qui déplairait à un groupe de pression qui en aurait l’opportunité et le soutien populaire.
Il s’agirait plutôt de saisir l’opportunité que ces déboulonnages offrent : sortir d’un non-dit ou d’une zone de confort intellectuel pour laisser paraître ce qui est caché. Derrière un fait brut, qui apparaîtrait dans toute sa laideur, se cache quel consensus qui aurait permis son éclosion ou sa mise en œuvre ? Il n’est pas possible d’effacer des faits historiques avérés (Cf. ‘Les Khmers rouges). Exécuter les auteurs des méfaits n’est pas réparation de ce qui restera impayable moralement (Cf. la peine de mort). Il faut donc bâtir à neuf sur ces faits avérés et pour cela il devrait être impossible d’en effacer la trace dans l’espace public pour qu’ils restent visibles et porteurs d’avenir… avec justesse et justice !