Bulletin 65 décembre 2019 - Esprit critique : on refait le chemin à l’envers
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Bulletin 65 décembre 2019 |
Esprit critique : on refait le chemin à l’envers |
Hospitalité et libre pensée |
Fin du délit de blasphème en Grèce |
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Patrice Dartevelle
De plus en plus de gens se rendent compte que malgré la propagande ambiante des médias et des politiques, la liberté d’expression et l’esprit critique, loin de progresser, se sont mis à régresser.
La revue Books, dont je suis un lecteur assidu, consacre son 100e numéro au thème « Du bon usage de l’esprit critique »[1]. Le tableau qui y est dressé est cruel, ravageur et consternant.
Les deux libertés d’expression
Commençons par le moins problématique, par une réflexion intéressante qu’on aurait pu trouver et lire plus tôt.
Dans sa contribution, Teresa Bejan[2], qui enseigne la théorie politique à l’Université d’Oxford, part des termes grecs anciens désignant la liberté d’expression. De l’élucidation des différences entre les deux termes utilisés, elle cherche à éclairer le débat entre les tenants et les adversaires (de plus en plus nombreux) du Premier Amendement à la Constitution américaine, si radicalement libertaire en cette matière.
Le premier terme est parrhésia. Étymologiquement il traite de la liberté de tout dire, de la complète liberté d’expression. Le plus souvent on cite le mot et son contenu dans le contexte de l’Athènes des Ve et IVe siècles et on s’arrête là. Mais il faut tenir compte d’au moins un autre terme, iségoria, plus ancien, qui sert à désigner l’égalité en fait de droit de parole à l’assemblée du peuple pour tous les citoyens. L’iségoria est un terme qui appartient au domaine politique, la parrhésia, pour sa part peut s’appliquer à l’assemblée du peuple mais s’utilise bien plus largement.
En fait les deux mots expriment deux visions opposées de la liberté d’expression et les mots anciens expriment bien le dilemme contemporain.
Au coeur de l’iségoria, il y a la notion d’égalité et au cœur de la parrhésia, celle de liberté.
Quand la démocratie athénienne a disparu, l’iségoria, devenue sans objet, est sortie de la scène. C’est le Parlement anglais qui la remet en selle en 1689 dans la Déclaration des droits. Les Lumières vont réintroduire la raison dans les deux concepts et les fusionner en français.
Le débat actuel, typique des universités américaines, peut s’éclairer par cette dualité. Parmi les étudiants américains, les uns se rangent du côté de la parrhésia et du Premier Amendement tandis que les autres se rangent du côté de l’iségoria, et, selon Teresa Bejan, ces derniers ne sont pas véritablement des adversaires dela liberté d’expression. L’important pour eux, c’est que les exclus puissent être entendus et en aucun cas n’être offensés par la parrhésia.
Cela me semble clair et me rappelle la querelle sur l’égalité formelle et l’égalité réelle. Je n’ai jamais compris pourquoi il faillait s’attaquer à la première pour mieux faire triompher la seconde et je crois que l’histoire a jugé. C’est la même chose ici avec l’invention gratuite qu’est l’obligation de ne pas choquer, heurter ou offenser.
La régression et l’inversion
Le reste est plus fondamental et plus grave.
Des intellectuels aussi éminents que le philosophe Marcel Gauchet, la sociologue Nathalie Heinich et le démographe Hervé Le Bras se chargent du réquisitoire contre la décadence actuelle de la liberté d’expression, et ils le font tous sans détour et avec une grande clarté.
En termes historiques, M. Gauchet incrimine le mouvement « postmoderne » qui a retourné contre les Lumières l’instrument dont celles-ci avaient besoin pour faire advenir une humanité adulte : l’autonomie de la raison. Le grand récit de l’émancipation humaine par la raison s’est alors effondré.
La raison est maintenant en accusation et la critique reste seule, l’individualisme aidant. Du droit à la liberté, on est passé au devoir de critique et de décroyance. De libératrice, la critique est devenue stérilisante, si ce n’est « source d’un obscurantisme inattendu », poursuit M. Gauchet : « Érigé en citadelle de la subjectivité, [le droit à la critique] a engendré une défiance généralisée, y compris à l’endroit des faits les mieux attestés et des connaissances le plus solidement vérifiées ».
Quant au monde académique, relève sans pitié M. Gauchet, il s’est mis à la mode en privilégiant le dévoilement, la mise en accusation et la dénonciation. Mais, réplique M Gauchet « Dénoncer n’est pas comprendre. Pire, dénoncer empêche le plus souvent de comprendre ». On ne saurait mieux dire : selon moi, la perpétuelle dénonciation du colonialisme et de l’esclavage qui lui serait partout indissolublement lié (ce qui est faux même si les colonisés pouvaient être durement traités) empêche toute compréhension du phénomène. Le cas de l’esclavage est patent, selon moi, pour les historiens de l’Antiquité. À quoi peut servir la dénonciation du phénomène? Ce qu’on attend d’eux, c’est l’analyse du phénomène, de son histoire, de sa réalité, de ses limites. C’est Marx qui a imposé l’idée que l’esclavage était la caractéristique de l’Antiquité et son marqueur consubstantiel tout comme le servage l’était pour la Moyen Âge mais il s’est trompé. Faire un mantra de la dénonciation de l’esclavage - dénonciation évidemment pertinente dans notre cas depuis longtemps- ne peut mener qu’à des errements de la compréhension.
Nathalie Heinich[3] est encore plus nette : pour elle le problème n’est pas le manque d’esprit critique mais le manque de discernement dans la critique. Elle parle de « l’adhésion sans réserve au premier bobard venu pourvu qu’il vienne de n’importe qui ».
N. Heinich se moque des naïfs qui veulent enseigner aux jeunes l’esprit critique pour lutter contre les théories du complot : ceux qui professent celles-ci le font au nom de l’esprit critique et le cercle est vicieux.
L’art aussi est dominé par la volonté de critiquer à tout crin. N. Heinich parle à ce titre des arts plastiques. J’ajouterais l’évolution du théâtre depuis quelques décennies[4] et maintenant l’opéra s’y met. Il suffisait d’entendre le directeur de La Monnaie, interviewé le 27 septembre sur La Première de la RTBF par E. Caeckelberghs, pour s’en convaincre. Pour Peter de Caluwé, la mission de l’opéra est toute tracée : aider à la solution des problèmes contemporains. Comment, à part par une exaltation convenue? Par la musique? Le chant? Pas un mot du cœur de l’opéra en une vingtaine de minutes...
Hervé Le Bras incrimine en sus le freudisme et Lacan ainsi que la perversion du langage qui n’hésite plus aujourd’hui à manier effrontément le contresens. En Pologne, le parti qui veut assassiner les libertés et l’État de droit, le Pis, s’appelle Droit et Justice...[5]
Pas si simple et pire encore
Tout cela est vrai. J’aggraverais encore pour ma part le cas des « sachants », des experts et des scientifiques avec leurs fréquents manquements.
Nul doute que la lutte pour la carrière scientifique suscite des publications bâclées ou sciemment manipulées mais c’est trop fréquent et, en sciences humaines, des postures réglées sur le désir ou la nécessité de séduire les médias.
Quand l’argent s’en mêle, tout est plus grave même s’il faut se méfier de l’évocation des conflits d’intérêts quand le scientifique déplaît. L’extension donnée au conflit d’intérêt est souvent telle que personne ne pourrait y résister, sauf ceux qui n’ont mis rigoureusement aucun pied dans le domaine. Ces conflits existent mais quand on en cherche pour se débarrasser de quelqu’un, on en trouve toujours.
Un beau cas cependant est celui du Professeur A. Wakefield et de la revue scientifique The Lancet, une des plus cotées au monde. La revue a publié en 1998 un article de ce gastro-entérologue qui conclut que le vaccin combiné contre la rougeole, les oreillons et la rubéole provoque l’autisme infantile. Cet article est la cause initiale du reflux des taux de vaccination. On a montré peu après que le travail de Wakefield était frauduleux et qu’il avait manipulé les résultats des tests. En plus il était payé par des avocats qui voulaient poursuivre en justice des fabricants de vaccins et il avait préalablement déposé le brevet d’un vaccin contre la rougeole dont il certifiait l’innocuité.
C’est le psychiatre Theodore Dalrymple qui explique tout cela dans le même numéro de Books[6]. Il est l’auteur d’un livre de 272 pages uniquement consacré aux erreurs, omissions et ravages causés par le politiquement correct dans une seule revue scientifique anglaise.
Avec toute la causticité anglaise, il relève dans un numéro récent de cette revue que la prévalence de la dysphorie de genre (souffrance ressentie par une personne qui se perçoit comme de l’autre sexe) est de 0,6 % alors que le manuel de psychiatrie de référence la situe quatre ans auparavant entre 0,0035 et 0,0085. La prévalence aurait augmenté de 17.000% ! Personne n’a fait de remarque sur ce point parce que le politiquement correct vous ferait suspecter si vous donniez l’impression de minimiser le problème, conclut Dalrymple.
La situation est mauvaise et seuls quelques notables confirmés et dont la réputation est établie peuvent encore dire la vérité. Rien ne va plus et bien malin qui défera le jeu.
(1) Books, N°100 (septembre 2019), 130 pp. Prix : 12 € (en Belgique)
(2) Teresa M. Bejan, « Aux sources antiques du « free speech », pp. 32-35. Comme le plus souvent dans Books, l’article est la traduction d’un texte paru initialement dans une langue autre que le français, ici dans The Atlantic du 2 décembre 2017.
(3) Nathalie Heinich, « Il est temps de passer à l’âge adulte », pp.12-14- texte original pour Books
(4) Cf. Olivier Neveux (professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École normale supérieure de Lyon) , « Le théâtre est délaissé par les élites », Le Monde du 9 juillet 2019, qui parle pour les spectacles d’aujourd’hui de « l’exhibition complaisante et lacrymale des misères du monde » et se demande « Quel est le présupposé qui veut faire du théâtre l’émancipateur de nos consciences ? » et réclame « d’autres perspectives que celles du seul constat et de l’indignation ».
(5) Hervé Le Bras, « L’éclipse de la raison », pp. 14-16 - texte original pour Books.
(6) Theodore Dalrymple-pseudonyme d’Anthony Daniels-, « Grandeur et misère de la recherche médicale », pp. 110-113 - texte original pour Books.