Bulletin 63-64 août 2019 - Un plaidoyer pour la liberté mais...
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Bulletin 63-64 août 2019 |
Un plaidoyer pour la liberté mais... |
De l’écosocialisme à l’écotype* ? |
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Patrice Dartevelle
Emmanuel Pierrat est un avocat français célèbre et médiatique[1], spécialisé dans la défense des artistes, catégorie redevenue cible de toutes sortes d’attaques, comme autrefois, mais dans des formes différentes de celles qui ont accablé Flaubert et d’autres. Hyperactif et prolixe, il a publié tant d’opuscules que la liste en prend cinq pages dans l’ouvrage dont je vais parler.
Il a une image de défenseur à tout crin de la liberté d’expression. Elle n’est pas usurpée mais pas « vraiment vraie » à en juger par son dernier livre, Nouvelles morales, nouvelles censures, dont le titre est pourtant excellent et résume bien le fond du problème[2].
E. Pierrat est surtout centré sur la question des artistes dans le cadre de leur liberté d’expression. Il est l’un de ceux qui qui connaissent le mieux leurs problèmes en la matière. L’un des reproches que je lui adresserais porte sur ce point. Quand il ne s’agit pas d’artistes, il est moins libéral et sa conclusion porte sur la seule culture : « La culture nous est vitale... c’est ce qui nous fait réfléchir, nous fait vibrer. C’est une boussole qui nous guide vers la liberté et la créativité. Ne perdons pas le cap. ».
Mais l’analyse qu’Emmanuel Pierrat fait des problèmes croissants des dernières décennies est juste, peu édifiante et riche en faits, remarques et conclusions forgées par une expérience rare.
La nouvelle morale
Un de des problèmes croissants est le refus de distinguer l’œuvre de son créateur et de la vie de celui-ci. Cette vie doit pouvoir être considérée comme impeccable à nos yeux d’aujourd’hui, sans contestation possible. Woody Allen n’a jamais été condamné pour sa relation avec la fille de son ex-épouse mais rien n’y fait, c’est la curée et le célèbre cinéaste éprouve bien des difficultés à tourner ses nouveaux films. Pourtant, rappelle Pierrat, on n’a jamais manqué d’enseigner Villon aux adolescents alors qu’il était manifestement un criminel...
Mais nul n’attend plus le verdict des juges. Avec un peu d’entregent médiatique, chacun - ou la moindre association- s’instaure Cour suprême aujourd’hui. L’argument de Pierrat pour contrer ces sottises est cinglant: « Un créateur n’est ni un candidat aux élections (encore ferais-je remarquer dans ce cas que l’attention portée à la vie privée et spécialement conjugale des candidats et élus est plus que discutable) ni une personne que le lecteur ou le spectateur doit épouser ».
Il faut donc aussi maintenant que les personnages des romans et des films ne viennent pas contredire -sauf si à la fin ils se repentent- les « valeurs » dominantes d’aujourd’hui. Carmen ne peut plus être tuée ; c’est elle qui tue à la fin de l’opéra dans la version de 2018 à Florence. Sinon, c’est approuver le féminicide.
Parlant d’expérience vécue, E. Pierrat ajoute un point essentiel : les éditeurs et producteurs doivent actuellement faire lire leurs projets de livres, de scénarios, etc..., par un juriste spécialisé, qui n’hésite à modifier les choses pour ne pas perdre d’avance les procès. L’autocensure est donc de règle et E. Pierrat dit clairement mais pas fièrement : « Je dois réécrire les livres des autres,... ».
Les critères des censeurs actuels ne sont plus ceux d’autrefois, lorsqu’on cherchait à criminaliser la débauche pour elle-même. Cette question n’a plus d’importance. Ce qui est visé est l’absence de consentement. La vie de débauche de Catherine M., monument de « débauche » délibérée et affichée, est en vente partout mais Baise-moi de Virginie Despentes fait problème et pour sa version cinématographique, le Conseil d’État français lui-même, après avoir relevé une succession de scènes d’une grande violence, dénonce de manière symptomatique le hic, le nœud : « sans que les autres séquences traduisent l’intention ... de dénoncer la violence faite aux femmes dans la société ». On croirait entendre les demandes d’un prêtre médiéval avant l’exécution du condamné à mort pour blasphème. Pas plus que quand l’Église régnait sur la morale, on ne peut mettre en scène le moindre doute, la moindre nuance ... ou la moindre réalité qui ne concorde pas avec le catéchisme du jour. Le contenu religieux est mort mais la forme catéchétique et intolérante a trouvé une nouvelle vigueur, qui plus est, celle des nouveaux croyants.
L’analyse que fait E. Pierrat de la situation actuelle n’est pas foncièrement nouvelle mais elle témoigne de ses expériences d’avocat de nombreux artistes (Houellebecq par exemple). Elle est plus complète et souvent plus acide.
La nouvelle censure
Comme d’autres, E. Pierrat ne manque pas de relever qu’aujourd’hui les procureurs ne poursuivent plus guère d’initiative mais il ajoute -point souvent oublié- que l’État est toujours prompt à légiférer, sûrement plus qu’avant en matière de liberté d’expression. Les lois que l’État crée sans cesse sont le point d’appui -souvent désigné dans les lois elles-mêmes- de nombreuses associations qui interviennent sans cesse en justice: elles sont la police et le véritable procureur. Même celles qui pendant plusieurs générations ont défendu la liberté d’expression ont retourné leur veste. Il en va ainsi de la Ligue des droits de l’homme (Pierrat vise évidemment la ligue française) qui n’a pas hésité à se joindre à la plainte de la Ligue islamique mondiale contre Houellebecq en 2002. E. Pierrat caractérise ces associations comme des officines de l’extrême-droite ou de l’intégrisme catholique. Mais il a lui-même cité la source principale en relevant le cas de la Ligue auquel j’ajouterais celui des associations musulmanes se revendiquant de la lutte contre l’islamophobie ou africaines antiracistes, qui se fondent sur une vision identitaire de la religion et de l’origine.
Avec perspicacité et dirais-je audace (même s’il ne dissimule pas son homosexualité), E. Pierrat n’hésite pas à pointer un cas extrême : à peine l’homosexualité a-t-elle cessé d’être décriée et persécutée que c’est l’homophobie qui est devenue un délit. Ce n’est pas si rare, le passage de torturé à tortionnaire se fait partout assez aisément.
Comme le dit l’illustratrice d’un livre pour adolescents qu’il a fallu retirer de la vente (sans intervention de la justice, les associations féministes et l’homme politique fort sommaire J.-Fr. Copé ont suffi), On a chopé la puberté, qui traitait positivement de l’éveil à la sexualité, : « Des gens [ceux que j’ai cités] qui n’ont pas lu le livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas l’avoir lu avant et estiment devoir empêcher les autres de le lire...Si vous réclamez qu’on fasse disparaître un ouvrage parce que vous n’en approuvez pas le contenu, alors c’est vous qui vivez au Moyen Âge ». C’est l’évidence, nous sommes occupés à passer dans cette mentalité moyenâgeuse. Le contenu protégé est différent, le cadre mental identique.
Le tout s’opère, remarque Pierrat, dans un cadre privatisé -simplement favorisé par les pouvoirs publics- puisque les associations sont à la manœuvre et réclament des dommages et intérêts et un retrait de l’œuvre ou du livre, généralement vite obtenu des éditeurs ou producteurs guidés par leur seul intérêt commercial.
Le drame principal est bien l’autocensure, si parfaitement intégrée qu’elle n’est plus consciente ou réfléchie : « le plasticien ou le poète contemporains intègrent peu à peu l’idée selon laquelle le racisme ou le sexisme, qu’ils abhorrent, doit en outre disparaître du champ créatif ».
Le tout s’effectue dans une grande insécurité juridique. L’avocat Pierrat note que l’élément de base de la théorie du consentement, celui de « dignité » n’est pas explicité dans les textes juridiques. Dès lors il suffit d’être choqué pour condamner. J’ajouterais que le droit de ne pas être choqué est parfaitement fictif et qu’il est totalement antagoniste avec le droit au blasphème.
« Les sentiments ont pris le dessus sur le raisonnement » conclut E. Pierrat. Je dirais plutôt que le raisonnement a été anéanti pour permettre son remplacement par des sentiments médiocres ou bas, malgré l’apparence. Après tout, les sentiments nobles existent! Ils sont simplement remplacés par la soif de vengeance, l’intolérance, etc...
La question du passé
Sur le reste des questions, mon degré d’accord avec E. Pierrat est bien moindre. Il paraît voir clair pour une part mais laisse apparaître ambiguïtés, contradictions ou incompréhensions.
Sur la question de la censure des œuvres du passé, de l’interdiction de réédition pour ce qui est de la littérature, du déboulonnage de statues dans un autre domaine, E. Pierrat semble lucide dans un premier temps. Partant du cas de Céline et du renoncement de l’éditeur Antoine Gallimard (celui-ci parle de « suspension » de son projet) à rééditer des œuvres clairement antisémites de l’écrivain, il conclut très justement sur le point essentiel : « Quelle sera la mémoire d’une société qui ne saura rien des errements de son passé? Quelle capacité d’analyse de critique, de rébellion auront les générations qui grandiront en parcourant une histoire de l’art ou de la littérature caviardée, réécrite, aseptisée?...Et, lorsque la question sera examinée, avec sérieux, il sera sans doute trop tard pour revenir en arrière. Pire encore, nous n’aurons plus les moyens, intellectuels, de savoir...Le public du futur sera anesthésié ». C’est parfait sauf que la réduction à la culture passe à côté de l’essentiel et que c’est toute l’histoire qui est ainsi traitée, passé sous silence ou manipulée[3]. Sauf aussi que l’emploi du futur est largement euphémistique : en dehors de milieux« cultivés », le plus souvent d’un certain âge, ignorance du passé et crédulité sont dès aujourd’hui de règle, ce qui explique bien des attitudes et des choix politiques. Comment pourrait-on expliquer l’attitude de Churchill et de Gaulle, sans leur imprégnation de l’histoire de leur pays? On ne la comprendra plus mais surtout ce sentiment n’aurait plus aucune chance de fonctionner au cas où...
L’idée récurrente sinon systématique de Pierrat pour les œuvres littéraires (ou disons imprimées, il s’agit surtout de Mein Kampf) comme pour d’autres, c’est que la solution consiste à multiplier les avertissements avant le texte et les commentaires en notes de celui-ci. Il appelle cela les « voies médianes ». Sur ce point mon opposition est entière. On peut certes réaliser des éditions commentées qui pourront trouver leur public (vu l’inculture généralisée, c’est un choix possible pour une époque intermédiaire) mais l’exiger, c’est tomber dans l’erreur de base qui ne peut conduire qu’à des suites de restrictions de la liberté d’expression parce que la position a la même justification que beaucoup (sinon toutes) de règles qui ont été édictées ces dernières années : les gens sont faibles, foncièrement stupides, ignorants (il est vrai qu’on fait tout pour les rendre tels) et il faut les diriger de force vers la « bonne pensée » et ceux qui l’illustrent et la proclament. « Bonne pensée » décidée par qui?
Plus discutable encore à mes yeux est l’approbation sans réserve d’E. Pierrat au ‘débaptême’ par les musées d’œuvres d’autrefois dont l’appellation contenait les termes de « nègre » ou « négresse ». Pour lui ces termes de mépris doivent disparaître. Qu’aujourd’hui les personnes qu’on pourrait appeler de la sorte considèrent ce terme comme méprisant est certain. Pour ce qui est du passé, c’était le seul vocabulaire en usage et son utilisation ne traduit pas forcément un militantisme raciste agressif. Mais là n’est pas le problème ! Le débaptême reste une réécriture du passé pour en gommer l’existence et le souvenir. E. Pierrat considère in casu que le langage n’est pas l’œuvre et qu’il ne l’altère pas et que « le langage doit traduire le changement de mentalité ». L’injonction est discutable dans son principe même si certains ont essayé. Mussolini l’a tentée. Si les italiens ont conservé calcio à la place de football et continué de dire pronto au lieu de allô en décrochant le combiné, ils ont abandonné le voi (vous de politesse comme en français) pour reprendre le lei, troisième personne toujours en vigueur. Le principe autoritaire ne rime pas particulièrement avec la vraisemblance linguistique générale, qui veut que l’usage soit le seul juge et qu’il n’est guère influençable. Il traduit plutôt l’intolérance de notre époque, au-delà même du politiquement correct.
En outre, E. Pierrat me paraît mal connaître le travail des musées et de l’histoire de l’art[4]. L’appellation d’origine ne peut nullement disparaître de la documentation sous peine de confusion complète: comment les conservateurs et les historiens de l’art s’y retrouveront-ils dans leurs documents internes et les publications spécialisées, souvent anciennes et irremplaçables ?
Et si certains ne s’inclinent pas et conservent l’appellation d’origine? Seul le cartel présenté au public dans certaines institutions sera concerné, avec une belle hypocrisie. Vous avez dit soumission? Plus généralement le titre fait partie de l’œuvre et le modifier est une fraude intellectuelle. Revenu de sa « voie médiane », E. Pierrat s’empresse d’ailleurs d’admettre qu’on ne peut revenir sur le titre du roman d’Agatha Christie, Les dix petits nègres.
Se montrer intransigeant en fait de lutte actuelle contre le racisme actuel est sûrement une vertu mais vouloir l’effacer de notre passé et le voir là où il n’est pas n’en est pas une.
E. Pierrat s’insurge également contre les pratiques dites de blackface et le carnaval de Dunkerque où on les rencontrerait. De Paris, il ne voit pas qu’il transpose de manière irréfléchie un problème nord-américain. Le blackface y est une pratique fréquente destinée à humilier les noirs et indigne ceux-ci parce que le passé de ce continent comporte le souvenir intense et pénible d’une déportation et de l’esclavage qui a suivi. Ces données ne valent pas en Europe même si des européens ont, comme des arabes dont on ne parle presque jamais, prêté la main au commerce triangulaire sans que cela provoque un phénomène social en Europe. Bref c’est une nouvelle édition de « ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour nous ». On essaie de nous imposer cette vision américaine via l’assimilation du colonialisme à l’esclavagisme, ce qui ne va pas de soi. Si les colonisateurs avaient plus de droits que les colonisés, jamais ceux-ci, ces deux derniers siècles, n’ont eu le statut d’esclave, de chose. Le Père Fouettard du Nord de l’Europe ne doit rien à cette problématique. Enfin s’agissant de carnaval, les normes sociales ont toujours pu y être négligées ou moquées.
S’agissant des statues présentes dans l’espace public, une question difficile, je l’admets, E. Pierrat ne fait qu’esquisser la problématique en dressant la longue liste des manifestations de vandalisme et d’iconoclasme (dont celui du régime de Vichy) tout en rappelant qu’en droit français les œuvres ont des droits. Il ne parvient guère à conclure et en reste à sa volonté d’ajouter un commentaire bien-pensant in situ.
Il ne parvient pas à admettre l’évidence de base : ce que nous appelons « nos valeurs » sont particulièrement récentes (sauf personnes isolées qu’on ne peut que révérer, comme il le fait pour Clemenceau face à Jules Ferry) et très largement, notre passé en est le parfait contraire. À suivre ceux qui ne veulent pas voir cela, pourquoi ne poserait-on pas la question de la présence et de la non-destruction des églises dans des pays qui ne comptent plus que 5 % de pratiquants ? N’en déplaise aux athées, ainsi posée la question ne serait pas une bonne question.
Des solutions?
Prudent (il n’est pas l’homme d’une défense de rupture à la manière de Jacques Vergès) mais contradictoire, E. Pierrat plaide tantôt en faveur du nouveau « langage » (mais l’œuvre de Bizet est libre de droits, c’est au public de juger), tantôt en faveur d’une éducation du public en lieu et place d’une disparition des œuvres. Encore faut-il voir à quoi éduquer. S’agissant de la culture, dans combien de lycées l’enseigne-t-on encore?
S’il s’agit bien d’éduquer à connaître le passé, charger le système éducatif de remédier aux errements de la société est une illusion, un jeu verbal stérile, une manière d’évacuer le problème. E. Pierrat n’en a pas le monopole. Songeons à l’obligation faite à l’école d’éduquer au « vivre ensemble », évidemment inventée par une société qui l’a oublié et est incapable de le réinventer. Peut-on imaginer une société dont l’action, même inconsciente, infuse ‘Rayons le passé !’, donner mission à ses écoles de former au principe : ‘Connaître votre passé est essentiel !’ A quoi pourrait mener pareille illusion ?
(1) Le Magazine du journal Le Monde du 13 avril 2019 lui consacre six pages dont deux sont occupées chacune par une photo pleine page.
(2) Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, nouvelles censures, Paris, Gallimard, 2018, 165 pp. ; prix : +/- 15 €.
(3) Du reste forme-t-on encore des historiens au sens normal du terme, même en ce qui concerne la période contemporaine? Le département d’histoire d’au moins une université belge prévoit la possibilité de faire un mémoire sans consultation d’archives...
(4) Pour ne pas imposer davantage au lecteur la technicité de ce qui a été mon univers professionnel, je fais l’impasse sur le chapitre qu’E. Pierrat consacre aux restitutions de biens culturels. La conclusion finale est une telle galéjade qu’il doit parler sous l’emprise de l’absurde.