Bulletin 62 novembre 2018 - N’oublie pas d’oublier
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Bulletin 62 novembre 2018 |
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N’oublie pas d’oublier |
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Patrice Dartevelle
Parler de la mémoire veut dire parler aussi de l’histoire et de l’oubli. C’est le couple mémoire/oubli qui va m’intéresser aujourd’hui. Pour ne pas embrouiller le débat, par mémoire, je veux parler de la mémoire collective, celle des faits que l’on décide de célébrer au plan social.
Disons d’emblée que s’il y a lieu de parler de l’oubli et de sa légitimité, en faire un objectif général et permanent est pour le moins difficile. À ce compte, on finirait par être source d’injustices- honorer ceux qui sont morts à la guerre sur l’ordre de leur patrie est des plus normal- et on tirerait un trait sur l’histoire elle-même c’est-à-dire qu’on en arriverait à faire l’apologie de l’ignorance, attitude dont on ne peut rien espérer.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que, quoi qu’on fasse, les événements et ceux qui les ont portés tombent dans l’oubli, même si les contemporains les ont jugés importants voire essentiels.
Comme dit L’Ecclésiaste (1,11) : « ...il ne reste pas de souvenir d’autrefois, pas plus qu’il n’y aura de mémoire pour l’avenir »[2].
Normalement les faits anciens s’ils restent connus perdent leur valeur émotionnelle, leur valeur affective. En France, en Belgique, peu (quelques celtisants) en veulent encore à César et à Rome et je ne connais pas de demande de repentance pour la romanisation de la Gaule, pourtant un acte de parfait colonialisme. Tout cela est l’affaire des historiens et des archéologues. La caractéristique essentielle de leur tâche et de leur méthode est la dimension critique.
Examinons donc les périls que l’extension de la mémoire collective et les modifications qu’elle a connus ces dernières décennies peuvent nous faire encourir.
J’ai pris comme base l’ouvrage récent de David Rieff, Éloge de l’oubli[3]. Ce livre n’a pas forcément fait l’unanimité. Le recenseur du Monde, Nicolas Weil, parle d’un « mauvais procès fait à la mémoire »[4]. Nulle surprise à ce que Éric Zemmour soit d’un avis inverse[5]. Quant à Sonya Faure dans Libération, elle trouve l’essai « stimulant »[6]. Je renverrai souvent à D. Rieff mais sans alourdir mon texte, qui, sur un point ou deux, va au-delà des propos du journaliste américain, grand reporter qui a notamment couvert les guerres des Balkan pour le New York Times.
Histoire ou mémoire?
La base de l’analyse critique n’est pas neuve. C’est l’historien Jean-Pierre le Goff, rappelle D. Rieff, qui l’a le plus clairement synthétisée : « La mémoire ...ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir ».
Dès lors la mémoire collective peut aisément entrer en conflit avec l’histoire et en tout cas avec la méthode historique.
Le cas le plus connu est celui des lois dites mémorielles, qui pour l’essentiel et au départ visaient dans quelques pays européens dont le nôtre à criminaliser tout qui contestait la réalité ou l’étendue de l’Holocauste des juifs durant la Seconde Guerre mondiale et spécialement l’existence des chambres à gaz. Sur cela sont venues se greffer peu à peu des lois comparables, mais ne comportant pas toujours des sanctions pénales visant le génocide des Arméniens, la colonisation, etc...
L’intention des législateurs n’était probablement pas de faire taire les historiens - le texte de la loi belge ne visent que ceux qui nient « grossièrement » semble destiné à les tenir théoriquement en dehors des coups de la Justice- mais le résultat est l’auto-censure : très peu d’historiens se hasardent à aborder les sujets sensibles de ce type. Généralement les responsables politiques ont profité du sujet pour faire entendre aux historiens qu’ils n’étaient pas les « patrons » de l’histoire. Ni le royaume ni la république n’ont besoin d’historiens...
Il faut bien tenter d’expliquer le phénomène de l’envahissement de la liberté de recherche et d’expression par la mémoire. J’y verrais la première manifestation de la prise de pouvoir des minorités, ici celle des juifs avec derrière une stratégie de l’État d’Israël qui cherche par là à légitimer ses propres crimes.
Pour expliquer plus globalement le phénomène d’expansion de la mémoire collective, D. Rieff a recours à E. Hobsbawn pour qui l’expression de la mémoire collective est due à l’accélération de l’histoire et de la vie depuis deux siècles, depuis l’industrialisation, les chemins de fer. Elle a ruiné les modes de vie et configurations stables ou à évolution très lente auxquels il était facile de s’adapter en aménagement les représentations mentales qu’on pouvait s’en faire. Les humains ont alors créé, fabriqué d’autres imaginaires.
Il ne faut pas non plus se leurrer quand on invoque la mémoire de faits historiques. Le terme « mémoire » ne peut être dans ce cas pris à la lettre. La « mémoire » est ici un terme métaphorique : aucun juif vivant n’a le souvenir réel de la Jérusalem biblique.
Il fut un temps où l’on pouvait affirmer tranquillement l’artifice de cette mémoire. En 1882, Ernest Renan, dans son texte Qu’est-ce qu’une nation?, souvent cité par D. Rieff, n’hésitait pas à écrire : « L’oubli et je dirais même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation ». Il ajoutait même : « La nation doit choisir le mythe pas l’histoire », sans pourtant s’illusionner : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront ». À l’époque, on parlait vrai, ce qui évitait d’embrouiller les esprits contrairement au langage ampoulé, confus et prétentieux d’aujourd’hui.
Changement d’époque
En fait relève D. Rieff une des caractéristiques propres de la mémoire collective contemporaine réside dans sa différence fondamentale avec les préoccupations de Renan et de son époque. Au XIXè siècle et jusque tard dans le XXè, la question était celle de la nation. C’est elle qu’il fallait consolider ou créer. Aujourd’hui la mémoire collective n’est plus celle imposée par le États, leurs structures et leurs écoles au profit du culte de la Nation. Une mutation a eu lieu, la même que celle que l’on rencontre dans la question du blasphème. Les deux domaines ont un lien.
Depuis 1970 écrit D. Rieff - mais la date vaut sans doute pour les États-Unis et les revendications des noirs, je reporterais les choses de quinze à vingt ans pour l’Europe-, ce sont les minorités de tous types, raciales, religieuses, sexuelles qui imposent une mémoire collective ou des mémoires collectives (sans parler des tentatives de les fédérer) à laquelle les autres, évidemment la majorité, sont priés de se conformer.
L’objectif affiché peut être digne d’approbation[7] mais la mémoire est un outil dangereux, hautement manipulatoire, entr’autres défauts. Ces minorités ne sont plus mues par un triomphalisme nationaliste certes critiquable mais d’une certaine manière dynamique. Elles le sont par le ressentiment, sinon, pour parler comme tout le monde (il n’est pas si difficile de renverser les fronts), ce qu’il faut bien appeler la haine.
Des périls majeur
Un cas comme celui du culte de Jeanne d’Arc en France est significatif du caractère arbitraire ou hasardeux des thèmes de mémoire. Aujourd’hui tout indique que le Front-maintenant Rassemblement- National se l’est accaparé sans partage mais longtemps les républicains laïques ont honoré cette figure historique symbole de la construction nationale.
La sélection dans le temps est également subjective ou accidentelle. Ordinairement on ne remonte pas plus haut en Europe qu’au massacre des Arméniens ou au début de la colonisation et aux États-Unis avec l’arrivée des esclaves africains. Les protestants français ne font pas d’ennui pour le massacre de la Saint- Barthélémy de 1572. À quoi bon d’ailleurs? L’histoire de l’Europe jusqu’en 1945 n’est qu’une suite de massacres et de guerres où les droits de l’homme n’ont pas de place.
Mais le cas le cas israélien est tout autre : Israël fonde son imaginaire et son action sur une communauté mythique remontant à 3.800 ans, sans garantie aucune (c’est moi qui ajoute) que les juifs d’aujourd’hui aient grand rapport génétique avec ceux de 70 après Jésus-Christ, victimes de la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains. L’origine réelle des juifs est toujours un objet de discussions entre historiens mais aucune des deux thèses principales ne tient en compte une éventuelle continuité entre les juifs d’aujourd’hui et ceux des temps anciens.
Comme le dit le philosophe américain Russell Hardin : « parler de souvenir historique ne permet de comprendre ni d’expliquer ces phénomènes, mais ne fait que renforcer la mystification « (cité par Rieff, p. 147), particulièrement évidente dans le cas ci-dessus. Comme le dit D. Rieff, « Il n’est pas exagéré de dire que la mémoire collective est le système idéal de transmission de ...visions erronées du passé ».
Et depuis 1945, on ne compte plus les dirigeants israéliens qui traitent les Palestiniens de nazis...
La mémoire collective est facilement belligène. Elle entretient des conflits anciens et incite à ne rien oublier (pardonner est encore autre chose). Serbes et Croates n’avaient rien oublié des crimes réciproques (mais les Serbes n’avaient pas de lien avec les nazis) commis pendant la Seconde Guerre mondiale. On a vu le résultat.
On fait souvent fond sur une phrase de Marx, tirée du Manifeste du parti communiste : « Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre ». Le contraire ne serait-il pas plus juste? Que l’on pense au conflit irlandais, vieux de quatre siècles. Des exemples d’oubli existent et ils sont intéressants. Ainsi la rapidité et la facilité avec laquelle, au nom des exigences de la guerre froide, Occidentaux et Soviétiques ont fait taire après 1945 leurs rancœurs à l’égard de l’Allemagne.
Cela paraît contraster avec la situation post Première Guerre mondiale et, par exemple, la construction d’innombrables (mais pas forcément incompréhensible vu le nombre de victimes) monuments aux morts. La colère et la soif de vengeance de la part de la population des pays alliés étaient très fortes mais dès après le Pacte de Locarno en 1925, les autorités belges ont refusé de participer à des manifestations patriotiques agressives à l’égard de l’Allemagne.
Tout aussi significative, l’ « évaporation » de la mémoire des résistants de la Seconde Guerre mondiale remplacés - ôte-toi de là que je m’y mette (c’est une habitude chez certains)- par les victimes juives- évidemment non-militantes- de l’Holocauste.
Du sacré à la déraison
Ce n’est pas illogique ou inattendu. Dans la mémoire collective on trouve l’alliance du sacré et de l’irrationnel, avec ses conséquences négatives.
D. Rieff en réfère à l’espèce de kantisme (il utilise néo-kantisme, ce qui me semble inadéquat) lié à la mémoire collective telle que vécue actuellement. Sur le modèle de Kant, pour beaucoup de ceux qui se réclament de cette mémoire et des droits de l’homme, aucune action juste ne pourrait comporter le moindre élément synonyme de tort (Rieff, p. 136). Ceci aboutit au jusqu’auboutisme des droits de l’homme qui exige la suppression de toute impunité. Ce type d’attitude peut être source de conflits violents avec de nombreuses morts d’hommes dans bien des pays non occidentaux, pays dans lesquels la Shoah ne dit pas grand-chose.
D. Rieff revient plusieurs fois sur un cas d’école en la matière, celui de la loi d’amnistie de 1977 en Espagne et de sa contestation. À l’époque le roi Juan Carlos, héritier présumé des franquistes, ôte tout pouvoir aux dignitaires franquistes, établit la démocratie-qui dure depuis 40 ans, autant que le franquisme- et dispose par la loi que nul délit commis pour des raisons politiques par les franquistes ou les républicains ne pourra plus être poursuivi. Bien évidemment ces crimes ont eu lieu, dans plusieurs cas jusque dans les dernières années de la dictature de Franco. Le juge Garzon aurait voulu qu’on annule la loi de 1977. Mais elle était la condition sine qua non du rétablissement de la démocratie. Tenter de revenir sur cette loi ou certaines manifestations du régime franquiste, si pénibles nous soient-elles, est imprudent. En outre comme de nos jours vouloir effacer tout un pan du passé qui ne nous convient plus est chose courante, cela donne l’impression qu’on veut récrire l’histoire et faire comme si les républicains avaient gagné la Guerre d’Espagne. Les faits sont têtus (c’est un stéréotype d’autrefois, j’ai lu Orwell) et les républicains ont hélas perdu. En tout état de cause l’Espagne est l’un des rares pays d’Europe à ne pas connaître de parti d’extrême-droite notable mais depuis peu de temps, l’exhumation de la dépouille de Franco fait sortir de nouvelles forces détestables de leur tanière.
La question n’est pas celle du pragmatisme- on en connaît les limites- mais celle de la compréhension de la démocratie. Parmi les conditions et les vertus de celle-ci, il y a le sens et la pratique de la discussion et du compromis. Brandir sans cesse non des convictions mais des droits peut mettre en péril le pluralisme démocratique.
La mémoire collective a un lien fort avec le sacré. Pierre Nora n’a pas manqué de le relever quand il écrit dans Les lieux de la mémoire : « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours » (cité par Rieff, p. 141). Mais il faut en revenir au changement d’époque cité plus haut. Auparavant il s’agissait surtout de sacraliser la nation. La situation actuelle, celle de la mémoire confisquée par les minorités aggrave les choses par un mélange de dolorisme et d’agressivité. Dans un même mouvement, elles posent un nouveau sacré, imposent des limites étroites de respect (puisque qu’on condamne même l’incitation à) et donc minent la liberté d’expression.
La mémoire collective peut mener à la déraison. La compréhension essentiellement métaphorique du passé donne toutes ses chances à la déraison plutôt qu’à la raison.
De la même manière la mémoire collective est une mystique là où l’histoire s’en tient aux faits, comme le dit D. Rieff.
Tout ceci ne veut pas dire que seul l’oubli est glorieux. Cela signifie, pour moi comme pour D. Rieff que la volonté d’oublier peut-être légitime et profitable.
Comme J. Bricmont et moi l’avons déjà fait, il cite le préambule de l’Édit de Nantes qui invite chacun à oublier les crimes du passé pour pouvoir reconstruire et vivre en paix.
J’ai emprunté mon titre à Philippe Roth et je termine avec lui. Il voit bien que la mémoire collective et ses exigences de pureté sont des régressions. Je le cite :
« C’est la souillure de l’homme...C’est comme ça... Nous laissons une souillure, nous laissons une trace, nous laissons notre empreinte...on n’y échappe pas en venant au monde...La souillure est en chacun. À demeure, inhérente, constitutive… La souillure ...défie toute explication, toute compréhension...laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie. Et même une plaisanterie barbare. Le fantasme de la pureté est terrifiant. Il est dément. Qu’est-ce que la quête de la purification, sinon une impureté de plus?... la souillure...on n’y échappait pas[8] ».
(1) La formule est de Philippe Roth.
(2) La traduction est celle de la Bible de Jérusalem. Dans l’Ancien Testament de La Pléiade, Antoine Guillaumont traduit : « Il n’y aura pas de souvenir chez ceux qui sont après ».
(3) David Rieff, Éloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges, Paris , Premier Parallèle, 2018, 226 pp., +/- 18 €, traduction de l’anglais par Frédéric Joly, édition originale anglaise, In Praise of Forgetting. Historical memory and Its Ironies, 2016.
(4) Le Monde du 2 mars 2018.
(5) Le Figaro du 12 avril 2018.
(6) Libération du 1er mars 2018.
(7) Sauf par exemple la campagne contre les Pères Fouettards qui aboutit aux Pays-Bas à des batailles rangées, à des violences non négligeables, les opposants allant jusqu’à empêcher les cérémonies de la Saint-Nicolas en présence des enfants, dans un pays où la fête et ses différents stades sont l’objet d’un culte national, qui ne peut gêner-et encore-que les noirs chrétiens.
(8) Philippe Roth, La tache, Folio, 2008, traduction de Josée Kamoun, p. 327, édition originale française Gallimard, 2001; édition originale anglaise, The human stain, 2000