Revue Numéro 9 2018 - Rapport sur la répression du blasphème en 2016
Rapport sur la répression du blasphème en 2016
Patrice Dartevelle
On ne peut soutenir que 2016 soit une année véritablement meilleure que la précédente pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Qu’elles soient le produit d’un choix ou qu’on ait fini par percevoir le caractère extravagant de certaines lois ou pratiques, je commencerai toutefois par quelques décisions et déclarations positives pour la liberté d’expression.
Déclaration rare, reprise en entrefilet par Le Soir du 4 janvier, le philosophe très important en Flandre, Etienne Vermeersch, s’est exprimé en faveur d’une totale liberté d’expression, y compris pour les propos racistes et négationnistes. Sur ce dernier point, son argumentation en dit long sur la source réelle du problème : pour lui, dans 20 ans, il faudra revenir sur la loi condamnant le négationnisme, les proches des victimes ayant disparu.
Pour une fois, la Justice française s’est distinguée en bien dans le cas du rappeur Orelsan. Il avait pourtant commis de toute évidence l’un des crimes suprêmes, la contestation de l’égalité des femmes et ce jusqu'à l’appel à la violence (« Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner »), qui même à moi (comme partisan de la lus large liberté d’expression, semble au-delà de la limite. La Cour d’appel de Versailles l’a relaxé avec des attendus peu ordinaires « le domaine de la création artistique est soumis à un règne de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective » ou le rap est « par nature un mode d’expression brutal, provocateur, vulgaire, voire violent … » Evidemment, il y a là le sort particulier fait de plus en plus ordinairement en France aux artistes, avec comme contrepartie probable le recul de la liberté d’expression pour les autres.
Dans les motivations de la Cour, il y a un élément à double tranchant, positif par le fait qu’il prend en compte l’humour ou le second degré mais négatif par ce qui est implicitement exigé de tous : la Cour estime que la distinction avec les propos [sexistes], permettant de comprendre qu’ils sont fictifs « est évidente » (Le Monde du 20 février).
Le débat est vif en France et, ce n’est pas la première fois que je rapporte son point de vue, une sociologue aussi éminente que Nathalie Heinich s’insurge à bon droit contre le privilège accordé aux artistes mais hélas pour réclamer l’alignement des artistes sur une règle générale de liberté d’expression, plus restreinte (site de Libération, le 28 février).
Cela fait en effet ricochet avec la discussion sur la loi française en discussion « Création et patrimoine ». Le texte initial disait « La création artistique est libre », ce qui est dépourvu de sens sans liberté d’expression. Le Sénat l’a observé et a ajouté un article 1bis disant « la diffusion de la culture est libre ». Mais le député rapporteur de la loi à la Chambre, Patrick Bloche (PS), insiste « Il est crucial de faire de la liberté de création une liberté fondamentale, distincte de la liberté d’expression » (Le Monde du 12 mars).
Bref, liberté pour les Grands, condamnation pour les petits …
Le grand succès de l’année, spécialement en Belgique, est l’acquittement -avec condamnation de l’accusation dans le corps du jugement- par le Tribunal de Bruxelles dans l’affaire de l’Eglise de Scientologie. Le Tribunal ne manque pas de relever qu’on l’a traitée de présumée coupable, qu’une documentation de 120 cartons ne contient que des hypothèses. La bêtise du parquet a été telle qu’elle a acculé l’Eglise de Scientologie à défendre sa doctrine, ce qui est parfaitement anticonstitutionnel. Quant aux faits de droit commun – qui de toute manière peuvent arriver partout -, ils n’existent tout simplement pas dans le dossier (Le Soir des 12 et 13 mars).Une bonne leçon qui a laissé la presse interdite tellement la condamnation lui eût semblé normale.
Le Directeur général des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, Michel Draguet, a eu plus que du courage en programmant une exposition Serrano, au titre provocateur « Serrano Uncensored Photographs » avec l’œuvre célèbre « Piss Christ ». Cette œuvre et quelques autres étaient regroupées et soumises à une protection spéciale mais on a bravé les chrétiens fondamentalistes, à la grande admiration des Français (Le Monde du 26 mars). Serrano est croyant (Le Soir du 18 mars), son intérieur est peuplé de statues religieuses gothiques et de mobilier liturgique (Connaissance des arts, mars 2016 pp. 74-75), rien n’y fait pour des ignares
Après bien des contestations, l’édition allemande commentée de Mein Kampf a fini par être publiée et un certain accord s’est fait pour trouver cela normal (Le Soir des 16-17 janvier, Books d’avril, Le Monde du 10 avril). Je redoute que le succès de librairie de la publication (40.000 exemplaires jusqu’en août) ne déchaîne les partisans de l’interdiction. .On a essayé de traiter les citoyens comme des enfants mais c’est raté, contrairement à l’habitude. Et Fayard prépare une nouvelle traduction française.
Dernière bonne nouvelle : dans ses dernières décisions, le Président Obama a signé le 16 décembre 2016 des modifications au « International religious freedom act » américain, une loi sur la liberté religieuse à l’international qui intervient dans l’attitude des gouvernements américains vis-à-vis des pays étrangers. Une modification visant à condamner les Etats qui dans leur législation visent et discriminent des « non-théistes, des humanistes et des athées en raison de leur croyance » (site du Figaro du 27 décembre, site de Religion News Service du 19 décembre).
Mais il nous faut revenir à l’ordinaire, qui est moins réjouissant. La litanie des condamnations est celle de d’habitudes.
Cette fois, on en est arrivé sans doute (il y a encore la Cour de Cassation) au bout pour l’ancienne ministre française Christine Boutin, condamnée en appel à 5.000 € d’amende et 5.000 € de dommage et intérêt pour avoir repris les propos du Lévitique « L’homosexualité est une abomination ». Il paraît, selon l’avocat des associations des parties civiles, qu’enfin il n’est plus possible de tenir des propos homophobes sous couvert religieux » (Libération du 3 novembre) mais nul ne songe évidemment à sanctionner ou interdire la diffusion la Bible. L’hypocrisie règne en maître.
Quant à Dieudonné, il enchaîne les condamnations, à tel point qu’à lire la presse ou éprouve le plus de mal à suivre les différentes condamnations et leurs motifs.
En février, il est condamné à Paris à trois mois de prison avec sursis et 30.000 € d’amende pour une affaire assez spéciale. Dans un de ses spectacles, Dieudonné a attribué aux juifs la traite des Noirs. Cela me semble farce (le commerce des esclaves était une spécialité juive au départ) et sans base historique mais les tribunaux n’hésitent plus à traiter du vrai et du faux (Libération du 25 février).
Le Monde du 12 mai paraît reprendre pour le même motif une condamnation à deux mois de prison avec sursis et 10.000 € d’amende.
La Justice belge espérait faire aussi bien : en appel, elle a requis une amende de 10.000 € pour les spectacles de 2012 (Le Soir des 17-18 décembre).
Autre habitude, Geert Wilders a été condamné pour discrimination (il avait promis « moins de Marocains ») mais relaxé de l’inculpation d’incitation à la haine ce qui donne un jugement des plus modérés et absurde (Le Soir des 11-12 décembre). On croyait que les Etats avaient le droit de contrôler l’entrée à leurs frontières.
Le nouveau sujet depuis 2015 est les poursuites pour apologie du terrorisme, avec recours à la loi.
Je relève en France le cas de Jean-Marc Rouillan, ancien militant d’Action directe, condamné à la perpétuité en 1989 pour l’assassinat de deux personnalités, dont le patron de Renault, remis en liberté en 2011, poursuivi maintenant pour avoir dit une évidence, c’est-à-dire parlé du courage des tueurs du Bataclan (Le Figaro du 8 septembre). On peut qualifier ces gens de fous mais pas de lâches, comme l’a fait pourtant le Premier ministre belge le 22 mars.
Le polémiste Eric Zemmour est l’objet d’une enquête préliminaire pour des propos identiques (Le Monde des 9-10 octobre).
De plus en plus clairement sous couvert d’accusations de racisme, on voit une action concertée à l’encontre de tout qui n’est pas favorable à une politique de frontières ouvertes pour autant qu’on soit clairement de droite.
La logique eût voulu que l’on fasse adopter préalablement une loi en ce sens, mais elle n’aurait jamais recueilli la majorité et rien n’aurait empêché qu’après l’adoption quelqu’un puisse dire que la loi était mauvaise. Mais ça ne fait rien. A Béziers, les associations dites antiracistes ont déposé plainte contre le Maire Robert Menard qui a entamé une campagne d’affichage contre l’obligation d’accueillir des migrants (Le Soir du 13 octobre). Personne, sauf Trump en mai 2017, ne relève le problème.
Le prix de la désinformation ou du politiquement très correct semble brigué par le Guardian que l’on a longtemps tenu à la pointe de l’information critique et indispensable. Il a créé une rubrique ne comportant que des informations positives (Le Monde du 8 juin). Les « nouvelles » seraient centrées sur des solutions. Difficile de moins cacher une volonté directive.
Les humoristes et caricaturistes restent évidemment aux premières loges des problèmes. Leurs points de vue sont très divers, des courageux aux couards.
On comprend bien ceux qui œuvrent en pays musulmans, ainsi la star tunisienne de l’humour Lofti Abdelli, qui préfère ne pas se moquer de la religion (Le Soir du 28 septembre). D’autres sont décevants, comme John Cleese, l’un des fondateurs des Monty Python’s qui assure qu’il ne dira rien sur l’islam parce qu’il ne veut pas mourir (Il est né en 1939) (El Pais du 8 octobre).
B. Poelvoorde évacue le problème « Je n’ai aucun combat, aucune bataille » et pour lui le rire ne doit pas servir à quelque chose « d’autre qu’à la gratuité du plaisir d’être heureux » (Le Soir du 25 mai). Laurence Bibot admet qu’elle ne fera pas de blague sur les djihadistes mais reconnaît au moins qu’elle devrait avoir « un peu plus de couilles » (Le Soir des 14, 15 et 16 mai).
Finalement, Jean-Louis Lahaye est plus convaincant. Il reconnaît qu’on a le droit de dire de moins en moins de choses aujourd’hui « … Aujourd’hui … on est muselé de partout … Tout est canalisé, on est « interdit de » au nom de la pensée unique ». Et, parfaitement lucide, il ajoute « Les gens ressentent ce contrôle des opinions. Et que font-ils ? Ils expriment leur frustration par leur vote … en faveur de Donald Trump ou de Marine Le Pen » (Le Soir-Tv News du 23 décembre). Le politiquement correct visant le passé à récrire ou à en faire disparaître la trace continue à fleurir.
A l’Université d’Oxford, des étudiants réclament l’enlèvement de la statue de Cecil Rhodes, un des principaux bienfaiteurs du Collège, dont la façade est ornée de la statue (il y avait fait ses études). Rhodes était ségrégationniste (International New York Times des 30-31 janvier). C’est un fait, mais si l’on doit réexaminer toutes les statues et noms de rue en faisant fi du contexte historique…Ceux qui veulent cela se rendent-ils compte que dans un siècle par exemple, on sera tout aussi sévère à leur égard, pour tel ou tel motif aujourd’hui hors du champ du pensable ? La commissaire européenne Margrethe Vestager déclare (enfin quelqu’un de bon sens), à la totale et visible stupéfaction du journaliste qui l’interviewe : « Ce que nous recherchons est en contradiction flagrante avec notre histoire … » (Le Soir du 18 octobre). On continue à chasser le mot « nègre » mais va-t-on débaptiser le roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres ? La réponse est oui, le Centre culturel d’Uccle en a présenté une adaptation pour le théâtre sous le titre Devinez qui ? (Espace de Libertés, p. 447, mars 2016).
La Sainte Lucie est une fête très importante en Suède. Chaque ville y élit sa sainte Lucie, une petite fille blanche et blonde. Par crainte des attaques habituelles des Africains et des féministes, une société a mis sur sa page Facebook en Sainte Lucie, un petit garçon sans doute métis, au teint brun et aux cheveux crépus. La bataille est générale entre les tenants de la tradition et ceux pour qui parler distinctement des hommes et des femmes ou de couleur de peau est un crime (Le Monde du 10 décembre).
Les deux faits les plus cocasses nous viennent l’un d’Inde et des Etats-Unis, l’autre d’Egypte.
En janvier, le magazine américain Fortune a publié en couverture une caricature représentant le patron d’Amazon, Jeff Bezos, en Vishnou. Le directeur de la Société universelle de l’hindouisme, aux Etats-Unis, a protesté : c’est une divinité majeure de l’hindouisme et elle ne peut être utilisée de manière inconvenante.
Pourtant en Inde même, les représentations de Vishnou sous des formes différentes sont innombrables. Bref, on confond l’image et la réalité (Ah, Magritte !) et on s’en prend à certains et pas à d’autres (Le Monde du 3 février).
Le mieux est la mésaventure du ministre égyptien de la Justice, Ahmed Al-Zind, qui s’est laissé emporter jusqu’à dire à l’encontre des journalistes qui l’accusaient de corruption, qu’il était prêt à les arrêter tous « fussent-ils le Prophète ». L’université d’Al-Azhar lui a adressé un avertissement, sans contester que l’insulte n’était pas intentionnelle. Le ministre à vrai dire avait fait exploser le nombre de procès pour blasphème ou outrage à la religion. Il se croyait protégé mais il a pris trop de risques (Le Monde du 15 mars).
Bien sûr, l’année a été foncièrement « normale ».
Ainsi, plusieurs médias iraniens ont ajouté 600.000 dollars à la prime offerte pour la tête de S. Rushdie sur la base d’une fatwa toujours bien valable (site Nouvel Obs le 24 février).
Tout au plus peut-on dire que, devant les limitations générales à la liberté d’expression, quelques victimes font montre de réticences et que le « travail » de réduction de la liberté d’expression est si avancé que quelques-uns n’arrivent plus à se taire.