Bulletin 60 décembre 2017 - Sanctionner les fake news?
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Bulletin 60 décembre 2017 |
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Sanctionner les fake news? |
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Patrice Dartevelle
Si l’actuel président des Etats-Unis n’est pas la source première des réflexions et indignations sur les fake news - le terme est plus précis que fausses nouvelles, la fausseté de celles-ci pouvant être involontaire -, les questions ont incontestablement pris une nouvelle ampleur avec lui.
Quand sa conseillère Kellyane Conway, connue par ailleurs pour avoir inventé de toutes pièces un massacre djihadiste quelque part aux Etats-Unis, voulant soutenir son collègue porte-parole du président qui cherche à défendre l’indéfendable, à savoir qu’il y avait autant de monde lors de l’investiture de Trump que lors de celle de son prédécesseur, déclare le 22 janvier 2017 qu’au fond il peut y avoir des « faits alternatifs » et que le porte-parole lui-même affirme que l’assistance à l’investiture ne peut être ni prouvée ni quantifiée (le correspondant de NBC, Chuck Todd, lui répond du tac au tac que les faits alternatifs ne sont que le nouveau nom des mensonges), on entre dans un monde différent, étrange, regrettable…mais réel.
Dès lors les voix s’élèvent pour interdire les fake news, ou du moins les sanctionner. C’est par exemple la position de Craig Silverman, rédacteur en chef de Buzz-feed News, pour qui les gouvernements doivent se saisir de la question1. Il rejoint la députée et ancienne ministre écologiste allemande Renate Künast, qui a été victime d’une rumeur selon laquelle elle aurait déclaré après le viol et l’assassinat d’une étudiante par un afghan, que le criminel était un réfugié traumatisé et qu’il fallait plutôt l’aider de toutes les manières2. Elle n’avait pas dit ça, c’est indubitable.
Mais R. Künast cherche d’emblée à faire d’une pierre deux coups et propose que dans un même acte, on sanctionne les fausses nouvelles et … l’incitation à la haine. On ne pourrait mieux montrer les risques d’une législation ad hoc. Ne perdons pas de vue non plus que bien des dictatures, par exemple au Cambodge, en Malaisie ou en Chine se déclarent prêtes à suivre le président américain dans sa lutte contre les fake news en se tournant contre la presse de manière fort suspecte, comme leur inspirateur3.
Les lois existent
Pourtant nul ne peut soutenir qu’on soit actuellement devant un vide législatif en la matière. La situation peut varier un peu de pays à pays mais des lois existent et je ne trouve pas que ce soit forcément anormal : la liberté d’expression sans responsabilité ne peut être défendue.
Presque partout existe une loi contre la diffamation. En France et en Belgique, des réparations sont obligatoires et prévues par le Code civil en cas de dommage à autrui. Mieux encore, la loi française de 1881 sur la liberté de la presse, un rare modèle de libéralisme du moins dans sa version originale, contient un petit nombre de limites à la liberté de la presse, dont précisément la propagation de fausses nouvelles. En matière de presse, ce sont plutôt les conditions particulières de procédure qui sont la clef de la liberté.
Ces lois ne résolvent certes pas tout. Les dégâts, notamment économiques, peuvent ne pas pouvoir être réparés par le coupable, vu leur niveau élevé. C’est également un élément à bien peser quand on imagine une protection de principe pour tout lanceur d’alerte, alors qu’un de ceux-ci peut être mal informé ou mal intentionné. Dans d’autres cas, les dégâts peuvent être révélés trop tard, après un mal devenu irréparable.
Rien de bien neuf sous le soleil
Une des premières questions est de voir ce qu’il y a de neuf dans les fake news. La plupart en semblent conscients, pas grand-chose sauf deux points sur lesquels je reviendrai plus loin.
Les fake news répandues par la presse en parfaite mauvaise foi ont un ancêtre indiscuté : les articles parus dans une grande partie de la presse française de 1897 à 1917 en faveur de la politique et de l’industrie russes ont été payés par l’or tsariste. Le livre de Boris Souvarine, paru en 1931, L’abominable vénalité de la presse française, constitue un témoignage classique des pratiques de ce genre. Quand, en 1949, Orwell publie 1984, il vise en fait les relations faites par la presse des événements de la Guerre d’Espagne : « J’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation que suppose un mensonge ordinaire », écrit-il dès 1942. Marxiste anti-stalinien, Orwell a fait par exemple l’expérience en Espagne du totalitarisme communiste de l’époque stalinienne4.
Mais il a pu constater tout aussi bien la mauvaise foi des pro-franquistes. Le Musée de Guernica, tel que je l’ai vu voici un peu plus de quinze ans, montrait les titres et articles des journaux européens de la presse de droite après le bombardement de la ville , Libre Belgique comprise, : pour eux, le massacre n’était pas le fait des avions nazis mais un crime monté par les républicains pour accuser Franco et ses alliés.
Les débats politiques sont pleins de « fausses nouvelles », parfois dues à une information gravement insuffisante, et donc engageant la responsabilité de celui qui les diffuse, ou inexacte. Dans plusieurs pays, des spécialistes ont mis en place pour les grands débats politiques télévisés un système qui leur permet rapidement, dès la fin de la joute, de valider ou non les affirmations des intervenants, par exemple candidats à la présidence de la République. Mais on sait que les statistiques de tous ordres sont aisément contestées, de bonne ou de mauvaise foi, et au fond pas toujours unilatéralement claires. Les débats actuels sur l’allocation universelle-moyen autre de répartition de moyens existants devenu aide sociale supplémentaire sans trop de souci pour le financement alors qu’on parle souvent de montants considérables- donnent une bonne mesure de la difficulté du problème.
En matière de religion, nul doute que certains - y compris des croyants à l’égard de leur propre religion- considèrent que des récits comme par exemple la remise des Tables de la Loi à Moïse ou les miracles de Jésus et ce qui a trait à sa conception ne sont pas plus que des fake news.
Le maintien indéfini de bobards qui sont des causes entendues est certainement agaçant mais rien n’y fait : ainsi la nationalité américaine d’Obama ou l’accident aérien qui a entraîné la mort du président polonais à Smolensk en 2010.
Le mensonge est parfois simple rétention d’information. Dans les arguments en faveur du Brexit, il y avait le chiffre avancé que, chaque année, 100.000 étudiants étrangers en Grande-Bretagne y restaient après la fin de leurs études. Le chiffre réel est 20 fois moindre et la ministre de l’intérieur de l’époque, Th. May, savait la vérité et l’a gardée sous le coude5.
On peut vouloir sévir mais il n’est pas sûr que l’électeur veut la vérité. Il y a de toute manière du pain sur la planche!
Des cas encore moins simples
Parfois encore, la mauvaise foi, le mensonge délibéré sont particuliers.
Quand, le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell prétend fournir des preuves de la conservation et de la possession d’armes chimiques par l’Irak, il a tort, ce n’est pas la vérité. Mais tout indique qu’il croyait dire vrai, contre toute vraisemblance. L‘administration Bush voulait à tout prix la guerre. Elle en a perdu tout esprit critique, les courtisans ont déclaré voir ce que le chef voulait et tout le monde à la Maison blanche s’est auto-intoxiqué.
Il peut aussi y avoir de bons mensonges ou des cas bien difficiles à trancher.
L’espionnage n’est pas un domaine de prix de vertu et le mensonge organisé est certainement un de ses moyens favoris mais qui contestera par exemple l’opération Mincemeat grâce à laquelle les services secrets britanniques (un cadavre qui transportait des documents de pure invention) ont réussi à faire croire aux Allemands en 1943 que le débarquement des Alliés en Méditerranée aurait lieu en Grèce et en Sardaigne alors qu’il devait se faire et s’est fait en Sicile?6
Le 13 décembre 2006 le docu-fiction (ou docu-menteur) de la RTBF, Bye bye Belgium, crée un électro-choc dans le public. Tout y est faux. Tant au sein de la RTBF que dans le pays, la discussion sur la légitimité d’une pareille fake news a fait rage. Des journalistes ont en conscience pensé que le public francophone s’aveuglait sur l’état des esprits en Flandre et que seul un procédé de ce type leur ferait voir la réalité en face. La fureur des Flamands de se voir dévoilés (tout en déclarant hypocritement qu’ils ne feraient jamais ce que l’émission leur faisait faire) n’a-t-elle pas donné raison à la RTBF?
Le métier d’avocat pose aussi des problèmes. Un avocat digne de ce nom ne peut certes inventer des faits, suborner des témoins, etc…Mais tout avocat côtoie quotidiennement le faux. Platon se méfiait de la rhétorique et voulait l’interdire dans les procédures judiciaires. Cicéron était plus lucide. Pour lui la défense était « un art qui repose sur le mensonge, qui parvient rarement à la connaissance du vrai, qui cherche à exploiter les opinions et souvent même les erreurs des hommes ». Et Tacite ajoutait qu’au fond la mission de l’avocat était d’ »Empêcher un homme d’être à la merci de la force », ce qui signifie que son rôle doit pouvoir comporter des accommodements avec la vérité7. Et dans certains pays dont le nôtre, les juges ne peuvent condamner les mensonges d’un accusé.
Ce n’est donc pas simple, sauf pour Bernard Tapie qui admet avoir régulièrement commis des mensonges8.
Le vrai neuf
Deux aspects du problème ont quelque chose de neuf ou d’assez neuf.
De l’avis général, ce qui est neuf c’est la question des réseaux sociaux, leur nature, leur ampleur et les transformations de l’information.
L’information en continu sous toutes ses formes joue en permanence des tours. Il y faut à tout prix parler et montrer et il faut le faire plus que vite, en instantané. Toute vérification des sources voire toute analyse de simple bon sens sont impossibles dans ces conditions. Selon certains sondages (d’autres donnent des chiffres plus bas), 44% des adultes américains s’informent essentiellement sur Facebook . Il est certain que sites , Facebook, Twitter sont infestés de messages fabriqués. Pendant la campagne de Trump, quelques dizaines de milliers de petits robots ont déversé 20% des tweets publiés pendant la campagne. Pendant la même campagne, quelques adolescents de macédoine ont monté une centaine de sites pro-Trump et ce dans un but purement mercantile9. le triste travail du gouvernement russe ne peut être mis en doute que ce soit lors des élections américaines, la campagne pour ou contre le Brexit.150.000 comptes Twitter implantés en Russie ont fait la promotion du Brexit 10. Dans le débat sur l’indépendance de la Catalogne, 55 % des messages postés sur les réseaux sociaux en faveur de l’indépendance provenaient de Russie et 30 % de son satellite vénézuélien11.
Mais cela a-t-il eu de l’effet? Ce n’est vraiment pas sûr. Une étude assez considérable-mais encore provisoire- menée par un chercheur très titré de l’Université de Stanford conclut négativement malgré la minceur (0,51%) de l’écart entre Trump et Clinton dans trois États-clefs. L’étude conclut que 0,92% des électeurs se souvenaient de fausses informations en faveur de Trump et 0,18% de fausses informations en faveur de Clinton, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’ils y ont ajouté foi. Ces fake news n’ont probablement été que quelques gouttes d’eau dans la campagne électorale12.
L’autre élément est à l’oeuvre depuis quelques décennies sous le nom de post-modernité ou post-modernisme.
Le journal Le Monde a publié un éditorial intitulé « La défense des faits »13. Jérôme Fenoglio, son directeur y parle de continuer de mener la bataille des faits . Je partage cette volonté mais ne soyons pas naïfs. Accueillir partout avec éloge, y compris dans Le Monde, depuis plusieurs décennies, essayistes, philosophes, sociologues, historiens des sciences, etc… qui contestent ce qu’on appelait (je n’ose pas le présent) le réel, la réalité des faits et qui ne voient dans la science qu’une croyance comme une autre a abouti à valider l’idée de faits alternatifs, qui paraît supposer que des visions contradictoires du même fait pourtant tangible peuvent coïncider de manière indécidable. Sans doute les penseurs visés crieront-ils que mon interprétation est triviale mais à tout le moins, c’est bien ce qu’on a fait de leurs théories.
Tout ne serait qu’interprétation. Et un important parlementaire américain, Kevin Brady, président de la Commission des Voies et Moyens de la Chambre, a déclaré qu’il n’était pas intéressé à regarder des faits qui dérangent14.
Le politiquement correct ajoute à cela. Quand l’histoire déplaît, soit on ne parle plus de ce qui est malvenu, soit on la nie (en enlevant les statues), soit on interdit d’en parler (comme dire que les résultats de la décolonisation sont une misère et une insécurité accrues).
Des solutions ?
Quelle(s) solution(s) adopter ?
Confier au pouvoir politique la responsabilité de déterminer ce qui est vrai ou faux relève de la plus haute irresponsabilité. Même au pays du Premier amendement, on voit maintenant le président tenter d’obtenir par voie de justice les adresses IP des 1.300.000 internautes qui on consulté le site disrupt.org, créé pour organiser le 20 janvier 2017 des manifestations anti-Trump15. Certains- qui ne veulent pas d’une régulation étatique- pensent que les réseaux sociaux eux-mêmes doivent créer une régulation et comptent sur la créativité de la société civile pour y arriver16.
J’avoue me méfier de la dictature de la majorité et à voir comment censurent certaines grandes firmes, décisives sur Internet, j’ai plus que des hésitations. Ces firmes paraissent être en accord avec la morale des années 1950 et ne pas hésiter à en faire une règle pour toute la planète. Pour elles, sans état d’âme, ce qui est bon pour les Américains est bon pour les européens.
Pour trouver des solutions, l’aide à la consultation des sites est intéressante. Le Monde a lancé un dispositif pour aider les internautes à repérer les informations peu fiables, le Décodex17. C’est sûrement utile mais la règle en la matière est qu’être informé, c’est vouloir s’informer et s’en donner les moyens. Y a-t-il un public entre ceux qui veulent s’informer et qui n’ont pas véritablement besoin d’une telle aide et ceux qui ne soupçonnent même pas ou ne veulent pas voir le problème?
Je défends pour ma part depuis longtemps une autre idée. Les vrais internautes de mes amis me diront que décidément le génie du web m’est étranger mais soit. Je lis que la secrétaire nationale de l’Association (belge) des journalistes professionnels (AJP) partage en somme mon avis (1).
Ce qui reste particulier au web, c’est sa non-structuration. Dans l’imprimé, un journal de bonne qualité, une maison d’édition lit, filtre, sélectionne, corrige ou refuse les textes en cas de problème. Tant que n’apparaîtront pas comme en imprimé des « marques » qui soient des références et qui dominent le marché, on ne progressera pas.
On parle aussi d‘éducation aux médias à l’école. C’est une autre bonne piste, du moins si on s’accorde sur le fait qu’il n’est pas réellement possible de décrypter quoi que ce soit si on n’a pas accumulé un capital de connaissances suffisant et si on ne l’a pas structuré. Mieux vaudrait que la nouvelle matière ne s’impose pas au détriment des autres. ..
Il existe des têtes pleines et mal faites mais il n’y a pas de tête bien faite et vide.
(1) Comment lutter contre les fake news ? Le Soir du 3 mai 2017.
(2) Article et interview (avec début et photo en première page) dans El Pais du 4 mars 2017.
(3) cf Harold Thibaut, Des »fake news » appréciées des autorités asiatiques, Le Monde du 7 mars 2017 et de nouveau le 5 septembre 2017, sur le seul Cambodge cette fois.
(4) cf Stéphane Foucart, Relire »1984 » à, l’ère de la post-vérité, le Monde du 21 juillet 2017.
(5) Eric Albert, Confusion sur les chiffres de l’immigration, Le Monde du 29 août 2017.
(6) cf Malcom Gladwell, Mystifiera bien qui mystifiera le dernier, Books, N° 84 (juillet-août 2017), pp. 70-75.
(7) cf pour ceci François Saint-Pierre, Le droit au mensonge, Le Monde du 29 juillet 2017.
(8) Le Monde du 22 juillet 2017.
(9) Sur tout ce point, cf Luc Ferry, Bienvenue dans l’ère de la post-vérité, Le Figaro du 30 mars 2017.
(10) cf Philippe Bernard, Londres fustige les « fake news » de Moscou, Le Monde du 17 novembre 2017.
(11) cf Paul Seabright, Les « fake news » n’ont pas décidé de l’élection deTrump, Le Monde du 10 février 2017. Son article plus récent, De l’influence de Fox News sur la victoire de Donald Trump, Le Monde du 10 novembre 2017, me paraît surtout montrer que le fait principal est que les électeurs dont les opinions sont proches de celles de Fox News regardent cette chaîne beaucoup plus que les autres et qu’il n’est guère possible de démêler persuasion et sélection.
(12) cf Isabelle Piquier, L’ombre de la Russie sur le référendum catalan, Le Monde du 17 novembre. 2015 et M. Rajoy lui-même dans Le Soir du 22 novembre 2017.
(13) Editorial de Jérôme Fenoglio, Le Monde du 3 février 2017.
(14) cf Simon Johnson, professeur au M.I.T., Donald Trump , le Juan Peron d’Amérique du Nord, Le Monde du 16 novembre 2017.
(15) Martin Untersinger, Le Monde du 17 août 2017
(16) Benoît Huet, La liberté d’expression au défi des « fake news », Le Monde du 26 août 2017.
(17) cf Le Monde du 3 février 2017.