Bulletin 60 décembre 2017 - Infaillible émocratie?
Article Index |
---|
Bulletin 60 décembre 2017 |
Si une hirondelle pouvait faire le printemps… |
Infaillible émocratie? |
Sanctionner les fake news? |
All Pages |
Marc Scheerens
Un mot courant permet de donner de la valeur à’un interlocuteur : le mot sincère. Mais d’où vient ce mot ? Comment est-il entré dans l’usage ? Il vient du temps où l’écriture était faite sur un support fragile : la cire. Ces tablettes de cire étaient pratiques car réutilisables : un petit coup de chaleur et les signes y gravés par un stylet s’effaçaient. Un écrit ineffaçable, une pensée à ne pas perdre, une loi fondamentale, demandaient un support sine cera comme l’airain ou la pierre. Etaient sincères ce qui était gravé de façon impérissable.
Difficile cependant de transporter aux confins des mondes une bibliothèque de pierres gravées.
Nul obélisque ne quittait la vallée du Nil.
Il a existé des supports papiers. Mais les matériaux mis en œuvre pour confectionner les écrits ne résistaient pas au temps : le papier utilisé était mangé par des vers et l’encre, dans certains cas faite de suie à l’eau mêlée, s’estompait. Chaque ouvrage devait être copié et recopié pour se survivre à lui-même. Il encourrait des fautes de copistes, des contre-sens, des falsifications.
La survenance de l’imprimerie va permettre au savoir acquis de se donner une certaine permanence, de se diffuser, de se donner à lire. La volonté de l’auteur de donner à son œuvre une permanence, le désir d’échapper à l’oubli et à ce qui est fugace est un signal : avoir de l’influence sur l’évolution des pensées et des mœurs, s’affirmer comme individualité nécessaire à la bonne évolution ou se donner un outil de pouvoir ou de domination.
L’auteur semble guidé par un impératif, par une force de communiquer, par un besoin impérieux de faire des adeptes. Dans la fixation écrite de la pensée, il y aurait comme une ouverture, un élargissement de la sphère de l’intime conviction vers d’autres quêteurs du sens.
Cependant, dès qu’apparaît la pensée diffusable, concomitamment d’autres se sentent menacés dans le rôle qu’ils se sont donnés. Les écrits ‘sincères’ ont tôt l’objet d’une censure.
Dans les bibliothèques, il y avait l’enfer, un endroit pour des écrits jugés dangereux ou sulfureux.
Dans les religions, il y avait l’index, la liste des écrits interdits. L’Autorité civile ou religieuse se réserve le droit d’interdire. En réaction à l’interdit, les écrits vont circuler sous le manteau comme si le besoin de se livrer, de se dire, d’être écouté valait plus pour être soi que le danger de la prison. Pas seulement la prison : l’exécution capitale et l’autodafé des écrits incriminés étaient possibles.
L’histoire regorge de récits qui relatent comment certains ont dû renoncer, pour avoir la vie sauve, à la communication d’une découverte mettant en péril la pensée dominante. L’histoire nous dit aussi que ce qui hier était condamné ou rejeté fait aujourd’hui partie des certitudes : les pensées discordantes d’alors ont aujourd’hui le statut de vérité. Ces vérités reconnues sont donc plus fortes que les censeurs : si leurs auteurs ont été malmenés, ce qu’ils ont mis en évidence devient un instrument du progrès dans la connaissance et la gestion d’un univers fragile.
Quoique fixée dans l’écrit, les pensées, les découvertes, les analyses du comportement n’ont pourtant pas acquis la permanence désirée. La compréhension du Monde d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui. La Terre n’est plus le centre de tout l’univers et l’humain qui la gère ne serait qu’une petite forme du Vivant.
Les écrits témoignent : les humains ne veulent pas subir le fonctionnement de leur espace mais le comprendre. Les écrits suscitent la polémique ou le dialogue. Les écrits parlent d’amour ou de désamour. Les écrits restent. Pourtant aujourd’hui il y a d’autres supports aux mots. Ce qui permettait hier de se forger une intime conviction est maintenant menacé par l’hyper-connectivité.
Des écrits minima circulent sans supports, pénètrent partout et leur fondement est parfois invérifiable. Ils ont pour eux la vitesse et la flexibilité. Ils peuvent entrer partout par simple clic : ils ont l’intelligence de la souris ! C’est une vraie révolution. La conviction disparait au profit de l’émotion. Comment ensemble allons-nous faire face à ce qui peut sembler une menace pour la juste et saine compréhension de qui nous sommes, du pour quoi et du comment (bien) vivre ?
Faut-il s’abandonner collectivement à la loi du ressenti, à la survalorisation des sentiments pour aller vers un mieux-être (humain) ? Comment garder comme inaliénable le droit de dire et de penser tout en échappant aux dérives de « Tout est vrai, tout est bon, quand je le dis » ? Existerait-il une instance critique qui favorise le bon discernement ? Pouvons-nous échapper à une loi éthique, une obligation qui pousserait à choisir de bien faire plutôt que de malfaire ? Est-ce que consentir à cette obligation morale n’est pas un libre choix salutaire pour mon entourage ?
Le rétrécissement du besoin de bonheur à la satisfaction immédiate de ce besoin sans autre perspective, sans analyse des conséquences sur autrui, n’est-il pas le chemin qui conduirait à la mise à mort de tous par tous ? Par exemple : sauver l’emploi des travailleurs du charbon dans un petit coin de la Maison Commune pourrait avoir pour conséquence première l’isolement du promoteur, puisqu’il y aura réprobation des autres, puis mise en péril de la survie du plus grand nombre.
Si l’expression d’une pensée ne doit pas être censurée, il reste que l’auteur d’un écrit ou d’un sms garde la responsabilité de l’acte ou du discours. Créer une émotion, inciter à réagir violemment dans l’heure sans se mouiller soi-même est-ce autre chose que de la lâcheté ou un manque d’intelligence ? Dans le cours du temps, bien des écrits ont été des transgressions. Ils ont fait évoluer le savoir commun parce que leur finalité était désintéressée. De plus l’auteur conscient de la transgression d’une norme devait assumer les conséquences. Ce n’est pas parce que nous sommes moralement tenus de faire le bien, que nous ne sommes pas libres. La vraie liberté est dans la décision prise.
Ce qui peut éclairer le moment de la prise de décision serait la conscience. Pour éviter que l’émotion, la colère, la haine, le mépris ne soient le moteur d’action spontanées et nuisibles, il faut développer la pensée critique, l’analyse, le raisonnement. L’Homme doit rester un sujet pensant. De même qu’il n’a pas été possible d’endiguer les effets des écrits dits subversifs, de même il y a un prix à payer pour que, par la rumeur, le faux surpasse le vrai. Le Monde – l’espace de haute technologie que nous avons façonné – exige le rendement, la satisfaction immédiate, la soumission aux lois du marché. Il en résulte un stress permanent. Hier, vouer sa vie à une entreprise était louable. Aujourd’hui, seul le changement est une preuve de la flexibilité et de l’adaptabilité permanente aux changements de plus en plus rapides, un signe tangible d’efficacité. Il faudrait s’habituer au réflexe d’un temps de pause nécessaire avant toute action. La démocratie ne survivra pas à l’absence d’un débat d’idées contradictoires. Le débat se conclut par une prise de décision. Appliquer la décision engagera une pratique.
S’il y a incitation à la haine (?), comment ne pas s’y soumettre sinon en s’offrant un moment de réflexion, en décidant d’une non-adhésion ? Une condamnation de l’auteur ne ferait qu’une victime de plus. Et l’émotion du moment voudra la sauver. S’il y a diffusion d’une fausse information, elle n’apparaîtra comme telle que chez celui qui est capable de jugement. Favorisons l’accès au jugement, à l’analyse ! La petite revue que vous tenez dans vos mains voudrait y collaborer. Elle essaie de passer outre l’émotion pour informer de faits. Les faits évoqués semblent contraires à l’avènement d’une humanité guidé par la liberté de conscience, d’une humanité suffisamment informée pour décider de ce qu’il serait bon de faire ensemble.
Cependant, il ne suffit pas d’être informé – interenettement vôtre ! – pour apprendre : ce serait se méprendre. Favoriser l’ignorance ou la connaissance superficielle équivaut à favoriser aussi la dictature qui se nourrit du ressentiment. Serons-nous capables d’une insoumission salutaire ? Qui ou quoi pourrait nous motiver à surpasser l’émotion et l’éphémère. Comment être sincères avec les matériaux d’aujourd’hui s’il s’agit de durer ?