Revue Numéro 8 2016 - Rapport sur la répression du blasphème en 2015
Rapport sur la répression du blasphème en 2015
Patrice Dartevelle
Aucun rapport annuel sur la répression du blasphème n'aura suscité aussi peu d'hésitation sur le choix du thème central. Bien évidemment l'attentat du 7 janvier contre Charlie Hebdo avec la mort de quasi tous ses dessinateurs et auteurs de renom l'emporte sur tout.
Jamais non plus je n'ai dû rapporter un événement aussi grave et aussi pénible. La LABEL connaissait Charb qui avait parlé à sa tribune en octobre 2010 et avec qui j'avais essayé de reprendre contact en février et mars 2014 (en lui proposant de le rencontrer dans les locaux de l'hebdomadaire...).
De toute évidence, c'est un Waterloo pour la liberté d'expression qui s'annonce - principalement par autocensure devant les risques - même si on a voulu s'agiter pour le nier.
Jamais non plus je ne me suis trouvé au bout d'un an avec une telle masse de coupures de presse. Celles qui relèvent de l'attentat représentent environ la même quantité de documents qu'une année "normale" entière. La sélection sera dès lors encore plus subjective. J'avoue avoir éliminé les discours de circonstance, les dénonciations, sincères ou non, du djihadisme pour me centrer surtout sur les failles publiques à l'unanimité de façade, relevées mais jamais théorisées et sur un paradoxe particulièrement remarquable qui questionne sur les intentions réelles de certains sinon de beaucoup d'acteurs.
Les jours qui précèdent l'attentat, les journaux contiennent des choses intéressantes rétrospectivement. Zemmour finit par parler à Bruxelles où il reçoit "plutôt un bon accueil" (Le Soir du 7 janvier).
Il déclare que Bruxelles "vit à l'américaine avec des communautés qui habitent séparément. Les villes sont vouées à la violence".
C'est le moment de la sortie de Soumission de Houellebecq, qui devra reporter sa campagne de presse. Mais le directeur du Monde des livres, Jean Birnbaum, avait son texte prêt. Il s'empressait d'y dénonçer "les vociférations hostiles à l'islam qui retentissent à travers l'Europe" (sans doute les manifestations assez imposantes de Pegida en Allemagne les jours précédents). C'était peu adéquat et la conclusion a sans doute été ajoutée in extremis : "nous nous trouvons tous sommés de choisir notre camp entre les pulsions islamophobes et la terreur islamiste", ce qui, à vrai dire, n'engage à rien (Le Monde du 9 janvier).
Une ambiance unanimiste a rapidement voulu se dégager en France et en Europe.
Quelques-uns pourtant ont vu clair. Ainsi l'écrivain américain Russell Banks: "La phrase [je suis Charlie] me pose un problème. Elle apporte un réconfort factice qui ne nous met pas à l'abri des désillusions. "Nous sommes tous Charlie" sous-entend qu'on est ensemble et que tout va bien. Cette unité me rend perplexe" (Le Monde du 16 janvier).
L'écrivain français Olivier Robin n'a pas manqué de s'indigner face aux proclamations mécaniques du "Pas d'amalgame" : "Il faut cesser de dire que la terreur au nom d'Allah n'est le fait que d'une minorité infime, sans rapport avec l'islam" (Le Monde du 16 janvier).
Le plus lucide est sans conteste Rony Brauman qui va bien à la source des maux : "La loi Gayssot... réintroduisait en fait le délit de blessure symbolique et de blasphème" ( Le Monde du 16 janvier).
Hors France et pays proches, sauf rares exceptions, la presse a été embarrassée et lâche, ce qui n'est pas mieux : on déplore les assassinats et on condamne les caricatures de Charlie hebdo. Mais on n'ose quand même pas dire que Charb et ses collègues ne l'ont pas volé.
L'hypocrisie avait commencé dès la manifestation parisienne du 11 janvier. Les premiers ministres turc, hongrois, israélien, le président du Gabon, les ministres d'Egypte, des
Emirats arabes unis, de Russie se pavanaient au premier rang ; "Les invités embarrassants" titrait Le Monde du 13 janvier.
La presse anglo-saxonne n'a guère été à la hauteur. Le Washington Post, USA Today, le Los Angeles Times et le Wall Street Journal ont publié la couverture du Charlie Hebdo d'après l'attentat, comportant la bizarre formule "Tout est pardonné".
Le Daily Telegraph et d'autres l'ont floutée.
Le New York Times a refusé un dessin jugé "offensant" et, plus étonnant peut-être mais sans que je puisse lui faire la leçon, le Jylland Posten, qui avait publié les caricatures de Mahomet en 2006, n'a pas voulu reproduire la couverture en disant : "Nous avons peur" (Le Monde du 15 janvier).
Pour le journal libéral qu'est normalement le New York Times, David Brooks, dans l'édition des 10-11 janvier écrit hypocritement sous le titre "I am not Charlie Hebdo" que les discours "offensifs" doivent être découragés socialement mais jamais légalement.
Ian Buruma, l'auteur de On a tué Théo Van Gogh. Enquête sur la fin des Lumières, s'est empressé d'écrire que "la liberté d'expression n'est pas absolue" (Le Monde du 13 janvier).
Je n'ai trouvé qu'un cas positif, véritable cas d'école : le quotidien turc Cumhurryet a publié quatre pages de Charlie Hebdo (Le Soir du 19 janvier).
On n'attendait certes pas grand-chose de lui, malgré l'image flatteuse et ouverte qu'il veut donner de lui, mais le Pape François a fait très fort en déclarant le 15 janvier aux journalistes dans l'avion qui le menait au Sri-Lanka: "on ne peut provoquer, insulter la foi de l'autre ni la tourner en dérision". Jusque là, rien d'original ni de différent pas rapport à ses prédécesseurs mais la suite vaut son pesant d'or :
"Si [quelqu'un] parle mal de ma mère, il peut s'attendre à un coup de poing, et c'est normal" (Le Monde du 17 janvier).
Au diable la casuistique, plutôt le langage des jeunes de banlieue et vive la morale de Zidane ! De fait, à l'ONU, le Saint-Siège a clairement réclamé qu'il n'y ait pas de droit d'offenser les religions (La Croix du 26 mars).
Certains, qui doivent habiter sur Mars, s'en sont étonnés mais les autorités et les populations des pays musulmans ont clairement dit que c'était bien fait.
La palme revient à la Tetchénie et son chef Kadyrov. C'est une véritable marée humaine, des centaines de milliers de personnes, qui ont défilé à Grozny, la capitale (Le Soir du 20 janvier), pour applaudir les assassins.
La liste des pays musulmans où on a défilé contre la France est longue : le Niger (d'où dix morts), le Pakistan, la Mauritanie, le Sénégal, la Tunisie, l'Iran, l'Algérie (Le Soir du 19 janvier).
En Egypte, l'université Al Azhar et le patriarche copte ont parlé d'insulte.
Le Hezbollah libanais a été plus équitable: il a condamné l'atteinte aux sentiments des musulmans tout en condamnant l'attaque. Au Maroc, on a interdit les journaux français qui reprenaient la "une" de Charlie hebdo.
Le principal journal d'Algérie a lancé une campagne "Nous sommes tous Mahomet". En Iran on a stigmatisé "les amis de la liberté d'expression en Occident" et plus finement, sommé les dirigeants occidentaux d'éviter le deux poids-deux mesures (Le Monde du 16 janvier).
Chez nous deux caricaturistes, et non des moindres, se sont opposés à Charlie Hebdo.
Delfeil de Ton, ancien collaborateur de Charlie, a déclaré : " Je t'en veux vraiment, Charb" et Philippe Geluck, sans fard aucun : "Je ne suis pas prêt à mourir pour un dessin car je me sens plus utile vivant" (Le Soir du 30 janvier).
La deuxième partie n'est évidemment qu'une pénible justification de la première. Pour l'auteur de Peut-on rire de tout ? (La réponse d'alors était oui, l'aveugle croyait que c'était sans risque) et d'une Bible selon le chat (Le Soir du 15 septembre 2013), on peut rire de tout quand on ne risque rien.
Pour ce fils de militant communiste, la caricature est un moyen d'existence, pour Charb c'était un engagement de vie. Ceci dit, même Luz, le dessinateur de Charlie qui a survécu, déclare qu'il ne dessinera plus Mahomet (Le Monde du 30 avril).
Plus étonnant pour qui croit en la sincérité et la lucidité des manifestants du 11 janvier et radicalement en opposition avec les idées de Charlie Hebdo, ce sont les poursuites pour apologie du terrorisme dans la foulée de l'attentat (et par ailleurs). Elles sont immédiates, lourdes et souvent absurdes.
Dès le 15 janvier, Le Figaro fait état de 54 interpellations pour ce motif.
Et les condamnations pleuvent. Dès le 20 janvier, Le Monde en dresse une liste consternante.
Qu'on en juge :
Un Algérien déclare : "Les frères Kouachi ont raison. Je vais mettre une bombe" : 15 mois de prison.
Un homme, traité auparavant en psychiatrie, se proclame le fils de Ben Laden : 3 mois ferme.
Un alcoolique déclare : "Salauds de Français, mangeurs de porc, on va vous tuer" : 14 mois
Un déficient mental dit à propos de l'attentat : "On a bien rigolé" ; 6 mois ferme
Quant au pauvre Ahmed, huit ans, qui a refusé de participer à la minute de silence à l'école en disant qu'il était avec les terroristes, il a dû aller au commissariat, la direction de l'école (esprit vychiste oblige) l'ayant dénoncé à la police. Elle a été approuvée par la ministre de l'Education (Le Soir du 30 janvier).
Heureusement il reste Jean-François Kahn pour se battre pour le droit de ne pas être Charlie (Le Soir du 20 janvier).
Mais en Belgique le chef de groupe MR à la Chambre, Daniel Ducarme, a déposé une proposition de loi instituant le délit d'apologie du terrorisme (Le Soir du 3 février).
Les incroyables poursuites contre Dieudonné dans cette affaire sont sans doute les plus significatives.
Le 11 janvier, Dieudonné déclare : "Je suis Charlie Coulibaly" (Le Monde du 14 janvier). Dès le 12, une information judiciaire est ouverte à son encontre. Pourtant tous ceux qui pensent que dans le terreau djihadiste, il y a surtout de la désespérance sociale devraient pouvoir souscrire à la formule.
Dieudonné est ensuite arrêté (Le Figaro du 15 janvier). Il risque jusqu'à 30.000 € d'amende (Le Figaro du 29 janvier).
On peut se demander si ces étranges poursuites effectuées au nom du libertaire Charlie ne valident pas la thèse de Serge Federbuch (La marche des lemmings. La deuxième mort de Charlie Hebdo, 2015) pour qui, après l'attentat, le problème du président et du PS français était de contourner et d'oblitérer le démenti cinglant que l'attentat apportait aux thèses multiculturalistes.
Pour meubler l'écran de fumée, on invite les tyrans du monde entier à une manifestation et on fait mine de s'en prendre à la "haine", bizarre concept devenu cause première alors qu'il n'est logiquement qu'une résultante.
Dieudonné en sera finalement quitte pour deux mois avec sursis (Le Soir et Libération du 19 mars).
L'attaque contre les caricaturistes ne s'est pas limitée à Paris.
En février, un étrange remake se produit à Copenhague avec une attaque contre le caricaturiste suédois Lars Viks, puis contre une synagogue (Le Soir du 16 février, Le Monde du 17 février et du 18 février).
L'attentat de Paris en janvier n'était donc pas un accident comme celui de novembre achèvera de le démontrer. La province française du Djihad (qui comprend Bruxelles et la Wallonie) n'a qu'à bien se tenir, comme le dit Yves Trotignon dans le Hors-Série du Monde de janvier-mars 2016 "Djihadisme".
Passons à une autre question, assez nouvelle.
Jusqu'ici je n'avais que très rarement abordé la question des persécutions pour blasphème, apostasie ou "déviationnisme religieux" dans les pays du Moyen-Orient. Tout semblait y relever d'un univers moyenâgeux, détestable, mais dont on ne voyait pas comment le réformer.
Deux éléments ont changé la question. Le soutien de l'Arabie saoudite aux djihadistes a fini par créer des tensions internes et agacer le monde occidental et le développement d'Internet donne de la visibilité à des non-conformistes anticléricaux voire athées.
Condamné en 2014 dans la discrétion pour s'être moqué de la police religieuse, Raif Badawi a reçu sa première "dose" de 50 coups de fouet le 10 janvier 2015 (Le Soir du 16 janvier, Le Monde du 15 janvier).
Devant le scandale provoqué en Occident, les autorités saoudiennes ont rapidement reporté la seconde série, prévue pour la semaine suivante, (Le Soir des 17-18 janvier). De semaine en semaine, elles ont reporté la flagellation (Le Soir des 21-22 février).
La mobilisation internationale a été organisée par Amnesty International (que la LABEL a soutenue) (une page entière dans Le Monde des 18-18 janvier). La soeur de Raif Badawi est devenue la porte-parole des dissidents saoudiens (Le Monde du 6 mai).
Malgré la presse internationale, y compris celle des Etats-Unis, (Le Soir des 13-14 juin), la Cour suprême d'Arabie saoudite a confirmé la peine (Le Monde du 9 juin) mais il n'y a plus eu de coups de fouet (malgré ce qu' a dit G. Defossé, Le Soir du 13 août).
Le Parlement européen a décerné à Raif Badawi le prix Sakharov pour la liberté d'expression (Le Soir du 30 octobre) que son énergique épouse est venue recevoir à sa place (Libération du 16 décembre, Le Soir du 17 décembre).
Raif Badawi est le cas le plus connu mais d'autres condamnations à mort posent de très sévères problèmes, comme celle du neveu du reponsable de l'opposition chiite, englobée dans un ensemble de plusieurs dizaines d'autres.
Il faut voir aussi que d'autres pays très majoritairement musulmans sont le théâtre d'une lutte sans pitié des fondamentalistes musulmans. Ainsi le Bangladesh est-il aujourd'hui le pays le plus dangereux pour les non-musulmans.
Les athées sont en première ligne, comme le blogueur Avijit Roy, tué en février.
Quatre autres blogueurs, athées ou laïques, au moins ont été tués en 2015 (Le Soir des 8-9 août).
Une jeune femme, Shammi Hoque, qui défend la sécularisation et la critique de l'islam, vit cachée, sans protection policière.
Le 5 février 2013, elle avait déclaré publiquement son athéisme devant une foule d'étudiants venus proclamer leur attachement à la liberté et au sécularisme (Le Monde du 4 novembre).
Rapprochons- nous maintenant de nos sujets habituels.
Dans un registre bien différent de ce qui précède, celui des dangers de l'argent et du pouvoir qu'il donne, je retiendrai un fait, une stratégie, qui n'a pas échappé à la presse mais qui ne semble pas avoir été suffisamment pris en compte par l'opinion publique.
L'actionnaire majoritaire de Canal + en France, Vincent Bolloré, s'est mis en tête de diriger le contenu de la chaîne et de l'aligner sur sa vision des choses. Il a voulu supprimer l'émission satirique Les Guignols, l'a ensuite maintenue devant les protestations (plutôt internes) mais en la dévitalisant, ce qui a fait fuir les téléspectateurs. Il ne restait plus qu'à la supprimer (Le Monde des 3 juillet, 4 juillet, 24 juillet, 31 juillet, 6-7 septembre (pour le débarquement du responsable de la rédaction), 9 septembre, 13-14 septembre, 19 septembre, 26 septembre ; Le Soir des 3 juillet, 17 juillet, 22 septembre, 25 septembre). Quand on sait en plus que Canal + intervient dans le financement d'un film français sur deux (Le Monde du 10 octobre), on voit le risque qui s'annonce.
On se demande même s'il faut parler de public amorphe ou consentant. En fait l'idée de liberté d'expression régresse. On dit souvent que les Américains sacralisent le Premier amendement consacrant la liberté d'expression. Un récent sondage est pourtant inquiétant. 28 % des Américains sont maintenant favorables à la censure, sous différentes formes, contre 18 % en 2011 (Le Soir des 12-13 septembre).
Pour le reste, comme les années précédentes, les mises au pilori, licenciements, inculpations, condamnations pour opinion raciste ou propos homophobes ne risquent pas de cesser et tout ce qui est politiquement incorrect peut servir.
Le responsable météo de France 2, Philippe Verdier, publie un livre dans lequel il conteste le réchauffement climatique : il est licencié. La chaîne prend prétexte de ce que, dans la promotion de son livre, il se servait de son titre professionnel, moyen classique pour mettre un fil à la patte de ses employés (Le Monde des 29 octobre et 3 novembre, Le Soir du 3 novembre).
Un des cas les plus étonnants reste celui de l'ex-ministre française ultra-catholique Christine Boutin. Elle est passée au tribunal inculpée d'incitation à la haine pour avoir dit en 2010 que l'homosexualité était une abomination. Mais la formule vient du Lévitique... (Le Monde des 25-26 octobre).
Le calvaire de Dieudonné n'en finit pas et, comme d'habitude, la Belgique ne veut pas demeurer en reste par rapport à la France.
Il est devant les tribunaux pour son spectacle à Herstal (Le Soir du 15 octobre) et, à Bruxelles, on interdit préventivement un de ses spectacles au lieu de le protéger (Le Soir du 18 mai). Il est donc des cas où même une garantie constitutionnelle ne s'applique pas.
Le désarroi des juges produit l'application des lois selon la règle "selon que vous serez riche ou misérable". Le cas du célèbre écrivain italien Erri De Luca et de son acquittement final en est la démonstration.
On nous dit souvent qu'il est légitime de sanctionner la simple incitation à la haine et pas seulement l'incitation au meurtre et à la violence. Mais Erri De Luca avait déclaré qu'il fallait opérer des sabotages pour empêcher la construction de la ligne Lyon-Turin (c'est assez stupéfiant qu'il ait une idée là-dessus d'autant qu'il ne vient pas d'Italie à Bruxelles en vélo pour y donner une conférence mais soit) ! Il est pourtant relaxé, "le délit n'étant pas constitué" (Le Soir du 20 octobre, Le Monde du 21 octobre).
Y aurait-il de bonnes nouvelles ?
Il y en a, comme l'abolition du délit de blasphème en Norvège (Courrier International du 6 mai).
Il y a aussi la campagne choisie par l'IHEU et la FHE de lancer une campagne pour l'abolition des lois réprimant le blasphème (Mediapart du 19 février).
Le plus savoureux est la bonne idée des athées irlandais.
En Irlande une loi récente a rétabli le délit de blasphème supprimé quelques années auparavant et le gouvernement avait promis d'organiser un referendum sur la question.
Les athées irlandais ont introduit des exemplaires du numéro de Charlie Hebdo d'après l'attentat. Le délit de blasphème était manifeste... mais il n'a pas été poursuivi (The Guardian du 15 février).
Et parfois on ne parvient pas à empêcher la vérité d'affleurer. Le Monde publie un Hors-Série sur la liberté d'expression.
Un chroniqueur du quotidien chargé d'en faire la présentation, Gérard Courtois, se résout à dresser la liste des textes légaux "problème". Tout y est : la loi de 1972 sur l'incitation à la haine, la loi Gayssot de 1990... (Le Monde du 12 mars).
Il me reste la litanie du politiquement correct annuel.
Chaque fait pris isolément peut paraître sans importance mais petit à petit, on construit un monde rêvé, totalement intolérant pour ce qui peut contrarier cette création en cours.
Et le rêve prend corps et va devenir cauchemar par l'abandon de tout sens critique, la haine de toute contradiction ou même d'apparence de contradiction.
Quelques exemples.
Un hôpital français, dans le Val d'Oise, porte le nom d'un médecin, Charles Richet, prix Nobel de médecine 1913 pour la découverte de l'origine de l'anaphylaxie. Un siècle après, cela peut encore sembler des plus dignes. Mais la commune va débaptiser cet hôpital.
En 1919, Charles Richet écrit un ouvrage hors de ses spécialités - c'est toujours dangereux mais chacun se frotte les mais quand le texte va dans son sens -, L'homme stupide, où il dit que les tortues, les écureuils et les singes sont bien au-dessus des Nègres dans La hiérarchie des intelligences (Le Monde du 14 mars).
Mais Richet était un grand médecin et ses propos racistes étaient plus que monnaie courante à l'époque.
30.000 personnes - on voit l'orchestration - ont réclamé le retrait de l'appellation et aucun homme politique ne pouvait tenir tête à cela dans l'ambiance qui est la nôtre.
Didier Reynders s'est déguisé en Noiraud pour faire une quête de charité dans Bruxelles. La presse française (François Baudonnet de France 2) y a vu un outrage à l'Afrique et un tweet de Mia Farrow de même sens a été répercuté des dizaines de milliers de fois (Le Soir du 19 mars, Le Monde du 4 avril). La coutume date de 1876. Elle comporte un aspect carnaval et nul ne peut contester la volonté de départ des gens "chics" que sont les Noirauds de ne pas être reconnus.
A ce compte, l'armée n'a qu'à bien se tenir : dans certaines circonstances, les soldats de l'infanterie se noircissent le visage pour améliorer le camouflage mais ce sera sans doute bientôt interdit pour ne pas offenser l'Afrique.
On a beau manger des homards, un artiste qui en tue un sur scène est objet de scandale. Ainsi de Rodrigo Garcia au Centre dramatique de Montpellier (Libération du 9 avril, Le Monde du 11 avril).
journaliste de Vivacité Charleroi a des ennuis. Rendu furieux par une instruction commandant de baisser le niveau des émissions, il a protesté contre une information qui ne serait plus que pour les "barakis", terme qu'on lui a reproché. Il a tout une histoire en Hainaut et est devenu purement humoristisque. Il est utilisé uniquement au second degré.
Mieux vaut être ignorant et totalement imperméable à l'humour pour condamner (Le Soir du 9 avril).
Plus grave et plus sérieux. C'est une illusion de croire que les musées, lieux voués à la conservation du passé (et au fond même les musées d'art contemporain sont dans ce cas) ne seraient jamais touchés par l'obsession de dissimuler ou d'effacer ce passé.
Le retrait des scalps autrefois exposés au Musée national de l'Indien américain (j'ai encore vu de mes propres yeux en 1994 le panneau annonçant ce retrait quand le musée était à New York) et les récriminations sur les dépouilles humaines suffisent à le montrer.
Plus insidieux encore, le Rijksmuseum d'Amsterdam va rayer de ses descriptions, cartels et autres documents tous les mots "malsonnants" comme "Nègre" (remplacé par marron), "indiens" (remplacé par populations indigènes) et ..."Hottentots". Même dans l'intitulé, parfois multiséculaire, des tableaux, tout sera éradiqué (Le Monde du 29 décembre).
Rien ni personne dans le passé ne peut avoir contrarié nos idées d'aujourd'hui et plus personne ne peut savoir que les Occidentaux - dans le raisonnement au moins simpliste de ceux qui veulent cet effacement - ont méprisé les autres.
En outre suivre l'histoire des pièces va devenir très compliqué et strictement réservé à une partie des spécialistes. Le Musée de l'Afrique centrale de Tervueren est décidé à suivre le mouvement (Le Soir du 29 décembre). N'y verra-t-on plus bientôt que des gentils blancs qui n'ont pas utilisé de gros mots ?
Je m'en voudrais de ne pas terminer sur les méfaits d'une certaines laïcité française. Une affiche apposée dans les couloirs du métro parisien annonçait un concert du groupe "Les prêtres" (ainsi nommé parce que composé de prêtres), en indiquant qu'il aurait lieu "au profit des chrétiens d'Orient".
La RATP a fini par interdire cette promotion parce qu'elle serait contraire à la neutralité des services publics (Libération du 7 avril, Le Figaro des 2 et 9 avril).
Les tribunaux devront trancher. N'est-ce pas de l'intolérance intégriste laïque... à moins qu'elle ne masque la peur panique des musulmans?
2015 a été une année beaucoup plus que sombre pour la liberté d'expression. La plupart crient qu'ils ne cèderont pas devant l'intolérance armée mais les faits observables disent le contraire.