Bulletin Numéro 55 - Six mois apres
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Six mois après
Jean-Jacques Amy
Le 8 janvier dernier, au lendemain de la tuerie au siège de la rédaction de Charlie Hebdo, l’inqualifiable agression faisait la une de la plupart des quotidiens d’Europe. La vague d’indignation qui déferlait sur l’Occident devait encore gagner en puissance à la suite des assassinats perpétrés, également à Paris, les 8 et 9 janvier.
J’ai sous les yeux le numéro 3115 de Metro paru ce jour-là. A la page une, un beau dessin de StripMax représentant la couverture d’un Charlie Hebdo imaginaire : un poing dressé serrant un crayon et entouré de quatre impacts de balles, et du sang qui coule.
Les pages 2 et 3 relatent l’attentat, font état de menaces qui pesaient déjà sur l’impertinent hebdomadaire satirique, esquissent les portraits des quatre victimes les plus connues (Cabu, Charb, Tignous et Wolinski), citent les propos de trois hommes politiques et reproduisent la caricature réalisée par Charb et publiée la veille dans Charlie Hebdo.
Elle est prophétique, d’une façon insoutenable. Sous son intitulé qui précise en grands caractères : ‘Toujours pas d’attentats en France’, un moujik ou trappeur canadien à la barbe rousse - j’insiste sur cette apparence étrangement différente de celle des illuminés qui se livrent actuellement à des massacres prétendument pour venger des insultes faites à leur croyance. Le personnage porte un fusil-mitrailleur en bandoulière ; l’air plus imbécile que patibulaire, il éructe deux phylactères qui sont des rappels à l’ordre : le premier dit : « Attendez ! » et le second : « On a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux. » Les brutes n’ont pas attendu jusqu’alors.
Il me paraît important, six mois après ce drame, de confronter la prise de position des « Médias belges d’information », publiée dans la presse de notre pays le 8 janvier 2015, avec l’attitude de certaines rédactions durant le laps de temps écoulé. Le communiqué en question affirmait qu’en « s’en prenant à une rédaction, les auteurs de cet acte particulièrement odieux ont visé la liberté de la presse. Ils s’attaquent ainsi à la liberté d’expression et à la démocratie. » Et, plus loin, d’ajouter : « L’honneur de la communauté des éditeurs est […] de déclarer qu’elle ne cédera jamais aux menaces et aux intimidations faites aux principes intangibles de la liberté d’expression. »
Soit dit en passant, pas plus que toute autre chose, un principe n’est intangible, comme l’histoire et l’actualité le démontrent à l’envi. Les dieux ont inventé les « principes » pour donner à l’espèce humaine des concepts qui puissent être bousculés, violés, émasculés, ignorés, niés, reniés à volonté pour autant qu’on continue à s’en réclamer. Il n’empêche : il est gênant de constater que parmi les signataires de cette profession de foi des médias, ceux-là mêmes qui ont recours à cette terminologie emphatique et vide de sens, d’aucuns se sont empressés de jeter leurs principes – et leur honneur - aux orties, car ils ont bien cédé aux menaces et aux intimidations, … pour autant qu’ils en aient reçu.
J’en prends pour exemple l’article d’opinion que fait paraître An Goovaerts, une des deux rédactrices en chef de ce journal, dans De Morgen du 2 mai dernier. Moins de quatre mois se sont alors écoulés depuis le bain de sang du 7 janvier et le communiqué de presse du lendemain. A la question « Êtes-vous prête à mourir pour défendre la liberté d’expression ? », Goovaerts répond : « En théorie (‘op papier’), oui ; en réalité, non. » Et elle admet, dans la foulée, qu’elle « n’a pas ce courage » et qu’elle est « trop lâche pour accepter de mourir pour la liberté d’expression ». Plus loin, elle cite, Bart Eeckhout, journaliste appartenant à la même équipe, qui avait affirmé que « De toute évidence, comme tout un chacun, Charlie Hebdo a le droit de blesser et d’offenser les croyants. Mais, si ce droit devient obligation, je ne désire pas participer à cela. » Mais, saperlipopette, qui parle d’obligation, si ce n’est l’obligation morale qui est l’aboutissement de l’exercice du libre arbitre ?
De toute façon, il est depuis longtemps révolu le temps où Zak, le caricaturiste de la maison, faisait paraître dans ce même quotidien des dessins délicieusement blasphématoires représentant le Christ en croix ! Et Goovaerts de poursuivre en soulignant qu’il est « aussi admissible pour un journal de ne pas faire état d’une opinion que de la publier. De Morgen ne fera pas mention de n’importe quel point de vue mais, à chaque fois, pèsera le pour et le contre, d’une manière qui – malheureusement – ne peut être codifiée dans un règlement. »
Je m’explique maintenant que mes lettres à la rédaction aient été quasi systématiquement rejetées, alors que certaines étaient extraordinairement spirituelles, comme celle concernant une double tautologie et une autre critiquant gentiment les treize pages (!) consacrées au décès de l’illustrissime Jan Hoet.
Entamant sa péroraison, la rédactrice en chef surenchérit : « Dans le débat ayant trait à la liberté d’expression, il y a lieu d’être attentif à ne pas laisser la décision en matière de règles du jeu aux seuls occidentaux de race blanche, hautement qualifiés. […] Il ne faut pas qu’un groupe dans la population, se réclamant de certains préceptes moraux et de caractéristiques intellectuelles données dirige le débat. » Nul compte n’est tenu du fait que c’est en Occident qu’on retrouve le plus grand nombre de défenseurs de valeurs universalistes ; leur sera-t-il interdit d’émettre une opinion et de la partager par voie de la presse et autrement ?
Philippe Val, anciennement directeur de Charlie Hebdo, avait donc raison quand il déclarait, en février dernier, que les terroristes avaient gagné. En avril, Luz, celui-là même qui avait dessiné la couverture du premier Charlie Hebdo qui parut après l’attentat, déclarait ne plus vouloir jamais dessiner Mahomet.
Pauvre liberté d’expression, attends-toi à être encore plus sérieusement malmenée, partout et à tout moment.
En d’autres temps, des journalistes assumèrent leurs responsabilités avec un courage qui force l’admiration ; je ne mentionnerai qu’un seul exemple. Témoignage chrétien fut fondé en 1941, sous l’occupation allemande, par le mouvement « Résistance intérieure française ». Jusqu’en 1944 paraîtront clandestinement treize Cahiers du Témoignage chrétien pouvant chacun faire plusieurs dizaines de pages, qui s’opposent au nazisme au nom des valeurs chrétiennes. Après la Libération, Témoignage chrétien(TC) poursuit les combats initiés dans la clandestinité : la lutte pour la décolonisation, contre la torture, … Pendant la guerre d’Algérie, le journal est saisi 96 fois par la police française. Georges Montaron, directeur de la publication, est jeté au bas d’un escalier par un commando d’extrême droite et est condamné à mort par les terroristes de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS). Les locaux de la rédaction sont l’objet d’un attentat à la bombe. En 1961, TC est le seul journal à publier un rapport détaillé sur la sanglante répression de la manifestation du 17 octobre qui vit le massacre de centaines d’Algériens désarmés par les policiers parisiens, sur injonction du préfet Maurice Papon, ancien collaborateur notoire.
Qui devra mourir dorénavant sur les barricades de la défense de ces droits à l’information et à la liberté d’expression si, à l’instar des An Goovaerts de ce monde, des rédacteurs en chef se défilent ?
Ma foi, comme il faudra bien en passer par là, cela me semble un contexte pour ce moment suprême digne d’être envisagé.
Mais toi qui me lis, … penses-tu de même ?