Bulletin Numéro 55 - Sous le charme de ... Charb
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Sous le charme de… Charb
Jean-Jacques Amy
Dans quelques jours, six mois se seront écoulés depuis le premier des attentats terroristes de janvier 2015 à Paris, lors duquel Charb fut assassiné, ainsi que d’autres membres de la rédaction de Charlie Hebdo. Rien n’est plus pareil depuis, mais non comme on était en droit de croire au lendemain de ces atrocités : à l’encontre des solennelles promesses faites par une multitude de gens de milieux divers, dont nombre de personnalités du monde politique et de la presse, la liberté d’expression connaît de nouvelles restrictions volontairement, sciemment, délibérément, cyniquement imposées. Afin de briser un silence pervers, rien ne semble plus approprié que ces notes de lecture de ‘‘Les fatwas de Charb – Petit traité d’intolérance’’ publié en 2009 par Charlie Hebdo/Editions Les Echappés.
L’opuscule rassemble 59 diatribes violentes, de deux pages chacune, dont beaucoup sont d’un humour corrosif. Leur titre commence systématiquement par un « Mort à… » [ou « au… », ou encore, « aux… »] comme, par exemple, dans « Mort aux lecteurs de journaux gratuits ! », « Mort aux chauves à perruque ! », « Mort aux moustaches de Bachar Al-Assad ! », « Mort aux lampes basse tension ! »
Le lecteur alléché est alors entraîné dans un tourbillon de réflexions saugrenues, exprimées dans un vocabulaire souvent délirant : « Une paire de tongs en plastic […] assure à celui qui la porte une dégaine de branleur à la cool. »
L’invention lyrique est à tous les coins de page : «Bachar a la lèvre supérieure comme le cul d’un poussin fraîchement plumé. Hitler avait des poils ! Staline avait des poils ! Golda Meir avait des poils ! […] Il faut livrer Bachar Al-Assad à un tribunal international pour avoir ridiculisé l’image des dictateurs. » Comment ne pas s’esclaffer si, comme toute personne honnête, on n’aime que ce qui est irrévérencieux ?
Par endroits, l’auteur a recours à la vulgarité comme méthode d’écriture ; l’andante fait alors place à un vivacissimo ponctué d’un coup de cymbales : « Il faut faire don de ses couilles aux Restos du cœur. Au moins elles serviront à quelque chose. »
Chacun jugera du bien-fondé de cette suggestion.
Charb a une aversion pour les comportements normatifs : A la question « Comment puis-je le mieux exprimer ma différence ? » la majorité de l’humanité répond : « En faisant comme tout le monde. » Cela peut avoir trait aux habitudes alimentaires : « Il faut manger cinq fruits et légumes par jour pour prolonger sa vie jusqu’au cancer. Sinon, on meurt d’une maladie cardio-vasculaire, et là, c’est la honte. »
Ou aux destinations de voyage must : « Les amis retournent en Inde. Il faut y rester au moins quinze jours, parce que la première semaine tu la passes sur les chiottes. On n’a plus l’habitude de manger des produits sains, c’est pour ça. » Traitant de la mode, il affirme que « Le seul talent du marché consiste à faire croire aux consommateurs que ce sont eux qui ont désiré les produits qu’on leur impose. Ailleurs : « La mode est une forme raffinée et particulièrement perverse de totalitarisme. »
Ce n’est pas seulement drôle, c’est également très vrai. Quiconque a un grain de bon sens – donc, une poignée d’entre nous – s’irritera un max de devoir longer des kilomètres de vitrines de magasins de mode, avec tous les cent mètres, un coiffeur pour dames, un chausseur, un magasin de parfums ou un commerce de téléphones portables et autres abominations électroniques obsolètes dès leur achat. Où sont passés les antiquaires, les libraires, les disquaires, les marchands de modèles réduits d’antan ??? Peut-on être poursuivi pour sexisme sur plainte déposée par le MRAX et la LICRA si on clame son indignation devant les aberrantes collections de manteaux, de paires de bottes, de souliers à hauts talons, de chemisiers, de chandails, de paires de gants, de slips, de bustiers, d’eaux de toilette, de fonds de teint, de fards, d’onguents, de rimmels, de rouges à lèvres, de vernis à ongles qui occupent chaque centimètre cube d’espace dans les placards, les commodes, les armoires, et la surface entière de tablettes, d’étagères, d’appuis de fenêtre, des dessus de radiateurs, etc. de toute maison de bourgeois ? Aux armes les mecs ! Balayons tout cela, faisons de la place pour réinstaller le train électrique et caser les caisses de Leffe blonde.
L’épilation du mont de Vénus, également, s’attire l’opprobre de l’auteur :
« Dans quel magazine, dans quel salon d’épilation, dans quel film de cul des jeunes et moins jeunes femmes vont-elles chercher leur inspiration ? En matière de poils, qui fait la mode ? Y a-t-il des défilés de pubis où l’on peut voir tous les modèles en vogue ? »
Pas plus que le rase-motte, le tabagisme n’y réchappe : « Le fumeur ne peut concevoir de fumer seul chez lui. [Il] est comme ces jeunes enfants à qui l’on vient d’apprendre à faire sur le pot. Ils ont besoin que l’entourage soit témoin de leur exploit. » Ces consommateurs de misérables et puantes clopes (que Charb considère être « restés coincés au stade anal »), n’ont bien évidemment rien à voir avec ces sept ou huit messieurs qui, épisodiquement, sont à moitié couchés dans des fauteuils clubs installés dans un petit salon attenant au magasin de liqueurs et de cigares proche de mon domicile.
Le passant peut les contempler à loisir, au travers de la grande vitre légèrement colorée. Quand ils n’en tirent pas une longue bouffée, la tête renversée, ils regardent amoureusement le Cohiba, le Montecristo ou le Partagas parfaitement roulé qu’ils tiennent à l’horizontale et transversalement entre les quatre doigts (au-dessus) et le pouce (en bas), à 37 cm du visage.
Il s’en échappe des volutes d’une belle fumée bleutée et grasse, dont de délicats effluves, après leur passage sous la porte de la boutique, viendront affoler mes poils du nez. Grande classe ! Ce n’est que normal, compte tenu du prix exorbitant de ces emblèmes phalliques en provenance de la grande île à proximité du Tropique du… Cancer.
Mais ces zozos qui ne voyagent qu’en business prennent eux aussi leur coup de pied au cul : « La seule chose qui différencie la business class de la bouffe-merde class, c’est ce rideau qui se tire. Le seul plaisir qu’éprouvent les bourgeois à être en première, c’est de montrer aux prolos qu’eux sont en seconde. »
Emballez, c’est pesé.
Arrivé au bas de mon deuxième paragraphe, vous avez déjà décidé d’acheter le bouquin. Vous lirez donc des morceaux d’anthologie, tels que les rubriques « Mort aux chiottes des trains ! » et « Mort aux doudous ! ».
Je ne gâcherai pas votre plaisir en révélant ici leur désopilant contenu. Le dernier texte, par contre, m’a pris à la gorge : il traite de la mort, qui, imbécile, le 8 janvier, a fauché tant de talent, a garrotté à jamais ces impertinents qui osaient nommer les cons « des cons ». Ressentez-vous la même intense émotion que moi en lisant ces mots ? « La mort ne devrait pas t’effrayer plus qu’un oral du bac. Et dans le bac, ce qu’il y a de plus angoissant, c’est qu’on peut le rater, alors qu’avec la mort, pas de surprise, on est sûr de l’avoir. »
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