Bulletin Numéro 48 - Serrano à Avignon
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Bulletin Numéro 48 |
Du Pendjab à la Touraine |
Serrano à Avignon |
Taslima Nasreen et Caroline Fourest |
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Serrano à Avignon : une affaire paradoxale
Le 17 avril dernier, quelques jeunes hommes ont détruit deux œuvres de l’artiste américain Andres Serrano qui étaient exposées dans les locaux d’une fondation d’art contemporain basée à Avignon, la Collection Lambert. L’objet du scandale était une photographie : Immersion : Piss Christ.
L’exposition, intitulée « Je crois aux miracles » avait été ouverte le 12 décembre 2010.
L’œuvre photographique représente un crucifix en plastique immergé dans un verre rempli de sang et d’urine.
Dès sa première présentation en 1989 à Salem (!), elle est l’occasion d’une polémique suscitée par deux sénateurs républicains qui s’indignent de d’octroi de fonds publics à une manifestation qui accueille « un pauvre type, blasphémateur, pornographe … ». Ce sera l’occasion de soumettre les crédits culturels américains à des restrictions dites morales (1).
En 1997, l’œuvre est vandalisée à la National Gallery de Victoria en Australie.
L’Eglise catholique demande la fermeture définitive de l’exposition, ce que lui refuse la Cour Suprême.
Ce type d’affaire n’est pas neuf (2).
Les manifestations contemporaines de l’art sont une cible redevenue fréquente de l’aile la plus conservatrice du christianisme et de l’extrême droite politique.
Blasphémateur ?
Deux cas de figure au moins sont possibles : l’œuvre ou la manifestation constitue une critique à l’égard de la religion, ce qui suscite une opposition des milieux visés.
Ce qui est anormal est la volonté d’interdire ce qui a les préférences d’autres citoyens ou groupes mais le déplaisir de certains est concevable.
On n’est ici absolument pas dans ces cas de figure mais dans l’inverse : un artiste d’inspiration religieuse donne à son œuvre des formes en rupture avec les représentations traditionnelles de la foi qui ne conviennent plus aux modes d’expression contemporains.
En effet, Andres Serrano se désigne comme artiste chrétien et précise « Je n’ai rien d’un blasphémateur, et je n’ai aucune sympathie pour le blasphème ». Comme le relève le critique Philippe Dagen, l’œuvre d’Andres Serrano est souvent d’inspiration chrétienne manifeste.
Dans le cas précis, l’artiste a voulu « rappeler à tout le monde par quelle horreur le christ est passé »(3).
C’est une manière brutale de rappeler le sens de l’incarnation, continue le critique.
Comprendre la logique de l’art contemporain est nécessaire et pas si difficile. On peut même trouver l’explication chez un professeur de théologie au Collège des Bernardins à Paris, Jérôme Alexandre (4). Celui-ci énonce le principe même de l’art contemporain.
Celui-ci est constamment à la recherche de sa nature authentique et pour l’éprouver, il travaille à ses limites et donc à la transgression de celles-ci.
Et le théologien est plus dur encore pour les chrétiens intégristes. Quand on l’interroge sur le lien entre les chrétiens et les crispations du monde musulman, il déclare le craindre mais ajoute qu’il y a dans ce domaine une différence fondamentale entre musulmans qui ont une tradition de refus de l’image (seule la tradition iranienne fait exception) alors que les chrétiens ont « une tradition qui a porté très haut la liberté créatrice, comme aucune autre civilisation ne l’a fait »(5).
Je dirais que le problème de la liberté créatrice dans le monde occidental est sensiblement plus complexe mais il est clair que les grands artistes du moyen-âge chrétien ont souvent pris des libertés avec leurs devanciers même si à cette époque et encore un peu après, l’art a surtout pour fonction de célébrer la religion dominante.
Jérôme Alexandre va plus loin.
S’agissant des fidèles de base ou agressivement conservateurs, des œuvres comme celles de Serrano ne leur servent que de « prétexte à l’expression de leur refus d’un art contemporain auquel ils ne comprennent rien ».
Quant à la hiérarchie, « elle n’est pas mieux avisée. Elle est passée complètement à côté de l’aventure formidable de l’art contemporain ».
Et l’affaire est devenue d’autant plus épineuse que depuis deux ou trois décennies, quelques artistes (Rheims, Ofili) ont tenté de réinterpréter les images du christianisme (6).
Il faut dire que l’art moderne s’était très largement construit sans ou à l’écart de la religion (mais rarement contre de manière explicite).
A Avignon, la responsabilité de l’archevêque est considérable.
Il a organisé un mouvement de protestation pour que l’œuvre soit retirée (alors qu’au fond la position conservatrice classique est d’inviter les croyants à ne pas assister à la manifestation contestée).
Ce sont ensuite les associations intégristes classiques – mais dont l’existence n’a pas vingt-cinq ans - qui ont pris le relais (Institut Civitas, Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité chrétienne, Catholiques en campagne, Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et l’Observatoire de la christianophobie - certains ont compris que le wagon de la dénonciation de l’islamophobie était le bon) et organisé la veille de la destruction une manifestation d’environ 1.000 personnes où l’on reconnaissait des responsables et mandataires FN (1).
Tout cela en dit long sur la formation du clergé et même du haut clergé. Le temps paraît loin où ce dernier se recrutait parmi des intellectuels de haut niveau.
Les beaux jours à venir
Tout ceci me mène à deux conclusions. La première porte sur le caractère aléatoire et aberrant de l’accusation de blasphème : elle n’hésite pas à s’en prendre à ceux qu’elle devrait soutenir, par incompétence et bêtise. On se moque des pauvres foules pakistanaises mais on n’en est pas loin.
Par un côté, ceci me conforte dans mes positions mais un autre élément peut inquiéter. Certes quand le mal est fait, c’est-à-dire quand l’ignorance s’est installée, il est tard pour améliorer les choses.
Autrefois, dans la société et l’ambiance dites « modernes », l’ignorance était un défaut dont nul ne se prévalait. Il fallait apprendre au plus vite ce qu’on ignorait jusque là.
Dans la société et l’ambiance « postmodernes », l’ignorance s’est faite arrogante et la faute incombe à celui qui en sait plus, qui manifeste et utilise son savoir.
Peut-être y a-t-il là une des sources de la remontée récente des poursuites pour blasphème, mais alors celle-ci a de beaux jours devant elle.
(1) cf. Philippe Dagen, Le Monde du 19 avril 2011
(2) cf. Michaël Amy, Provocation et intolérance : l’art britannique et la politique américaine vers 1999, Blasphèmes et Libertés, n° 3 (2001), pp. 16-43
(3) cf. Philippe Dagen, Andres Serrano provocateur malgré lui, Le Monde du 22 avril 2011, reprenant une déclaration de l’artiste à Libération
(4) Le Monde du 22 avril, interview reprise dans Le Monde, Dossiers & Documents n° 410, juillet-août 2011
(5) J’ai abordé la question de la représentation figurée dans les religions liées à l’Ancien Testament dans Art, image et religion, Vivre, n° 11 (décembre 2003)
(6) Philippe Dagen, La guerre entre l’art et l’Eglise est-elle rouverte ?, Le Monde du 22 avril 2011