Revue Numéro 9 2018

Retour des Ligues de Vertu ou ‘minoritarisme’ totalitaire ?
Marc Scheerens

Quand Jean Bricmont censure les censeurs

Va, je ne te hais point. C'est quoi la haine au fond ? 
Patrice Dartevelle

Rapport sur la répression du blasphème en 2016
Patrice Dartevelle


 

Retour des Ligues de Vertu ou ‘minoritarisme’ totalitaire ?

Marc Scheerens

Le lecteur se souviendra peut-être d’un débat supprimé à l’ULB, pourtant défenderesse du libre examen, et inorganisable par la volonté d’un groupe de pression ? Ne faut-il pas maintenir des lieux où des avis contradictoires peuvent engendrer le débat ? Permettre à quelqu’un de s’exprimer n’oblige pas à prendre pour ‘parole d’évangile’ (?) ce qu’il dit ? Pouvons-nous, comme chercheurs humanistes, nous soumettre aux différents diktats des groupes de pression ? Comment allons-nous expliquer ce qu’est le complexe d’Œdipe si le contenu des tragédies grecques succombait à la censure de quelques-uns, qui les jugent offensantes pour les temps présents ? Comment des œuvres d’Art graphiques ou sculpturales pourraient échapper à un rhabillage pour rester estimables si les angelots ou les chérubins ne peuvent avoir de sexe défini, qui serait l’attribution forcée d’un genre qu’ils n’ont pas choisi ? Daumier, et ses caricatures, pour le bien-penser actuel, est homophobe comme Hergé est raciste : haro sur ces baudets !

Pour approcher ce qui me semble être une pression pour une forme de bien-penser, pour chercher son origine, aux States puis chez nous, j’utilise trois documents dont j’offre une lecture, la mienne, celle qui a fait naître mon questionnement.

 

  • Un article de Laure Andrillon, dans le journal Libération du 27 avril 2018
  • Un livre de Philip Roth La tache (prix Médicis 2002) publié en français chez Gallimard en 2016
  • Un livre co-écrit par Natacha Polony et J.-M. Quatrepoint, Délivrez-nous du bien !– Éditions de L’observatoire, 2018

 

Cela ne signifie pas que j’épouse tous les avis des auteurs mais seulement leur compétence pour relever des faits qui menacent ce que nous considérons comme un droit inaliénable : la liberté de dire et d’écrire.

Libération, avril 2018.

L’article attire l’attention du lecteur sur une mentalité en naissance dans les Campus américains. Pour ne pas heurter la sensibilité des minorités, une nouvelle génération d’étudiants demande à ce que les universités deviennent un save space. (Le seul moyen d’y exprimer sa haine resterait-il l’arme à feu qu’il est toujours impossible d’interdire au nom d’une interprétation lobbyiste du second amendement de la Constitution?) Cette nouvelle génération n’est-elle pas faite des enfants de celles et ceux qui en 1964 avaient créé le Free Speach Movement ? Ce mouvement pour le droit à la liberté d’expression s’étendra jusqu’en Europe et culminera avec l’événement ‘Mai 68’ et sa suite d’occupations de lieux symboliques. Moins médiatisée, la Théologie de la Libération, qui naît en Amérique Latine, est le reflet de ce même désir de non soumission à la pensée dominante. Comment un laboratoire de la pensée, que peut-être l’Université, pourrait-il être contraint à taire certaines prises de position parce qu’elles déplaisent à quelques-uns ? D’où vient ce besoin de materner à ce point un groupuscule qui pourrait se dire offenser par tel ou tel discours, au point de faire avorter l’orateur porteur de la pensée coupable en lui interdisant l’accès à la clinique du débat ?

Comme le premier amendement garantit une liberté d’expression sans limite, l’Université de Berkley, qui s’est vu contrainte de procéder de la sorte, fait l’objet d’une enquête judiciaire. Pour l’avocat de l’Université, il ne s’agit ni plus ni moins du devoir de protéger le discours impopulaire parce qu’il est celui qui a besoin d’être protégé au nom de la Constitution. C’est aussi impérieux que de ‘Sauver le soldat Rayan’. Or l‘argument invoqué par les tenants du save space est qu’un étudiant, en plein façonnement de sa personnalité, pourrait être choqué par un discours haineux, surtout raciste, qui le laisserait apeuré, silencieux, traumatisé, sans voix. Ainsi protégé par un système maternant, ce jeune (un ou une !) lui sera reconnaissant et en sera un bon défenseur. Or, seul un discours qui menacerait l’intégrité physique réelle pourrait être interdit : le premier amendement ne tient pas compte d’une possible atteinte à l’intégrité émotionnelle. Voilà donc le ‘mal de ce siècle’ qui se met en évidence : cette dictature du sentiment qui prend en otage la liberté de penser. Le débat n’est pas clos. Les staffs des Universités sont mal à l’aise et malmenés : les frais de sécurité pour que les orateurs non-désirés par certains puissent s’exprimer, à cause du droit donné par le premier amendement, peuvent s’élever, en une année, à 2 millions de dollars (des dollars inutilisables pour d’autres causes ou d’autres projets !). D’autre part, des professeurs sont mis sous surveillance par des groupes étudiants, parce qu’ils sont susceptibles de promouvoir dans leur classe des « valeurs anti-américaines ». Ceux-ci défendent la liberté académique en mettant sut cette liste des proscrits Jésus, Socrate ou Indiana Jones ! Vous avez dit absurde ! Sommes-nous, en Europe, à l’abri de la ‘bien-pensance’ ? Ce n’est pas évident à l’audition ou la vue des actualités télévisées. Que chaque lecteur se remémore ce qui a pu l’atteindre, là où il vit, par l’intrusion subtile des discours audiovisuels. Ainsi, aurait-il fallu écrire lecteur.e, pour plaire aux défenderesses du genre, qui oublient pourtant que, dans la sémantique française, les pluriels comme ‘hommes’ sont neutres dans leurs attributs.

La culture tribale selon Roth

Dans son livre La tache, Philip Roth, écrivain, juif blanc américain, raconte le destin d’un homme noir qui se fit passer pour un blanc. Je ne sais s’il y a un événement authentique qui a servi de base à ce roman. Après avoir pris connaissance de l’article du journal français Libération, je me suis imposé la lecture de cet écrit de l’an 2000. Le texte, par rapport à l’article, est prémonitoire de son contenu, mais sa lecture (en traduction) ne m’a pas été facile. Est-ce le reflet d’une appartenance à autre culture ? Certains développements m’ont semblé fort longs et ne rien ajouter au fond du récit, si ce n’est l’approche psychologisante des différents protagonistes. L’auteur s’efforce de faire écho aux pensées qui peuvent se bousculer dans la tête de tel ou tel individu.

Nous voilà en Nouvelle Angleterre, donc pas loin de ce haut lieu universitaire qu’est Boston. (Harvard, MIT, …) après le désengagement des USA du Vietnam, au moment de la première présidence de Clinton. La pensée de l’auteur se développe autour du cas ‘Coleman Silk’. Cet homme est venu lui confesser sa mésaventure en tant que professeur de littérature classique à l’université d’Athéna, dont il avait aussi été le doyen du département des Lettres. La rage l’habite et il impute même la mort de sa femme au traitement qui lui a été réservé. Tout est parti d’une réflexion à voix haute en début de cours. S’étonnant de ne jamais voir deux étudiants sur quatorze lors de ses cours, il interroge son public après l’appel : « Existent-t-ils vraiment ou bien sont ce des zombies ? » Non des zombies puisque les deux inscrits existent vraiment qu’ils sont noirs et de sexe différents. Pour ce professeur de littérature, attaché à la précision de la langue anglaise, le sens est clair : des fantômes. Mais dans la langue usuelle, ce mot est devenu un terme insultant pour les Noirs et voilà que ce distingué professeur est accusé de racisme et de misogynie. Pour aggraver son cas, l’étude de deux pièces d’Euripide est jugée insane par deux étudiantes : ‘dégradante pour les femmes’. L’homme refuse de revoir son cours dans une optique féministe anhistorique. Il s’insurge aussi contre le « mois de l’histoire des Noirs » au cours duquel les étudiants liront un livre sur l’histoire des Noirs écrite par un Noir. Parce qu’il règle ses comptes avec un féminisme radical, la doyenne, qu’il avait choisie pour le remplacer à ce poste, ne veut pas le soutenir et le professeur démissionne. Manque de soutien des autres collègues, même ce professeur, qui fut le premier enseignant Noir de cette institution avec le soutien de Coleman, poids de l’opprobre, ceci peut nous sembler un mauvais jeu de la part de tous les acteurs. Mais…

Subtilité d’écrivain : le lecteur découvre que dans la vraie vie Coleman Silk est en fait un négroïde américain à la peau blanche ! Il doit à son père, fervent lecteur de Shakespeare, la précision du vocabulaire. Dans sa jeunesse, il est passé par la salle de sport pour se former à la boxe et s’endurcir mais il y a renoncé pour entrer dans une université pour l’élite. Il y connaît son premier émoi amoureux et quand il emmène son élue en visite chez sa mère et sa sœur, il doit déchanter. Au retour, sa passion lui confesse, en larmes : « Je ne pourrais jamais… » Et donc, Silk s’engage comme blanc dans la Marine en 42. Lors d’une escale au retour de mission, il se fait cependant éjecter d’un bar (où il y a plus que des boissons à consommer) parce que sa fraude est éventée : le sexe d’un noir ne peut pas polluer une blanche, même prostituée.

Donc, quand il se marie avec une femme blanche de confession juive, il rompt tout rapport avec sa mère : « Tu ne verras jamais tes petits-enfants ! »(Parce que je ne te les présenterai pas de peur que…). Il a couru un gros risque : selon la loi de Mendel, ses enfants auraient pu trahir ses origines ‘autres’ que purement blanches. De plus ceux-ci, un jour, pourraient, en toute ignorance, enfanter ‘dans la couleur’.

Cet homme âgé (71 ans) laissé sur la touche (!) pour propos inconvenant échappe à la fureur qui le ronge en s’éprenant et en aimant physiquement une ‘jeune’ (37 ans) nettoyeuse de la poste et des locaux de l’université. Cette femme a été violentée par son beau-père (et sa mère ne l’a pas crue) avant de se sauver et de vivre de son corps dès l’âge de 18 ans. Elle feint l’illettrisme –parce que c’est plus commode – et parle aux corneilles, en symbiose avec la nature, comme lorsqu’elle trait les vaches de ses hébergeuses. Elle loge là parce qu’elle doit fuir un mari violent que la guerre du Vietnam a complètement détruit psychologiquement. Mais celui-ci veille sur son bien : elle est à lui et de plus, elle serait responsable de la mort de leurs deux enfants dans un incendie. En parlant de ce cas, l’auteur évoque tout ce qui a été dépensé en matériel pendant cette guerre et les 59.000 soldats morts réellement alors que tant d’autres le seront socialement (Cf. le film ‘Né un 4 juillet’ e.a). Il décrit la rage qui habite au plus intime ce militaire de retour ‘à la vraie vie ‘ et les passages conséquents dans les hôpitaux psychiatriques avec les psychotropes obligatoires.

Après un détour par le ressenti de la Doyenne d’origine française qui a succédé à Coleman Silk, détour qui lui révèle, d’elle-même à elle-même, que cet homme pourrait combler le vide dans lequel elle se trouve. Elle reste une étrangère malgré toute sa formation et n’est pas vraiment intégrée spatioculturellement. Par inadvertance, elle clique la mauvaise touche de son ordinateur et le message qui relate sa quête s’envole vers tous ses collègues. Oh, la honte !

Elle va être discréditée à son tour mais le ‘propriétaire’ de la nettoyeuse, dans une de ses crises de délire, fait sortir de la route la voiture du Sieur Coleman et de sa dulcinée, qui y perdent la vie (ou ce qu’il en reste). Elle est sauvée par un con, en quelque sorte ! (M’en pardonnent les féministes.) S’en suit la description des enterrements de ces deux héros, avec leur part d’hypocrisies de circonstance. Finalement, ce serait l’humour de l’auteur, c’est la victime du système, le soldat fou, qui sauve ses tenants de l’obligation d’assumer leurs actes.

Il y a bien d’autres péripéties évoquées dans le récit. Celles citées ci-dessus suffisent pour laisser paraître ce que ce livre de l’an 2000 avait de prémonitoire. Ce qui est devenu le mouvement save space y est en germe. En vivant de faux semblants, d’apparences, d’une recherche de pensées ‘comme il faut’, en se cachant des vérités comme les psychoses de guerre, l’élite (blanche), qui est restée puritaine et ségrégationniste, a engendré chez les plus jeunes le besoin d’un maternage des minorités. En plus, il y a la critique de l’enseignement, même universitaire. Il ne s’agit plus d’apprendre pourquoi nous sommes ce que nous sommes, ni comment la pensée a évolué, ni l’histoire des Hommes et leur quête d’un sens. Il faut comprendre ce monde par la saisie émotionnelle et les convenances de l’instant, quitte à refuser d’entendre la pensée grecque ou shakespearienne par l’approche historique des mentalités qui les ont fait naître. Refuser tout statut de vérité vraie au passé au nom du ressenti sentimental du présent omniscient.

Quand cette vague refluera vers nous, serons-nous prêts pour l’endiguer ou allons-nous être aussi emportés par la force de l’immédiateté ? Celle-ci est déjà à l’œuvre. Puisque la terre est un village, puisque les moyens modernes, qui font circuler des informations vraies ou fausses ‘plus vite que tout de suite’, nous habituent à l’instantané et puisque nous y réagissons épidermiquement sans le souci de vérifier la source, nous perdons le sens critique et l’analyse.

Nous surfons sur le ressenti et sur le communément acceptable. Une autre division du Vivant éclot. Le psychologisme américain et sa théorie du genre (Gender) est susceptible de faire de tous les corps féminins des victimes des corps masculins, prédateurs par définition. Tout qui vient à la vie, suite à la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde, endosse le droit de se qualifier d’un être-au-monde qui lui convienne. La réalité sexuée de sa nature ne peut pas le contraindre à être femelle…ou mâle. La Nature agit de façon aléatoire en différenciant les sexes, mais il appartient au seul individu de choisir comment supporter cet aléatoire. « Nul que moi ne peut m’imposer ce que je puis être ». Ceci engendre le ras-le-bol qui se lit dans ‘Délivrez-nous du bien !’.

Délivrez-nous du bien !

Les normes majoritaires oppriment les minorités. Il faut se défendre de cette violence ! Pour se convaincre de sa modernité et agir en conséquence, le bon parent fait de son enfant le signe de son refus des codes et des bons comportements majoritaires qui l’oppriment…nécessairement. Ce pilote automobile de grand renom a dû s’excuser auprès de ces fans outragés après qu’il eut envoyé un ‘tweet’. Dans celui, photos à l’appui, le receveur peut entendre que le pilote s’étonne de ce que son petit-fils s’extasie de sa robe de princesse, façon reine des neiges, reçue en cadeau de Noël : « Un garçon ne s’habille pas en fille ! ». Le marketing et le sponsoring du coureur ont vite fait de l’obliger de s’excuser de cette bévue, de cette brimade faite à son petit-fils.

Fi de la vérité historique ! De la production à succès franco-canadienne (langue originale : l’anglais) Versailles (saison 3) le spectateur non-informé retiendra que le Roy est mégalomane, sanguinaire et désespérément hétérosexuel, tandis que les vrais héros sont Philippe d’Orléans et son amant. Eux, ont de l’humanité, de l’audace, de l’empathie pour les minorisés (comme les protestants d’alors).

Les associations LGBT (ou LGBTQIA voir plus !) ont inventé l’expression de ‘stérilité sociale’. Il n’est pas égalitaire que l’impossibilité, pour les homosexuels, de procréer ne soit pas considérée comme un scandale et non un état de fait. Donc l’Etat, sous peine de rupture de l’égalité, doit accorder aux couples - quels qu’ils soient – le droit à la procréation médicalement assistée. Ceux qui s’opposeraient à ce droit, qu’ils soient de droite ou de gauche, seront assimilés aux catholiques intégristes.

Délivrez-nous du bien! analyse bien des situations engendrées…par la théorie du genre plus in que la reconnaissance d’une sexualité naturellement assumée. Si ce mouvement devait prendre plus d’ampleur, tous les formulaires informatiques, voire les passeports et les cartes d’identité – ne pourront plus demander de cocher M ou F, sous peine d’être considérés comme discriminants. Alors, les algorithmes, qui explorent ces données, enverront ‘automatiquement’ des publicités pour l’hygiène périodique aussi à des mâles normalement constitués.

Plutôt que de pointer tous ces porcs (tous les mâles de la majorité culturelle incriminée), les femmes et les hommes ne devraient-ils (elles ?) pas mettre autant d’énergie à éradiquer ce génocide, qui n’a de nom que crime dans le bien-penser, qui se passe en Afrique de l’Est, là où toutes les femmes et filles, brutalement, sauvagement, ont le vagin, la vessie et l’anus détruits par les prédateurs qui s’emparent du coltan, ce matériau de tous nos portables et smartphones ? Cette richesse est extraite par des enfants mâles dans des mines, sans protection. Tuer ainsi les femmes, c’est arrêter la procréation naturelle : moins il y aura d’habitant en surface, plus facile sera la possession des richesses souterraines. Vous avez dit cynisme ? Certains diront alors que ce mot contient une insulte faite à l’espèce canine. Les violences faites aux femmes, l’esclavage, le travail forcé des enfants, sont évidemment intolérables. Mais en sera-t-il autrement aussi longtemps que le besoin d’avoir primera sur la dignité, la justice et le partage équitable ? Pour que le Monde devienne viable, il est nécessaire que la majorité des membres de l’espèce humaine soit éduquée et conscientisée.

En réaction à #METOO, Le Monde publia le 09 janvier 2018, une tribune rédigée par 100 femmes, des célébrités connues, des intellectuelles (Anne Morelli), des artistes qui refusaient de voir les femmes cataloguées d’office comme victimes obligatoirement traumatisées par un regard, un attouchement fortuit (ou pas) ou une parole louangeuse sur le vêtement ou les formes. Les mâles doivent se taire et ne rien plus dire, sinon ils seront des prédateurs actifs (puisqu’ils le sont de toute évidence en puissance). Contre cette forme d’excès d’un certain féminisme minoritaire agissant, d’origine américaine, est-il illicite d’opposer, culturellement, le bienfait d’une galanterie ‘à la française’ ? L’espèce humaine doit-elle être divisée fatalement (du latin fatum, destin) en deux classes antagonistes : les prédateurs (mâles) et les victimes (de l’autre genre) ? Cela laisserait paraître que le besoin victimaire est dominant jusque dans le vocabulaire des médias. Le pilote automobile qui casse sa voiture est ‘victime’ d’un accident. Sa compétence reconnue ne peut être mise en cause mais alors, ce serait l’accident qui porterait la responsabilité du dommage. L’accident est-il un justiciable ?

« Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un Nègre. Je ne sais pas si les Nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… ». Pour ces propos publics, JP Guerlain, ce nez de la parfumerie, âgé de 73 ans, par cette boutade propre à sa génération et son milieu, s’est vu condamné à 6000 euros d’amende. Aujourd’hui, ce n’est plus le temps de son enfance : des lois condamnent tout propos jugé raciste, xénophobe ou antisémite. En plus un comité, genre ‘de salut public’ va pétitionner pour boycotter la marque ! Ces propos ne pouvaient être anodins : l’homme est condamnable au nom de l’humeur du temps présent.

Il est important que, intellectuellement, nous fassions tout pour nous délivrer du bien, d’une certaine conception du bien, d’un déterminisme du bien, inadmissible. Pour explicite ce besoin de contrer la prise de pouvoir du minoritarisme, je retranscris ce récit hautement ironique :

 

« Il a neigé toute la nuit. Voilà ma matinée. 08 :00, je fais un bonhomme de neige. 08.10, une féministe passe et demande pourquoi je n’ai pas fait une bonne femme de neige. 08.15, alors je fais aussi une bonne femme de neige. 08.17, la nounou des voisins râle parce qu’elle trouve la poitrine de la femme de neige trop voluptueuse. 08.20, le couple homo du quartier grommelle que cela aurait pu être deux bonshommes de neige ! 08.20, les végétariens du n° 12 rouspètent à cause des carottes qui servent de nez : la nourriture ne doit pas servir à ça. 08.28, je suis traité de raciste car le couple est blanc (comme neige !) 08.31, les musulmans d’en face veulent que je mette un foulard à la femme de neige. 08.40, quelqu’un appelle la police, qui vient voir ce qui se passe. 08.42 : elle me dit qu’il faut que j’enlève le manche à balai du bonhomme de neige car il pourrait constituer une arme mortelle. Les choses empirent quand je marmonne :’Ouais ! Surtout si vous l’avez dans le...’ 08.45, l’équipe TV locale s’amène. Ils me demandent si je connais la différence un bonhomme de neige et une bonne femme de neige. Je réponds ‘Oui, les boules’ et ils me traitent de sexiste. 08.52, mon portable est saisi et je suis embarqué au commissariat. 09.00, je parais au journal TV ; on me suspecte d’être un terroriste profitant du mauvais temps pour troubler l’ordre public. 09.10, on me demande si j’ai des complices. 09.29, un groupe djihadiste inconnu revendique l’action… »

Est-ce cette forme de vie et de relations que nous devons privilégier ? Il faut du sensationnel pour avoir des auditeurs ou des lecteurs, ce qui permet à une certaine presse d’enjoliver la vérité dans une direction qui flatte ses fidèles. Après, advienne que pourra si cela s’avérait faux, totalement ou partiellement. Ce ne sera qu’un dégât collatéral de plus.

Au nom de la vérité présente, la France et la Belgique pourraient-elles exiger des italiens réparations, puisque leurs ancêtres sont venus coloniser nos ancêtres ? Les fautes du passé, s’ils elles sont réelles, sont des faits, des moments d’une évolution. Et nous ne serions pas ce que nous sommes, globalement, sans cet apprentissage par essais et erreurs. Pour réussir dans la vie il ne faut pas faire le choix de Coleman Silk. Lui se soumet à ce qui est convenu et décide d’être un faux-blanc puisqu’il croit que ce sera le plus adapté à son besoin de réussir.

Tout est permis…mais tout n’est pas souhaitable

Après lecture de ce relevé (à compléter par chacun), nous pourrions craindre que le mode d’être-au-monde décrit par Georges Orwell (1903-1950) soit en train de se mettre en place. L’Occident deviendrait-il une pseudo-démocratie par la grâce des réseaux sociaux ? Je cite : (pg 189) « L’alliance objective d’un néolibéralisme techniciste et d’un minoritarisme fondé sur l’extension infinie des droits individuels nous conduit à un monde où tout ce qui sera possible techniquement sera généralisé au nom du droit de chacun de voir ses fantasmes réalisés. »

Arriverons-nous, collaborerions-nous à la mise en place d’un système où tout ressentiment devra être exprimé pour réclamer (de qui, comment ?) réparation ? Un certain transhumanisme déteste l’Homme tel qu’il est (incarnation, finitude, imperfections) au profit d’une pure toute-puissance, sans rattachement à la nature et ses contingences. Plus de lien social, plus d’attachement culturel : l’idée de mon identité prévaut. Voilà qui me semble étrange. En effet, fallait-il se libérer de l’autoritarisme d’un Dieu Tout-Puissant pour déifier dans le même moule un nouveau terrien pur et sans défaut ? Les défauts sont indispensables : ils sont des occasions de choisir pour ce qui serait meilleur, pas seulement pour moi, mais pour tous les autres différents. Il est de temps de relire et de s’imprégner des intuitions de Spinoza (1632-1677). Il dit que l’homme se réalise dans le bonheur. Si un homme suit un juste raisonnement et découvre comment il appartient à la Nature (qui est Tout et Un), il s’épanouira et se réjouira, non de posséder mais de partager avec équité et justice. Malheureusement, Spinoza n’avait pas de grande considération pour la femme. Il a dû être contaminé par la pensée grecque très misogyne. Nous pouvons lui pardonner cette faiblesse et ne pas lui appliquer un critère de notre temps. Ce que j’en retiens aussi c’est que le progrès humain ne vient pas du ‘suivisme’ mais du questionnement qui conduit à une dissidence assumée au nom de la raison.

 



Quand Jean Bricmont censure les censeurs

Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits de l’ouvrage de Jean Bricmont, La République des censeurs.
Nous adressons nos remerciements à l’auteur et à l’éditeur, qui nous ont gracieusement donné leur accord.
Le numéros des notes sont propres à la présente publication et sont différents de ceux du livre.

Une histoire qui n’est pas finie (pp.119-124)

Les effets d’une loi peuvent mettre un certain temps avant de se faire sentir. Ceux de la loi Gayssot sont désastreux et ils iront sans doute en empirant avec le temps. Le fait d’interdire de discuter d’un événement historique, même si le discours généralement admis sur cet événement est correct à 100 %, contribue à augmenter le scepticisme à l’égard de ce discours. La censure, qui était déjà une entreprise hasardeuse après l’invention de l’imprimerie devient totalement illusoire à l’âge d’Internet. Des quantités de textes et de vidéos de Robert Faurisson, de Vincent Reynouard et de bien d’autres négationnistes sont accessibles en quelques clics. Le Monde doit bien le constater : « On vote des lois mémorielles, créant le délit de négationnisme. Elles ne servent à rien. Elles ne soulagent même pas la douleur de ceux qui voient leur passé, fût-il le plus avéré, vérifié, enquêté, ignoblement réécrit aux fins d’être nié. Depuis le vote de ces lois, négationnistes et théoriciens du complot ont pignon sur rue comme jamais, grâce notamment à Internet[1]. » Le journaliste Christophe Barbier garde néanmoins espoir : il signale qu’Internet « se régule » et que « les Chinois, ils y arrivent bien[2] ». C’est probablement à ses yeux une faiblesse des démocraties

de ne pas demander conseil aux Chinois pour combattre les mauvaises pensées.

Ajoutons à cela que la shoah n’est pas simplement traitée comme un événement historique, même unique dans sa monstruosité, mais est invoqué fréquemment dans des discussions portant sur des problèmes politiques contemporains, tels que la sûreté d’Israël, ou le nucléaire iranien. Par exemple, Bernard Kouchner déclarait en 2013 à la chaîne satellitaire saoudienne Al-Arabiya, dans une discussion à propos du nucléaire iranien par opposition à celui d’Israël : « Israël ne ressemble à aucun autre pays. Il est le résultat du massacre terrifiant de l’Holocauste, qui a été commis en Europe, pas au Moyen-Orient. [La création d’Israël] – avec l’autorisation de l’ONU – a permis aux juifs vivant en diaspora de retourner là où ils vivaient il y a 2 000 ans, ou un peu moins. Si nous, dans le monde, avions le moindre sens de l’honneur ou les moindres valeurs morales, nous aurions continué de protéger ce pays[3]. » Reste à savoir si ce genre d’argument peut convaincre les Iraniens de renoncer à leur droit au nucléaire civil.

Mais la shoah est également invoquée à propos de bien d’autres sujets : les « guerres humanitaires », l’expulsion de clandestins, ou la répression policière. Le scepticisme à l’égard du discours des gouvernements, qu’il s’agisse du 11 septembre 2001 ou de n’importe quelle atrocité pouvant justifier une intervention militaire, est souvent assimilé à du « négationnisme ». On parle même de négationnistes du climat pour désigner les gens qui contestent le rôle du CO2 d’origine anthropique dans le réchauffement climatique.

Les causes que l’invocation de la shoah est supposée soutenir, comme les guerres humanitaires ou la sécurité d’Israël, tendent à devenir impopulaires. Ceci amène certaines personnes à passer du rejet de l’instrumentalisation de la shoah au scepticisme au sujet de sa réalité. C’est certes regrettable, mais n’est pas étonnant si on réfléchit lucidement à la psychologie humaine.

On entend de plus en plus souvent des enseignants se plaindre qu’il est devenu impossible d’enseigner l’histoire de la shoah, surtout dans certaines classes à forte population musulmane[4]. Mais il suffit de penser à toutes les censures dans l’histoire, Galilée ou Darwin face aux Églises, ou différents dogmes politiques ou religieux qui ont été imposés par la force des États. À terme, cette imposition s’est toujours retournée contre les discours qu’on cherchait à faire accepter. N’est-il pas suprêmementabsurde de défendre la vérité avec les armes de l’erreur et d’espérer que, pour la première fois dans l’histoire, cette façon de procéder permettra de combattre le scepticisme ?

Il est aussi assez choquant d’instrumentaliser la shoah à des fins politiques de défense de la politique israélienne, de faire une loi qui a pour résultat certain d’augmenter les doutes à l’égard de la réalité de la shoah, et ensuite de montrer du doigt les populations qui ressentent le plus la politique israélienne, parce que ces doutes augmentent au sein de cette population.

Lorsque l’évêque intégriste Williamson a été poursuivi en Allemagne pour avoir tenu des propos négationnistes lors d’une interview faite par une chaîne de télévision suédoise (le négationnisme n’est pas un délit en Suède, mais l’interview avait eu lieu en Allemagne), l’intellectuel catholique italien Franco Cardini a dit tout ce qu’il y avait à dire sur ces poursuites incessantes et internationales : « Attention : ne sous-estimez pas ce que je vais dénoncer : c’est le fruit de l’expérience d’un vieux monsieur peut-être pas trop intelligent (mais assez cultivé et expérimenté), qui ne cesse de voyager, qui écoute ce que disent les gens dans le train ou dans les bars ; quelqu’un qui par sa profession participe constamment à des congrès et à des débats ; qui parle avec des jeunes de toutes les régions de l’Italie et du monde et qui est en contact, comme catholique, avec beaucoup de ses coreligionnaires ; […] Eh bien, gardez-vous bien, parce que ceci est vrai : vous pouvez l’appeler comme vous voulez, désormais le « révisionnisme-négationnisme » est en train d’ouvrir une brèche en catimini ; le nombre de personnes qui, sans oser l’admettre, sont impressionnées et troublées par certains arguments ne cesse de croître. Le nombre de ceux qui en public affirment une chose et en privé soutiennent exactement le contraire est en train de croître aussi. Et vous savez pourquoi ? À cause du fait qu’on persécute ceux qui défendent ces idées et on les condamne sans leur donner le droit de parler et sans riposter. Mais de cette manière se crée dans l’opinion publique le sentiment croissant que, si on en a peur, c’est que ces gens-là disent des vérités ; et c’est cela qui peut constituer les prémisses d’une nouvelle vague de préjugés antisémites, même s’il est difficile d’imaginer sous quelles formes elle pourrait se manifester.

Je crois que le « révisionnisme » et le « négationnisme » sont des tigres de papier. […] Il existe pourtant un seul moyen d’effacer le révisionnisme et le négationnisme en empêchant leurs adeptes de se donner des airs de victimes de la vérité. C’est de contester rationnellement et paisiblement leurs thèses, les réfuter, les détruire ; et ainsi discréditer définitivement ceux qui s’en font les hérauts. […] Cela est la seule manière d’effacer à jamais les calomniateurs de la Shoah. Israël et le monde juif ont tout intérêt à imposer cette confrontation, qui serait, aussi pour les médias de masse, un spectacle formidable. Qu’est-ce que nous attendons[5] ? » Bonne question !

Appels au boycott d’Israël (pp. 36-39)

Madame Sakina Arnaud est une militante de la Ligue des droits de l’homme. En 2009, elle appose des autocollants sur des produits israéliens dans un magasin Carrefour, avec le slogan « Boycott apartheid Israël[6] » ; le magasin porte plainte pour dégradation mineure, mais cette plainte sera requalifiée par le ministère public en « incitation à la discrimination raciale, nationale et religieuse », avec constitution de partie civile, entre autres du Bureau National de Vigilance contre l’Antisémitisme et d’Avocats sans frontières. Elle affirme néanmoins qu’elle sera « la première à acheter des produits israéliens quand cessera l’occupation[7] ». L’ex-Président américain et Prix Nobel de la paix, Jimmy Carter a écrit un livre Palestine : la paix pas l’apartheid[8], en faisant référence à la situation dans les Territoires occupés ; un autre prix Nobel de la paix, Mgr Desmond Tutu, a aussi fait une analogie entre la situation en Cisjordanie et l’« apartheid[9] ». Quoi que l’on pense de cette analogie, elle devrait au moins être traitée comme une opinion et non comme une incitation à la haine.

La situation juridique se complique dans les cas des actions dites BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) à l’égard d’Israël ou des produits en provenance des Territoires occupés, du fait que l’on invoque contre les personnes poursuivies les articles 225-1 et 225-2 du code pénal, lesquels répriment les « discriminations » à l’égard d’une personne physique ou morale à raison (entre autres) de son appartenance à une nation, et qui assimilent à une discrimination le fait « d’entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque ». C’est pourquoi le ministère public parle d’« entrave à l’exercice d’une activité économique en raison de l’appartenance à une nation. C’est de la discrimination ». Reste à savoir ce qu’on appelle « nation » et « exercice normal » d’une activité économique. En effet, il aurait fallu dire la même chose des appels au boycott de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Et même l’Union européenne impose des restrictions à l’importation de produits en provenance des Territoires occupés.

Tous les appels au boycott ne sont pas égaux entre eux. Martine Aubry, maire de Lille, a appelé à « ne pas participer aux manifestations organisées dans le cadre de l’année du Mexique en France », lorsque la Française Florence Cassez était emprisonnée dans ce pays[10]. Bernard-Henri Lévy a appelé au boycott des Jeux olympiques en Chine[11] et même au boycott du tourisme en Corse, estimant, avec son sens habituel de la nuance, que l’Île de Beauté était, à cause des attentats et de la corruption, « la Sicile, puissance dix[12] ». Une association propalestinienne a pu même appeler au boycott de l’Égypte, à cause de sa politique à l’égard de Gaza, politique manifestement liée à celle d’Israël, sans être, pour le moment, inquiétée[13].

Par ailleurs, beaucoup de pays sont victimes, non pas de simples boycotts citoyens, mais de sanctions et d’embargos décidés unilatéralement par certains États (par exemple, l’embargo des États-Unis contre Cuba, qui est condamné chaque année par l’Assemblée générale des Nations unies), qui ont des effets bien plus graves qu’un simple appel au boycott.

Condamnée en appel, Sakina Arnaud s’est pourvue en cassation, d’où elle a été déboutée. Néanmoins, les procès contre les activités BDS se succèdent mais ne se ressemblent pas, puisque certains se terminent par un non-lieu, tandis que, dans d’autres procès, le procureur refuse même de requérir une condamnation, ce qui montre l’embarras dans lequel se trouve la justice quand on cherche à l’obliger à appliquer des lois arbitraires[14].

Robespierre avait-il la prémonition des associations « antiracistes » ou qui «luttent contre l’antisémitisme » lorsqu’il écrivait : « Qui ne voit combien le combat est inégal entre un citoyen faible, isolé, et un adversaire armé des ressources immenses que donnent un grand crédit et une grande autorité ? Qui voudra déplaire aux hommes puissants, pour servir le peuple, s’il faut qu’au sacrifice des avantages que présente leur faveur, et au danger de leurs persécutions secrètes, se joigne encore le malheur presque inévitable d’une condamnation ruineuse et humiliante[15] ? »

La première et la dernière des libertés : dire ce que l’on pense (pp. 15-22)

Les discussions sur la liberté d’expression partent souvent de l’idée «qu’on ne peut pas tout dire ». Là-dessus, tout le monde est d’accord. Les défenseurs de la liberté d’expression consentent à la prohibition des insultes personnelles, de la diffamation ainsi que de certaines atteintes à la vie privée[16]. Ils acceptent aussi le fait que des incitations à des actions immédiates illégales ne sont pas couvertes par la liberté d’expression : si Pierre dit « tire » à Paul, qui a son revolver sur la tempe de Jacques, que Paul tire ou non, Pierre est coupable d’incitation au meurtre. Le débat ne devient intéressant que lorsqu’il s’agit d’idées «générales », concernant les groupes humains, les croyances religieuses et morales, l’histoire, les sciences, les pseudosciences, etc.

Certains, faisant référence au premier amendement de la Constitution des États-Unis[17], pensent que la liberté d’expression est une idée spécifiquement américaine. Mais c’était aussi l’opinion de Voltaire et de beaucoup de penseurs des Lumières qui avaient inspiré cette Constitution. Il est vrai que la phrase que l’on attribue à Voltaire, « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » est apocryphe[18], mais il a réellement écrit, à propos du livre De l’Esprit d’Helvetius, qui fut brûlé : « J’aimais l’auteur du livre De l’Esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes[19]. »

C’était aussi l’opinion de Robespierre, qui résumait brillamment la question : « La liberté d’écrire peut s’exercer sur deux objets, les choses et les personnes. Le premier de ces objets renferme tout ce qui touche aux plus grands intérêts de l’homme et de la société, tels que la morale, la législation, la politique, la religion. […] Or c’est la nature même qui veut que les pensées de chaque homme soient le résultat de son caractère et de son esprit, et c’est elle qui a créé cette prodigieuse diversité des esprits et des caractères. La liberté de publier son opinion ne peut donc être autre chose que la liberté de publier toutes les opinions contraires. Il faut, ou que vous lui donniez cette étendue, ou que vous trouviez le moyen de faire que la vérité sorte d’abord toute pure et toute nue de chaque tête humaine. Elle ne peut sortir que du combat de toutes les idées vraies ou fausses, absurdes ou raisonnables. […] Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine, ils pourraient exercer cet empire sur les pensées ; mais s’ils ne sont que des hommes, s’il est absurde que la raison d’un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la manifestation des opinions n’est qu’une absurdité[20]. » On pourrait également invoquer l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (de 1948) : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » L’article parle d’opinions. Il ne précise pas que celles-ci ne doivent pas être racistes,sexistes, homophobes ou antisémites, ou considérées comme telles par des associations qui s’autoproclament gardiennes de la pureté de la pensée.

Cette dernière remarque n’est pas purement rhétorique : en France, une loi datant de 1972, dite loi Pleven[21], du nom du garde des sceaux de l’époque, qui s’insère dans la loi de 1881 sur la presse, réprime ceux qui auront, par des discours, des écrits, des images, ou d’autres moyens semblables, « provoqué à la discrimination,à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. La loi n’est pas facile à critiquer, parce que personne ne souhaite encourager la discrimination envers des individus uniquement sur la base de leur origine. Mais que veut dire exactement « inciter à la haine » à l’égard d’un groupe humain donné ? Il ne manque malheureusement pas de gens qui ont des préférences pour un groupe humain (en général le leur) par rapport à d’autres groupes. Si on veut « combattre » ces sentiments et les « préjugés » qui les soustendent, ne faut-il pas d’abord permettre leur expression ?

Plus fondamentalement, à partir de quand ce genre de sentiments devient-il de la haine ? Considérer que certains propos « incitent à la haine » n’est-ce pas déjà une opinion ? Là où l’infraction est mal définie commence le règne de l’arbitraire. La principale qualité du droit, qui en est pratiquement la définition, est que la loi doit être la même pour tous. Si l’on abandonne ce principe d’égalité, on retombe dans l’arbitraire du pouvoir, contre lequel le droit est censé nous protéger. Un des arguments les plus fondamentaux en faveur de la liberté d’expression est que, si l’on peut définir assez précisément des actions illégales, la pensée humaine est bien trop souple pour que l’on puisse caractériser des pensées comme illégales tout en préservant ce principe d’égalité.

Citons à nouveau Robespierre : « En effet, c’est un principe incontestable que la loi ne peut infliger aucune peine là où il ne peut y avoir un délit susceptible d’être caractérisé avec précision, et reconnu avec certitude ; sinon la destinée des citoyens est soumise aux jugements arbitraires, et la liberté n’est plus. Les lois peuvent atteindre les actions criminelles, parce qu’elles consistent en faits sensibles, qui peuvent être clairement définis et constatés suivant des règles sûres et constantes : mais les opinions ! leur caractère bon ou mauvais ne peut être déterminé que par des rapports plus ou moins compliqués avec des principes de raison, de justice, souvent même avec une foule de circonstances particulières. Me dénonce-t-on un vol, un meurtre ; j’ai l’idée d’un acte dont la définition est simple et fixée, j’interroge des témoins. Mais on me parle d’un écrit incendiaire, dangereux, séditieux ; qu’est-ce qu’un écrit incendiaire, dangereux, séditieux ? Ces qualifications peuvent-elles s’appliquer à celui qu’on me présente ? Je vois naître ici une foule de questions qui seront abandonnées à toute l’incertitude des opinions ; je ne trouve plus ni fait, ni témoins, ni loi, ni juge ; je n’aperçois qu’une dénonciation vague, des arguments, des décisions arbitraires[22]. »

Le problème posé par la loi Pleven est sérieusement aggravé du fait que cette loi reconnaît à toute association qui se propose, « par ses statuts, de combattre le racisme » et est« déclarée depuis cinq ans au moins », le droit de se constituer partie civile dans tout procèsrelié à cette loi. Cette loi est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes, même plusieurs décennies après son adoption. Une critique serrée de cette loi et de ses conséquences a été faite en 2011 par le philosophe politique Philippe Nemo dans La Régression intellectuelle de la France[23]. La juriste Anne-Marie Le Pourhiet qualifiait en 2005 ces associations, privilégiées par la loi Pleven, « d’associations vindicatives et sectaires » et écrivait que le « terrorisme de ces croisés de l’hygiénisme mental consiste désormais à qualifier de “phobie’’ (homophobie, lesbophobie, handiphobie, islamophobie, judéophobie, mélanophobie, etc.) toute expression d’une opinion contraire à leurs prétentions ou revendications. » Elle ne demandait pas moins qu’« une remise à plat de l’arsenal répressif accumulé depuis la loi Pleven de 1972 et un retour aux principes initiaux et libéraux de la loi de 1881 sur la presse[24] ».

Afin de poursuivre la discussion sur la liberté d’expression, il convient donc d’examiner, au moyen d’exemples concrets, comment la loi Pleven est appliquée en pratique, et si son application respecte le principe de l’égalité de tous devant la loi.

La laïcité contre l’identité (pp. 158-162)

L’intensification des conflits communautaires est en partie liée aux problèmes de liberté d’expression. Sans pouvoir espérer régler définitivement ces conflits, l’attitude de l’État par rapport à cette liberté peut sans doute contribuer à les adoucir, en étendant l’idée de base de la laïcité. Celle-ci est supposée nous protéger des guerres de religion, en éliminant toute intervention de l’État dans les querelles religieuses. Mais l’histoire nous a appris que des idéologies qui ne font pas référence à un dieu transcendant, en particulier toutes celles qui sont liées aux conflits identitaires ou nationaux, peuvent mobiliser les passions humaines tout autant que les religions.

Il est inévitable que chaque communauté voie ses souffrances à elle, passées ou présentes, comme insuffisamment reconnues et considère que sa propre identité est la plus « malheureuse » de toutes. Mais pour éviter l’aggravation de ces conflits, il faudrait que l’État adopte la même attitude de neutralité face aux conflits identitaires que celle qu’il adopte face aux conflits religieux.

Que des associations faisant partie de la société civile ou des penseurs considèrent que leur « devoir » est de mettre en avant la mémoire de certains faits historiques est leur droit le plus strict. Mais les choses deviennent plus délicates lorsque l’État s’en mêle. Dans la mesure où certains événements historiques ou une certaine mémoire sont officiellement sacralisés, l’État ne perd-il pas en neutralité dans le conflit des identités ? Or les lois pénalisant la négation de certains événements historiques ne conduisent-elles pas à une façon de sacraliser ces événements ? Les lois réprimant « l’incitation à la haine raciale » sont inapplicables de façon impartiale et amènent nécessairement chaque communauté à se voir désavantagée par rapport à d’autres. Qu’il soit possible à certaines associations, en général subventionnées par des deniers publics, de traîner en justice qui bon leur semble – souvent sous des prétextes discutables – entre également en contradiction avec cette neutralité souhaitable.

Un des dogmes de notre temps, supposé justifier l’incessant « devoir de mémoire » est « que ceux qui ignorent leur histoire sont condamnés à la répéter ». Il s’agit d’un mythe : tout d’abord, la plupart des peuples au cours des siècles ont ignoré leur propre histoire, l’enseignement systématique de celle-ci sous une forme qui se veut scientifique, et pas simplement comme un « récit » servant la cohésion nationale, est un phénomène relativement récent. Ce n’est pas pour cela que l’histoire se répète. En fait, elle ne se répète jamais: Napoléon III n’est pas Napoléon I, la Seconde Guerre mondiale n’est pas la Première, la Révolution russe n’est ni la Révolution française ni la Commune de Paris, malgré certaines similarités. Ce qui se répète, c’est une sorte de ligne Maginot intellectuelle: à cause précisément de l’obsession à l’égard du passé, on voit constamment le présent et le futur comme devant être nécessairement une répétition du passé, et on s’empêche ainsi de comprendre ce qui en fait la nouveauté.

Imaginons qu’on oublie tout de l’Occupation et des persécutions antisémites. Pourquoi cela provoquerait-il une nouvelle invasion de la France (et par qui ?) et une nouvelle collaboration ? Certains s’inquiètent de ce que, selon des sondages, une bonne partie de la jeunesse française ignore ce qu’était la « rafle du Vél d’Hiv[25]». Soit ; mais qui va arrêter aujourd’hui des milliers de Juifs pour les déporter (et où) ? Si l’on oubliait tout de la guerre d’Algérie, qui penserait une seconde à aller recoloniser ce pays ? Si on oubliait tout du Goulag, cela ferait-il apparaître un nouveau Staline ou un nouveau Thorez ? Qui sait exactement ce qu’était la Saint-Barthélemy ? Mais qui veut persécuter les protestants ? Il suffit de se poser ce genre de questions pour se rendre compte de l’absurdité du dogme.

Peut-on suggérer que le devoir de mémoire n’est souvent que le nom actuel de ce qu’on aurait appelé jadis l’entretien des haines du passé, qui peut en fait créer des craintes imaginaires et des conflits artificiels? On peut évidemment tenter de « tirer les leçons » de l’histoire. Mais les leçons que l’on tire dépendent très fort des événements que l’on met en avant, ceux dont on décide de se souvenir, et des relations de cause à effet que l’on y « voit ». On peut invoquer la shoah et le « plus jamais ça » pour justifier de nouvelles guerres ou faire référence à la boucherie de 1914-1918 et aux guerres coloniales, Indochine, Algérie, pour plaider la cause de la paix.

Pour conclure, proposons à la méditation générale les deux premiers articles de l’édit de Nantes[26], qui, s’il n’était pas libertaire (il imposait par décret le devoir d’oubli !), était peut-être une meilleure cure pour les conflits qui avaient ensanglanté la France de l’époque que les médecines actuelles :

Article I. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours ou juridictions que ce soit.

Article II. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public. Il est peu probable que nos contemporains redécouvrent la sagesse d’Henri IV, à qui on attribue la phrase « Paris vaut bien une messe ». Peut-être que la paix entre communautés en France vaut bien que l’État s’abstienne de réprimer les paroles politiquement incorrectes « les incitations à la haine » et aussi les « négations de l’histoire ».

Jean BRICMONT, La République des censeurs,
Copyright Editions de l’Herne, 2014

 

(1) « Les lois mémorielles ne servent à rien. Hélas ! », Le Monde, 22 décembre 2011. On peut trouver curieux qu’un journal déplore l’inefficacité de la censure, mais pour Le Monde, la liberté n’est sans doute pas celle des autres.

(2) Émission « Les Grandes Gueules » – RMC – 3 janvier 2014.

(3) « Bernard Kouchner : “Le monde doit protéger Israël” », Courrier international, 15 février 2013.

(4) Par exemple, on lit dans Le Monde du 16 juillet 2012 : « “L’inquiétude, aujourd’hui, est surtout liée à la façon dont on parle de la Shoah, notamment dans les quartiers”, estime Annette Wieviorka. “L’idée – peut-être naïve mais en tout cas bien présente à l’origine – était que ces commémorations contribuent à l’éradication de l’antisémitisme : or on observe une résurgence du phénomène, il y a donc une question à poser”, ajoute Henry Rousso. », Thomas Wieder, « Rafle du Vél’ d’Hiv : soixante-dix ans après, la mémoire apaisée », Le Monde, 16 juillet 2012.

(5) « A Proposito del caso Williamson e del “revisionismo-negazionismo” », 29 janvier 2009, francocardini.net.

(6) « Condamnée pour un acte de militantisme ? » L’Humanité, 20 janvier 2010.

(7) Ibid.

(8) Jimmy Carter, Palestine : la paix, pas l’apartheid, Paris, L’archipel, 2007.

(9) Par exemple, Desmond Tutu, « Divesting From Injustice », Huffington Post, 13 avril 2010.

(10) « Florence Cassez – Martine Aubry appelle aussi à boycotter l’Année du Mexique en France », Le Point, 11 février 2011.

(11) Bernard-Henri Lévy, « Le Tibet, la Chine et l’arme du boycott », Le Point, 20 mars 2008.

(12) « Bernard-Henri Lévy suscite la polémique avec “l’embargo touristique sur la Corse’’ », Corse-Matin, 10 mai 2011.

(13) « Boycott de l’Égypte qui étrangle davantage les Gazaouis », CAPJPO-EuroPalestine, 18 octobre 2013.

(14) « Les procès BDS pour les nuls », CAPJPO-EuroPalestine, 1er octobre 2013, et « Procès BDS : victoire devant la Cour de cassation ! » CAPJPO-EuroPalestine, 20 novembre 2013. Voir aussi le site de l’AURDIP, Association des Universitaires pour le Respect du Droit international en Palestine, pour une discussion détaillée des aspects juridiques du boycott des produits israéliens.

(15) Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l’Assemblée nationale, et membre de cette Société.

(16) Cette dernière question est évidemment compliquée, mais ne sera pas discutée ici ; pas plus que celle de la pornographie « extrême », par exemple, concernant la pédophilie.

(17) « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion [aucune loi] qui interdise le libre exercice d’une religion, [aucune loi] qui restreigne la liberté d’expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis (sans risque de punition ou de représailles) ».

(18) Elle provient, semble-t-il, du livre The Friends of Voltaire, d’Evelyn Beatrice Hall, paru en 1906.

(19) Voltaire, article « Homme », Dictionnaire philosophique, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Hachette Livre BNF, 2013 (édition originale 1877).

(20) Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l’Assemblée nationale, et membre de cette Société. Disponible sur : The Project Gutenberg EBook of Discours par Maximilien Robespierre.

(21) Les textes de lois cités dans ce livre sont repris dans l’Annexe.

(22) Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l’Assemblée nationale, et membre de cette Société.

(23) Philippe Nemo, La Régression intellectuelle de la France, Louvain-la-Neuve, Texquis, 2011.

(24) Anne-Marie Le Pourhiet, « L’esprit critique menacé », Le Monde, 2 décembre 2005.

(25) Voir « La majorité des moins de 34 ans ignorent ce que fut la rafle », Le Monde, 16 juillet 2012.

(26) Édit de Nantes, Henri IV, 13 avril 1598. Cet édit, reconnaissant certains droits aux protestants, voulait mettre fin aux guerres de religion. Sa révocation par Louis XIV en 1685 entraîna un fort exode des protestants.

 



Va, je ne te hais point.
C'est quoi la haine au fond ?

Patrice Dartevelle

L’incitation à la haine pour une grande variété de motifs (mais jamais pour tous et avec des listes de motifs variables selon les pays) est devenue un délit ou crime faîtier dans une partie du droit de nombreux pays européens. Elle l’est en fait aussi dans de nombreux pays en fait non démocratiques où elle sert à permettre des poursuites contre des opposants ou des groupes tenus à l’écart du pouvoir.

En Europe, la discussion, ou le peu qui en reste, porte sur l’incitation et son rôle décisif, automatique et incontournable dans le passage à l’acte, théorie de raccroc de toutes les mauvaises causes dont je me suis déjà moqué.

La haine inspire moins par elle-même sauf à être utilisée comme le motif philosophico-historique fondamental de divers massacres (bien réels) passés et présents. Les textes et allusions se comptent par milliers pour y voir par exemple l’alpha et l’oméga des luttes entre Hutus et Tutsis et donc le ressort final qui a poussé les Hutus du Rwanda au massacre que l’on sait. L’amour des Tutsis pour les Hutus ne m’avait jamais vraiment frappé mais soit.

L’affaire est curieuse. Jusqu’il n’y a pas très longtemps, on débattait à coup de thèses universitaires ou de gros ouvrages à la signature des plus grands noms de l’intelligentsia mondiale sur les moteurs de l’histoire : le rôle de l’infrastructure et de la superstructure, au sens marxiste des termes, le poids de l’histoire, des croyances, des nations, des langues, plus crûment du capitalisme criminel, du communisme stalinien ou léniniste, etc., etc..

Tout cela semble avoir volé en mille morceaux.

La haine est devenue l’essentiel, l’objet à abattre, apparemment le seul et dont la disparition procurerait la paix perpétuelle à l’humanité (mais ça se discute, je le sais bien).

Le corollaire de cette position n’est pas moins surprenant. Théoriquement, l’opposé de la haine c’est l’amour, qui deviendrait le but positif de la vie et l’œuvre de l’humanité.

Comme le terme est positif, il est malvenu de s’y attaquer mais est-ce un concept sérieux d’organisation de la vie sociale ? On me dira que dans la devise de la République française, il y a la fraternité mais à la différence des deux autres termes, je ne vois pas de loi ou de projet qui l’organise directement.

Avec quelque malice, je me dis que les chrétiens doivent bien rire dans leur barbe. A un moment où les Eglises traditionnelles sont en liquéfaction en Europe, voilà une de leurs idées-clef (aimer son prochain) qui triomphe … Il ne manque plus que tendre l’autre joue à moins que la repentance généralisée n’en soit une forme particulière.

Mais revenons à la haine.

Le concept a fait l’objet d’une courte étude bien documentée (70 pages de texte et 12 de notes) en 1993, opportunément rééditée en 2017, Un portrait logique et moral de la haine[1]. De surcroît, l’auteur est l’un de mes philosophes préférés, sinon le préféré, Ruwen Ogien. Il vient d’une famille de survivants de la shoah, arrivée en France avec lui en 1949, sans doute dans des conditions très difficiles, l’année exacte de sa naissance n’étant pas connue avec certitude … On ne pourra plus débattre avec lui, un douloureux cancer l’a emporté le 4 mai 2017. J’en suis d’autant plus peiné qu’une fois n’est pas coutume, je ne le suis guère dans ce cas.

Les philosophes qui ont écrit sur la haine sont plus nombreux qu’on le croit et sans étude systématique bien rares sont ceux qui peuvent aller au-delà de Spinoza, pour qui la haine ne pouvait jamais être bonne, selon ce qu’on dit un peu vite (il le dit dans la Proposition XIV de L’Éthique). Le but de R. Ogien est de conforter cette idée qu’il fait sienne, tout en montrant ses limites et ses paradoxes, dans des sens divers.

N’oublions pas toutefois que bien lire les philosophes montre souvent que les choses sont compliquées. Spinoza condamne la haine, il est un philosophe de la joie, c’est indubitable.

Mais dans quel cas dit-il cela ?

Luc Ferry expose le problème en s’opposant à Spinoza sur la question[2]. En fait, chez Spinoza, elle est connectée à sa théorie du libre-arbitre et de la responsabilité. Celle-ci est liée à ce qui est pour lui l’illusion de celui-là. Cette illusion entraîne des sentiments inutiles que Spinoza appelle les « passions tristes ». Pour lui « La croyance au libre-arbitre n’est qu’une illusion et c’est pourquoi toute morale, si l’on entend par là ce qui autorise à blâmer ou à louer absolument un être humain, est illusoire aussi ». Dès lors, fort logiquement dans cette perspective, le sage doit se débarrasser du libre-arbitre et des passions tristes. Pour lui, « L’amour, la haine, la colère, l’envie, l’orgueil, la pitié et les autres mouvements de l’âme sont à considérer, non comme des vices, mais comme des propriétés de la nature humaine, des manières d’être qui lui appartiennent et comme le chaud et le froid, la tempête … »

Si l’on veut prendre appui sur Spinoza, il faut logiquement suivre sa philosophie et son rejet de la morale … Je doute que ceux qui désignent la haine en elle-même comme le crime suprême y soient prêts. Avec Luc Ferry, ils diront plutôt que c’est une folie.

Parmi les philosophes, on peut compter avec Aristote (dont on ne peut rien en tirer) et par la suite Descartes, Hume, Moore, Ryle, Jankélévitch, Sartre, Duneton, etc.. Il y a même une tradition d’apologistes de la haine avec Jouhandeau, Léautaud, Cioran et … Zola, auteur en 1866 d’un article intitulé « Mes haines » dans lequel il proclame que « La haine est sainte ».

Les questions de base sont de savoir si la haine peut être bonne, si elle peut être définie, si elle est forcément irrationnelle et si elle peut entraîner une responsabilité.

‘Haïr’ et ‘haine’ peuvent-ils être neutres?

L’affaire est d’autant moins simple qu’un philosophe important, G. Simmel, pour qui le caractère obligatoirement négatif de la haine est daté, estime que c’est le christianisme qui a imposé cette façon de voir, contraire au point de vue des païens pour qui la haine de l’ennemi est de tout évidence un bien, tout comme la haine en général vue comme le sentiment qui nous éloigne de ce qui est mauvais.

Plutôt que dire comme R. Ogien d’une manière très sophistiquée et peu historique qu’en réalité les Anciens voulaient dire par leur haine des ennemis « Aime tes amis » ou de postuler que tout exemple historique est nul parce que ce qu’on appelait « haine » autrefois ne saurait être « notre haine », approfondir certains aspects du christianisme aurait été utile. Si les rois, les princes et les chevaliers chrétiens n’ont cessé d’emblée de guerroyer, la position de l’Eglise a été très longtemps hésitante, encore lors des dernières croisades, sur la légitimité de la guerre et de la violence. Au XXe siècle, encore, il reste entendu qu’un soldat catholique peut tuer un ennemi, il doit le faire sans haine. Certains diront peut-être qu’une Eglise systématiquement présente dans les différents camps en présence ne doit pas logiquement attiser l’hostilité entre catholiques de différentes nationalités. Mais il ne faut pas croire que les théologiens ne tiennent pas compte des Évangiles.

J’ai bien l’impression que G. Simmel a touché un point significatif. R. Ogien aligne donc les arguments dans le but de prouver sa thèse.

« Haïr » serait un terme évaluatif, jamais descriptif et toujours négatif. Cela me semble faux et fondé sur un transfert inadéquat. Si l’objectif « haineux » est en effet toujours négatif, il ne s’ensuit pas que le substantif et le verbe le soient également. Et nul ne dira de quelqu’un qui hait le nazisme qu’il est haineux.

On retrouve la finesse et la justesse habituelle de R. Ogien dans sa note 6 (p. 81).

Il y admet que la caractérisation des pires crimes par la haine ne peut rien expliquer. Si la haine est la cause de l’antisémitisme, qu’est-ce qui la cause ? En fait, la haine sert à masquer la recherche des vraies causes : « ou bien on s’arrête à la haine dans la chaîne des causes ou bien il faut s’en tenir à l’explication par la haine, considérée comme un attribut consubstantiel de l’homme », admet R. Ogien.

En pratique, c’est l’aveu de l’impasse totale où nous mène l’explication par la haine : ou bien on doit rechercher sa cause ou bien admettre une hypothèse en flagrante contradiction avec l’esprit de dénonciation de la haine et l’accent mis sur son rôle décisif : si la haine caractérise l’homme, à quoi peut-il servir de la voir partout et de la dénoncer sans relâche ?

Plus nettement encore, si le lien entre la haine et le mauvais est « logique », « conceptuel » et « analytique » et donc obligatoire, toute recherche de justification de cette haine devient vaine et donc pour R. Ogier « Il sera inutile, par exemple, de consacrer des recherches tendant à vérifier une hypothèse disant que la haine est la « cause de tous les actes absolument mauvais ». Evidemment, si la haine ne se sépare pas du mauvais, l’invoquer ne prouve plus rien. C’est le même mécanisme créé par tous ceux qui dénoncent les sectes, ou le populisme. Ce sont si on veut des qualifications péjoratives, je dirais des injures, tautologiques, qui ne démontrent rien.

Théories cognitives

R. Ogien réfute les théories cognitives des émotions. Pour leurs partisans (dont R. Rorty), des sentiments tels que la haine (ou l’amour, la colère) sont expliqués par une combinaison de croyances et de désirs. En clair, pour la colère (on pourrait trouver une formule comparable pour la haine) : « je suis en colère parce qu’on m’a volé mes bijoux » se traduit dans ces théories cognitives par « je crois que mes bijoux ont été volés » plus « je désirerais que mes bijoux ne me soient pas volés ».

Mais à l’évidence, je peux croire que mes bijoux ont été volés, avoir désiré qu’ils ne le soient pas … et ne pas éprouver de colère. Pour expliquer celle-ci, il faut réintroduire un sentiment, ce qui ne nous avance guère, j’en conviens avec R. Ogien.

A mon sens, ce qui dérange R. Ogien dans les théories cognitives, c’est une double question. L’aspect analytique initial de ces théories facilite l’idée que la haine peut être bonne ou mauvaise, ce qui ne lui convient pas, mais que pour résoudre la difficulté du nécessaire recours à l’émotion, la tentation est forte de considérer le sentiment, in casu la haine, comme irrationnel. Mais alors, une responsabilité est-elle possible ? Pour les mêmes raisons à mon sens, R. Ogien fait l’impossible pour déconstruire la position de Hume – pourtant sceptique et proche de l’utilitarisme comme lui – qui veut que des sentiments tels que la haine ou l’amour ne soient pas susceptibles de définition. Il n’y a certes pas de raison de ne pas critiquer Hume mais c’est néanmoins une philosophe important qui fait partie des Lumières. Qu’il renonce à toute définition de la haine est préoccupant pour qui veut trop fonder sur la haine.

Le haineux n’est pas irrationnel

Pour sauver la mise, R. Ogien s’inspire de Vl. Jankélévitch et de J.P. Sartre et fait de la haine une relation entre individus. Une relation de ce type est susceptible de description (au moins d’une), ce qui sauvegarde l’intentionnalité et au moins une part de rationalité, donc de responsabilité.

L’affaire reste de plus incertaine. Ainsi Sartre juge le haineux mauvais par ce qu’il est libre, parce qu’il a choisi de haïr mais R. Ogien, plus subtil, reconnaît que nous imputons liberté, choix et responsabilité au haineux parce que nous le jugeons mauvais, et ajouterais-je, parce que nous voulons plus ou moins logiquement le condamner. R. Ogien le reconnaît dans le cheminement de son analyse (pp. 66-67).

Il conclut que telle position fait du haineux (c’est évidemment plus facile de choisir dans la famille de mots celui qui est indubitablement toujours péjoratif) un personnage irrationnel et « en définitive irresponsable ». Il poursuit ensuite « Quelque chose doit être erroné dans l’analyse intentionnelle, dans la mesure où elle nous contraint à adopter cette conclusion inacceptable ». La philosophie morale ne relève pas des mathématiques et de leur logique implacable. Il n’y est pas complètement interdit de partir d’un sentiment jugé certain … mais tout cela est bien fragile et dépend inéluctablement des a priori du moment, du groupe de l’homme. Cela montre les contorsions qui sont nécessaires pour sauver le caractère négatif intrinsèque de la haine.

La vision relationnelle de la haine que propose R. Ogien pose des problèmes tout aussi révélateurs. Dans la relation qu’objet d’un jugement moral, évidemment posé par des tiers (p. 2-9), et « parce que son statut moral a été abaissé par ceux qui observent le haineux ». Soit c’est de la pure tautologie, soit de l’agenouillement devant le jugement du groupe, avec tous ses aléas.

Dans sa conclusion, R. Ogien, sûrement conscient de la fragilité des 65 pages qui précèdent, n’exclut pas de réviser un jour son jugement et on voit bien - il le dit même d’une certaine manière et (« l’on pourrait même suggérer »), que tout le problème vient de ce qu’il faut juger la haine mauvaise et que ce point conditionne son raisonnement.

Il finit en plus sur un paradoxe dont il dit qu’il est le prix à payer pour l’affirmation que la haine est intrinsèquement mauvaise. Le paradoxe est celui de la haine de la haine. Si la haine est intrinsèquement mauvaise, il ne faut rien haïr et donc ne pas haïr la haine.

Et donc il existerait une bonne haine, la haine de la haine, et la haine ne serait pas intrinsèquement mauvaise. Ogien suggère que dans ce paradoxe on utilise une définition variable de la haine. L’argument me semble inventé.

Sortons des difficultés

Tout est difficile, essentiellement à cause d’un postulat faux. Pour moi, la haine est un sentiment que par convention et habitude sociale, on jugera plus souvent négatif que positif mais il peut être positif.

On ne veut pas beaucoup le voir parce que la Résistance contre les Nazis est aujourd’hui sanctifiée d’un culte (j’approuve son action mais pas le culte qu’on lui voue) mais la haine du nazisme et des nazis véritable, forte et tenace, a été un point d’appui important et essentiel de la Résistance. Les problèmes d’aujourd’hui font qu’il ne convient plus d’en parler. On affirme souvent qu’elle n’avait rien à voir avec des groupes violents contemporains qu’à juste titre on déteste, je veux dire qu’on hait. Des résistants ont pourtant tué sciemment des innocents.

Comme si les proches des victimes du massacre de Nankin par les Japonais en 19371938, l’un des plus grands du XXe siècle, n’avaient pas nourri la haine des Japonais … Comme bien de ceux qui ont souffert de guerres et de massacres. Les Palestiniens ont la haine des Israéliens et vice versa. Bonne(s) ou mauvaise(s) haine(s) ? J’avoue que pour ma part, je ne vois rien à redire à la haine à l’encontre des racistes.

Dans une de ses chroniques hebdomadaires du Figaro[3], Luc Ferry amorce ce qui pourrait être proche du fond de ma pensée.

Certes, il ne traite pas de la question de la haine, mais attaque une vision lénifiante de la vie qu’il attribue aux stoïciens, celle qui voudrait que nous acceptions ce que le destin nous attribue. Peut-on par exemple « savourer ce qu’on a » quand on a un cancer du pancréas, comme, dit-il, un de ses collègues décédé récemment (il s’agit de Ruwen Ogien) ? Ou quand on a un enfant assassiné au Bataclan ? Quand on est à Mossoul, coincé entre les djihadistes et ceux qui veulent leur reprendre la ville ? La haine n’est-elle pas légitime (c’est moi qui conclus). Luc Ferry parle de « psychologie de bagnes, de philosophie d’esclave ou de collabo ». C’est mon sentiment.

Au hasard de mes lectures, voici une phrase de Saint Augustin « Que chacun s’applique à haïr en soi ce qui est un pur sentiment particulier et qui n’est que temporel »[4].

Subjectivement, c’est-à-dire dans la légitime subjectivité de l’évêque d’Hippone, la haine est une vertu nécessaire et positive : pour passer à une valeur supérieure, l’union dans le Christ, haïr une tendance, un sentiment intérieur qui compromet cette valeur supérieure, est quelque chose d’indispensable (il en est meilleur juge que moi).

Au plan privé, la haine peut être motivée. Que pourrais-je dire à une collègue qui avait la haine du chauffard qui a renversé et tué sa fille devant ses yeux et qui, chaque année, à la date anniversaire, en était malade ? Qu’elle ne devrait pas avoir de haine ?

On me répondra qu’il ne s’agit pas de cela mais uniquement de haine vis-à-vis de groupes qui sont mis injustement en danger.

Mais tout d’abord, l’incitation à la haine contient « haine » dont il n’est plus à démontrer que les bases mêmes de sa définition sont incertaines. Que penser dès lors de slogans et de campagnes de ce type (La haine, je dis non, Stop à la haine)[5] ?

Ce serait donc à ne pas considérer sans le complément, l’adjectif ajouté à l’incitation à la haine. Soit mais c’est valider ma position par rapport à R. Ogien : la haine peut être juste ou mauvaise, ce qui implique la nécessité de ne pas trop faire fond sur un mot de ce type.

Certains diront que ce n’est pas grave parce que la jurisprudence des cours et tribunaux pourvoira aux lacunes et difficultés, ce qu’ils font en effet constamment en la matière.

Mais peut-on penser que si la Cour européenne des Droits de l’Homme arrive à fixer une jurisprudence moins floue que ce n’est actuellement le cas, elle aura résolu une question que deux douzaines de philosophes, parmi les meilleurs depuis Aristote (et donc vingt-quatre seuls), n’ont pu que laisser ouverte ?

N’est-ce pas là laisser aux juges une bien grande responsabilité ? Et est-il sensé d’espérer non plus que les législateurs s’en sortent mieux ? Comme le dit Anastasia Colosimo, certes aussi mal pensante que moi, à propos des lois réprimant l’incitation à la haine : « A croire que l’appareil juridique, au lieu d’apporter la paix civile, a contribué au chaos grandissant des mentalités »[6].

On me dira donc certainement que c’est l’incitation à la haine raciale, ethnique, etc. qui est légitime et peut-être que l’essentialisation de la haine est le fait de sous-fifres, toujours portés au simplisme.

Mais les objets visés par l’incitation à la haine varient de pays en pays. Même en Europe, ils peuvent parfois être révélateurs.

Ainsi les législations estonienne et lettonne répriment l’incitation à la haine entre les classes[7]. Affaire sans doute de faire condamner l’expression d’idées marxistes ou communistes …

Bonne ou mauvaise haine ?


 

(1) Ruwen Ogien, Un portrait logique et moral de la haine, Paris, Editions de l’Eclat, 1993, 2017[2], 93pp.

(2) Luc Ferry, Le spinozisme, sagesse ou folie ?, Le Figaro du 08 mars 2018.

(3) Luc ferry, Fausses sagesses, Le Figaro du 24 août 2017. Luc Ferry récidive et conclut à propos de Nietzsche et Spinoza dans L’argument du bourreau, Le Figaro du 26/04/2018

(4) Augustin, Lettres 243 2, traduction M. Poujoulat, que je cite d’après Peter Brown, à travers un trou d’aiguille, Paris, les Belles Lettres, 2016, p.182

(5) cf. Gilles Rof, Le guerrier de la paix, M le Magazine du Monde du 22/09/2018, p.48

(6) Anasatasia Colosimo, Les bûchers de la liberté, Paris, Stock, 2016, p.217

(7) On lira à ce sujet et plus largement le remarquable rapport établi par Louis-Léon Christians (professeur à l’UCL) in Ateliers d’experts au sujet de l’incitation à la haine nationale, sociale et religieuse. Etudes pour l’atelier sur l’Europe (9-10 février 2011, Vienne) pour le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, Internet : www.ohchr.org/Documents/Issues/CCPR/Vienne

 



Rapport sur la répression du blasphème en 2016

Patrice Dartevelle

On ne peut soutenir que 2016 soit une année véritablement meilleure que la précédente pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Qu’elles soient le produit d’un choix ou qu’on ait fini par percevoir le caractère extravagant de certaines lois ou pratiques, je commencerai toutefois par quelques décisions et déclarations positives pour la liberté d’expression.

Déclaration rare, reprise en entrefilet par Le Soir du 4 janvier, le philosophe très important en Flandre, Etienne Vermeersch, s’est exprimé en faveur d’une totale liberté d’expression, y compris pour les propos racistes et négationnistes. Sur ce dernier point, son argumentation en dit long sur la source réelle du problème : pour lui, dans 20 ans, il faudra revenir sur la loi condamnant le négationnisme, les proches des victimes ayant disparu.

Pour une fois, la Justice française s’est distinguée en bien dans le cas du rappeur Orelsan. Il avait pourtant commis de toute évidence l’un des crimes suprêmes, la contestation de l’égalité des femmes et ce jusqu'à l’appel à la violence (« Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner »), qui même à moi (comme partisan de la lus large liberté d’expression, semble au-delà de la limite. La Cour d’appel de Versailles l’a relaxé avec des attendus peu ordinaires « le domaine de la création artistique est soumis à un règne de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective » ou le rap est « par nature un mode d’expression brutal, provocateur, vulgaire, voire violent … » Evidemment, il y a là le sort particulier fait de plus en plus ordinairement en France aux artistes, avec comme contrepartie probable le recul de la liberté d’expression pour les autres.

Dans les motivations de la Cour, il y a un élément à double tranchant, positif par le fait qu’il prend en compte l’humour ou le second degré mais négatif par ce qui est implicitement exigé de tous : la Cour estime que la distinction avec les propos [sexistes], permettant de comprendre qu’ils sont fictifs « est évidente » (Le Monde du 20 février).

Le débat est vif en France et, ce n’est pas la première fois que je rapporte son point de vue, une sociologue aussi éminente que Nathalie Heinich s’insurge à bon droit contre le privilège accordé aux artistes mais hélas pour réclamer l’alignement des artistes sur une règle générale de liberté d’expression, plus restreinte (site de Libération, le 28 février).

Cela fait en effet ricochet avec la discussion sur la loi française en discussion « Création et patrimoine ». Le texte initial disait « La création artistique est libre », ce qui est dépourvu de sens sans liberté d’expression. Le Sénat l’a observé et a ajouté un article 1bis disant « la diffusion de la culture est libre ». Mais le député rapporteur de la loi à la Chambre, Patrick Bloche (PS), insiste « Il est crucial de faire de la liberté de création une liberté fondamentale, distincte de la liberté d’expression » (Le Monde du 12 mars).

Bref, liberté pour les Grands, condamnation pour les petits …

Le grand succès de l’année, spécialement en Belgique, est l’acquittement -avec condamnation de l’accusation dans le corps du jugement- par le Tribunal de Bruxelles dans l’affaire de l’Eglise de Scientologie. Le Tribunal ne manque pas de relever qu’on l’a traitée de présumée coupable, qu’une documentation de 120 cartons ne contient que des hypothèses. La bêtise du parquet a été telle qu’elle a acculé l’Eglise de Scientologie à défendre sa doctrine, ce qui est parfaitement anticonstitutionnel. Quant aux faits de droit commun – qui de toute manière peuvent arriver partout -, ils n’existent tout simplement pas dans le dossier (Le Soir des 12 et 13 mars).Une bonne leçon qui a laissé la presse interdite tellement la condamnation lui eût semblé normale.

Le Directeur général des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, Michel Draguet, a eu plus que du courage en programmant une exposition Serrano, au titre provocateur « Serrano Uncensored Photographs » avec l’œuvre célèbre « Piss Christ ». Cette œuvre et quelques autres étaient regroupées et soumises à une protection spéciale mais on a bravé les chrétiens fondamentalistes, à la grande admiration des Français (Le Monde du 26 mars). Serrano est croyant (Le Soir du 18 mars), son intérieur est peuplé de statues religieuses gothiques et de mobilier liturgique (Connaissance des arts, mars 2016 pp. 74-75), rien n’y fait pour des ignares

Après bien des contestations, l’édition allemande commentée de Mein Kampf a fini par être publiée et un certain accord s’est fait pour trouver cela normal (Le Soir des 16-17 janvier, Books d’avril, Le Monde du 10 avril). Je redoute que le succès de librairie de la publication (40.000 exemplaires jusqu’en août) ne déchaîne les partisans de l’interdiction. .On a essayé de traiter les citoyens comme des enfants mais c’est raté, contrairement à l’habitude. Et Fayard prépare une nouvelle traduction française.

Dernière bonne nouvelle : dans ses dernières décisions, le Président Obama a signé le 16 décembre 2016 des modifications au « International religious freedom act » américain, une loi sur la liberté religieuse à l’international qui intervient dans l’attitude des gouvernements américains vis-à-vis des pays étrangers. Une modification visant à condamner les Etats qui dans leur législation visent et discriminent des « non-théistes, des humanistes et des athées en raison de leur croyance » (site du Figaro du 27 décembre, site de Religion News Service du 19 décembre).

Mais il nous faut revenir à l’ordinaire, qui est moins réjouissant. La litanie des condamnations est celle de d’habitudes.

Cette fois, on en est arrivé sans doute (il y a encore la Cour de Cassation) au bout pour l’ancienne ministre française Christine Boutin, condamnée en appel à 5.000 € d’amende et 5.000 € de dommage et intérêt pour avoir repris les propos du Lévitique « L’homosexualité est une abomination ». Il paraît, selon l’avocat des associations des parties civiles, qu’enfin il n’est plus possible de tenir des propos homophobes sous couvert religieux » (Libération du 3 novembre) mais nul ne songe évidemment à sanctionner ou interdire la diffusion la Bible. L’hypocrisie règne en maître.

Quant à Dieudonné, il enchaîne les condamnations, à tel point qu’à lire la presse ou éprouve le plus de mal à suivre les différentes condamnations et leurs motifs.

En février, il est condamné à Paris à trois mois de prison avec sursis et 30.000 € d’amende pour une affaire assez spéciale. Dans un de ses spectacles, Dieudonné a attribué aux juifs la traite des Noirs. Cela me semble farce (le commerce des esclaves était une spécialité juive au départ) et sans base historique mais les tribunaux n’hésitent plus à traiter du vrai et du faux (Libération du 25 février).

Le Monde du 12 mai paraît reprendre pour le même motif une condamnation à deux mois de prison avec sursis et 10.000 € d’amende.

La Justice belge espérait faire aussi bien : en appel, elle a requis une amende de 10.000 € pour les spectacles de 2012 (Le Soir des 17-18 décembre).

Autre habitude, Geert Wilders a été condamné pour discrimination (il avait promis « moins de Marocains ») mais relaxé de l’inculpation d’incitation à la haine ce qui donne un jugement des plus modérés et absurde (Le Soir des 11-12 décembre). On croyait que les Etats avaient le droit de contrôler l’entrée à leurs frontières.

Le nouveau sujet depuis 2015 est les poursuites pour apologie du terrorisme, avec recours à la loi.

Je relève en France le cas de Jean-Marc Rouillan, ancien militant d’Action directe, condamné à la perpétuité en 1989 pour l’assassinat de deux personnalités, dont le patron de Renault, remis en liberté en 2011, poursuivi maintenant pour avoir dit une évidence, c’est-à-dire parlé du courage des tueurs du Bataclan (Le Figaro du 8 septembre). On peut qualifier ces gens de fous mais pas de lâches, comme l’a fait pourtant le Premier ministre belge le 22 mars.

Le polémiste Eric Zemmour est l’objet d’une enquête préliminaire pour des propos identiques (Le Monde des 9-10 octobre).

De plus en plus clairement sous couvert d’accusations de racisme, on voit une action concertée à l’encontre de tout qui n’est pas favorable à une politique de frontières ouvertes pour autant qu’on soit clairement de droite.

La logique eût voulu que l’on fasse adopter préalablement une loi en ce sens, mais elle n’aurait jamais recueilli la majorité et rien n’aurait empêché qu’après l’adoption quelqu’un puisse dire que la loi était mauvaise. Mais ça ne fait rien. A Béziers, les associations dites antiracistes ont déposé plainte contre le Maire Robert Menard qui a entamé une campagne d’affichage contre l’obligation d’accueillir des migrants (Le Soir du 13 octobre). Personne, sauf Trump en mai 2017, ne relève le problème.

Le prix de la désinformation ou du politiquement très correct semble brigué par le Guardian que l’on a longtemps tenu à la pointe de l’information critique et indispensable. Il a créé une rubrique ne comportant que des informations positives (Le Monde du 8 juin). Les « nouvelles » seraient centrées sur des solutions. Difficile de moins cacher une volonté directive.

Les humoristes et caricaturistes restent évidemment aux premières loges des problèmes. Leurs points de vue sont très divers, des courageux aux couards.

On comprend bien ceux qui œuvrent en pays musulmans, ainsi la star tunisienne de l’humour Lofti Abdelli, qui préfère ne pas se moquer de la religion (Le Soir du 28 septembre). D’autres sont décevants, comme John Cleese, l’un des fondateurs des Monty Python’s qui assure qu’il ne dira rien sur l’islam parce qu’il ne veut pas mourir (Il est né en 1939) (El Pais du 8 octobre).

B. Poelvoorde évacue le problème « Je n’ai aucun combat, aucune bataille » et pour lui le rire ne doit pas servir à quelque chose « d’autre qu’à la gratuité du plaisir d’être heureux » (Le Soir du 25 mai). Laurence Bibot admet qu’elle ne fera pas de blague sur les djihadistes mais reconnaît au moins qu’elle devrait avoir « un peu plus de couilles » (Le Soir des 14, 15 et 16 mai).

Finalement, Jean-Louis Lahaye est plus convaincant. Il reconnaît qu’on a le droit de dire de moins en moins de choses aujourd’hui « … Aujourd’hui … on est muselé de partout … Tout est canalisé, on est « interdit de » au nom de la pensée unique ». Et, parfaitement lucide, il ajoute « Les gens ressentent ce contrôle des opinions. Et que font-ils ? Ils expriment leur frustration par leur vote … en faveur de Donald Trump ou de Marine Le Pen » (Le Soir-Tv News du 23 décembre). Le politiquement correct visant le passé à récrire ou à en faire disparaître la trace continue à fleurir.

A l’Université d’Oxford, des étudiants réclament l’enlèvement de la statue de Cecil Rhodes, un des principaux bienfaiteurs du Collège, dont la façade est ornée de la statue (il y avait fait ses études). Rhodes était ségrégationniste (International New York Times des 30-31 janvier). C’est un fait, mais si l’on doit réexaminer toutes les statues et noms de rue en faisant fi du contexte historique…Ceux qui veulent cela se rendent-ils compte que dans un siècle par exemple, on sera tout aussi sévère à leur égard, pour tel ou tel motif aujourd’hui hors du champ du pensable ? La commissaire européenne Margrethe Vestager déclare (enfin quelqu’un de bon sens), à la totale et visible stupéfaction du journaliste qui l’interviewe : « Ce que nous recherchons est en contradiction flagrante avec notre histoire … » (Le Soir du 18 octobre). On continue à chasser le mot « nègre » mais va-t-on débaptiser le roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres ? La réponse est oui, le Centre culturel d’Uccle en a présenté une adaptation pour le théâtre sous le titre Devinez qui ? (Espace de Libertés, p. 447, mars 2016).

La Sainte Lucie est une fête très importante en Suède. Chaque ville y élit sa sainte Lucie, une petite fille blanche et blonde. Par crainte des attaques habituelles des Africains et des féministes, une société a mis sur sa page Facebook en Sainte Lucie, un petit garçon sans doute métis, au teint brun et aux cheveux crépus. La bataille est générale entre les tenants de la tradition et ceux pour qui parler distinctement des hommes et des femmes ou de couleur de peau est un crime (Le Monde du 10 décembre).

Les deux faits les plus cocasses nous viennent l’un d’Inde et des Etats-Unis, l’autre d’Egypte.

En janvier, le magazine américain Fortune a publié en couverture une caricature représentant le patron d’Amazon, Jeff Bezos, en Vishnou. Le directeur de la Société universelle de l’hindouisme, aux Etats-Unis, a protesté : c’est une divinité majeure de l’hindouisme et elle ne peut être utilisée de manière inconvenante.

Pourtant en Inde même, les représentations de Vishnou sous des formes différentes sont innombrables. Bref, on confond l’image et la réalité (Ah, Magritte !) et on s’en prend à certains et pas à d’autres (Le Monde du 3 février).

Le mieux est la mésaventure du ministre égyptien de la Justice, Ahmed Al-Zind, qui s’est laissé emporter jusqu’à dire à l’encontre des journalistes qui l’accusaient de corruption, qu’il était prêt à les arrêter tous « fussent-ils le Prophète ». L’université d’Al-Azhar lui a adressé un avertissement, sans contester que l’insulte n’était pas intentionnelle. Le ministre à vrai dire avait fait exploser le nombre de procès pour blasphème ou outrage à la religion. Il se croyait protégé mais il a pris trop de risques (Le Monde du 15 mars).

Bien sûr, l’année a été foncièrement « normale ».

Ainsi, plusieurs médias iraniens ont ajouté 600.000 dollars à la prime offerte pour la tête de S. Rushdie sur la base d’une fatwa toujours bien valable (site Nouvel Obs le 24 février).

Tout au plus peut-on dire que, devant les limitations générales à la liberté d’expression, quelques victimes font montre de réticences et que le « travail » de réduction de la liberté d’expression est si avancé que quelques-uns n’arrivent plus à se taire.