Bulletin 69 juin 2021

Pour la liberté des réseaux sociaux
Patrice Dartevelle

La religion, un réseau social comme les autres ?
Marc Scheerens

 


Pour la liberté des réseaux sociaux

Patrice Dartevelle

La question aujourd’hui centrale pour la liberté d’expression est certainement celle du contrôle des réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Instagram, revendiquée par les gouvernements européens.

L’idée clé de ceux qui veulent contrôler et sévir est double : la chasse au délit d’incitation à la haine doit être totale, sans exception et les propos jugés délictueux doivent être interdits et poursuivis de la même manière lorsqu’ils sont exprimés sur les réseaux sociaux que lorsqu’ils le sont dans des organes de presse traditionnels.

Il y a à ce sujet un débat préalable sur le fait que les réseaux sociaux changent ou non quelque chose à la situation ancienne.

Répondre que non me semble très difficile, à condition de voir d’abord que l’invention de l’imprimerie a eu en son temps un effet d’élargissement de la production écrite et de sa diffusion - et donc de la liberté d’expression- et de ne pas oublier ensuite que certaines des caractéristiques des réseaux sociaux sont intrinsèquement contradictoires avec toute perspective de contrôle de ces réseaux.

Le délit d’incitation à la haine est-il légitime?

Il faut d’abord aborder la question essentielle qui est normalement à envisager en premier lieu mais ne l’est en fait pratiquement jamais, celle de la légitimité intrinsèque des législations réprimant l’incitation à la haine. En Europe presque tous les pays ont élaboré une telle législation. Les États-Unis ne l’ont pas fait en raison de sa contradiction avec le Premier Amendement à leur constitution et de l’existence d’une Cour suprême que l’on sait de taille à défendre cet Amendement.

Comme je l’ai toujours soutenu, les délits d’incitation à la haine pour des motifs religieux, philosophiques ou politiques ne sont que le retour, à peine masqué, du délit de blasphème. La haine au nom de la race, de la tendance sexuelle n’est certes pas du même ordre : on ne peut se défendre de la couleur de sa peau ou de son orientation sexuelle. Mais le fonctionnement réel des tribunaux européens en ces matières montre que la criminalisation des attitudes considérées comme des incitations à la haine cache d’autres motifs. Pour l’incitation à la haine raciale, son utilisation réelle est transparente : elle vise à criminaliser les opposants à la liberté d’immigrer.

Prenons deux cas récents dans deux pays différents. En France, - et je prends un cas plus favorable que d’ordinaire mais les motivations du tribunal font apparaître clairement le problème, ce qui est devenu rare- Renaud Camus a été poursuivi pour « injure raciale ». C’est le spécialiste de la théorie du grand remplacement, qui dénonce le remplacement de fait des populations européennes par d’autres, venant du Maghreb et d’Afrique noire. En 2019, il émet sur Twitter un message en ce sens sous une forme provocatrice (« Une boîte de préservatifs offerte en Afrique, c’est trois noyés de moins en Méditerranée et cent mille euros d’économie pour la caisse d’allocations familiales »). Cette fois, en première instance le tribunal l’a acquitté en considérant d’une part que le groupe visé n’était pas considéré en l’espèce[1] d’autre part que si les propos peuvent choquer, « ils participent du style acide et décalé voire crû de l’écrivain »[2]. Il y a appel et au vu du nombre de condamnations en la matière, je ne serais pas optimiste sur la suite (E. Zemmour par exemple a été condamné à 10.000 € d’amende pour une diatribe contre l’immigration).

En Belgique, quatre membres de l’organisation flamande d’extrême-droite VoorPost ont été condamnés à Malines pour avoir brandi une bannière disant « Stop à l’islamisation ». Seuls protestent le Vlaams Belang et la NVA. Bien isolé Bart De Wever, dit comme moi que le concept de haine est des plus flous, qu’il se réserve le droit de haïr et conclut: « On ne poursuit pas une opinion devant les tribunaux »[3].

À suivre pareille décision, on verra triompher les idées des croyants d’autrefois dont le point de vue intolérant vient d’être réactivé par le livre de François Héran, professeur au Collège de France sur la chaire « Migrations et sociétés », qui veut être patient avec l’islam et juge spécieuse la différence faite par la loi entre la critique et l’insulte autorisées à l’encontre de la croyance et la même critique ou insulte adressée à un croyant. Celui-ci fait corps avec sa foi[4], ce qui est vrai chez beaucoup mais c’est bien l’attitude qu’ils doivent abandonner dans une société démocratique.

Et voilà donc la liberté d’expression anéantie d’un trait par le professeur! Il existe des personnes qui nient l’existence de l’islamo-gauchisme. Pour ma part je le vois ici à l’état pur, à moins que Fr. Héran ne soit un crypto-catholique fondamentaliste.

Moins que jamais je ne vois de raison de remettre en cause la position de John Stuart Mill, exprimée dans son livre De la liberté en 1859, pour qui seul l’échange public et contradictoire peut faire émerger un progrès intellectuel et peut-être une vérité. Pour lui, « imposer silence à l’expression d’une opinion (...) revient à voler l’humanité (...), les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs» [5].

Le fonctionnement réel des réseaux sociaux

Revenons à la question en débat, le contrôle des réseaux sociaux, qui serait à mettre en place, apparemment pour les européens par une autorité judiciaire ou assimilée.

Première ignorance à déloger : les réseaux sociaux, pratiquement tous américains, conformément à la loi américaine -ils ne sont pas des éditeurs- sont officiellement « neutres ». Mais rien n’est plus faux en pratique. Peut-être hypocritement pour protéger leur irresponsabilité, les réseaux sociaux filtrent les appels à violence immédiate et ce qui leur semble suspect, c’est-à-dire suspect aux États-Unis face au consensus social du moment ou plus permanent, comme le respect des religions. Ils utilisent des algorithmes qui, une fois conçus et installés, fonctionnent sans faille, assez souvent jusqu’à l’absurde, comme la censure des œuvres d’art comportant des nus, censure à laquelle il a été bien difficile de mettre un terme parce qu’elle faisait partie du consensus religieux. .

Facebook admet qu’il supprime des messages, principalement ceux qui appellent à la violence. Ce réseau offre même des voies de recours aux utilisateurs objets de retrait et publie trimestriellement un rapport sur les contenus dépubliés. Son responsable des affaires publiques, l’ancien président des libéraux-démocrates britanniques Nick Clegg, semble même en appeler si pas à une régulation publique du moins à un cadre de régulation publique. Il dénonce en tout cas, peut-être par tactique, le fait que faute d’une telle régulation, Facebook soit obligé de prendre ses responsabilités[6].

La récente décision de Facebook de suspendre pour deux ans le compte de Donald Trump est d’un autre ordre. Les algorithmes n’y sont pour rien, c’est une décision humaine prise à très haut niveau, qui a été modifiée ou complétée par la fixation d’un délai de deux pour la « peine », exigée par le conseil de surveillance, l’instance de recours de la firme[7].

Variations des réseaux sociaux

Le cas de la suspension du compte de Trump donne à penser. Remarquons que la décision, suscitée par l’intervention -encouragement de Trump le 6 janvier à empêcher la validation du vote de l’élection présidentielle, intervient un certain temps après les faits. Face à un chef d’État bénéficiant comme tous ses pairs de l’immunité pénale (y compris pour des faits privés), aucun tribunal n’aurait pu intervenir et, dans la plupart des pays démocratiques, après sortie de charge, les faits politiques relèvent d’une cour spéciale - hautement politique. La France dispose d’un dispositif particulier contre les coups d’État mais dans cette hypothèse, tous les pouvoirs sont temporairement attribués au chef d’État...

En outre, et nous nous rapprochons de l’essentiel, il, faut être autrement plus précis pour poursuivre un ex-chef d’État qu’un excité d’un groupuscule. Or comme le dit Emmanuel Didier, sociologue et membre du Conseil consultatif national (français) d’éthique « La distinction entre une parole acceptable et inacceptable dépend souvent de ses effets » et « les tweets de Donald Trump appelant ses partisans à monter sur le Capitole étaient ambigus, ils ne constituent de véritables appels à la violence que parce qu’ils ont été suivis de violence » (5).

Remarquons que cette opinion est l’exact contraire de la doctrine qui prévaut en droit pénal où seule la nature de l’acte est prise en compte.

Pour sa part la philosophe Monique Canto-Sperber, autrice de nombreuses publications sur la liberté d’expression, directrice de l’ École normale supérieure, avoue que la qualification pénale dépend étroitement du contexte et l’experte en intelligence artificielle Serena Villata doit bien admettre que « Les mêmes mots peuvent être utilisés pour harceler quelqu’un en ligne ou tout simplement se parler entre pairs, notamment chez les adolescents « (5) . Adieu sécurité juridique. On connaît en France l’histoire d’une caricature assez graveleuse à l’encontre de l’islam qui n’a eu d’ennuis que lors de sa republication par une revue d’extrême-droite.

Mais il y a bien pire dans les sanctions prises par Facebook et c’est autrement significatif.

Avec la bénédiction d’une OMS, réputée proche de la Chine, ce réseau avait censuré depuis plusieurs mois les textes, notamment ceux de D. Trump, qui émettaient l’hypothèse que la source réelle de la pandémie de coronavirus était le laboratoire même de Wuhan, selon un processus encore à élucider, le fait lui-même étant établi.

Mais voilà que maintenant un sérieux doute s’est instauré sur le rôle de ce laboratoire. Des études publiées par des chercheurs de ce centre impliquent que Wuhan a dissimulé des informations importantes qui montrent que le problème y était connu avant la date admise jusqu’ici. Dans certains cas ces nouvelles informations ne cadrent pas avec l’hypothèse d’une source animale. Sur ce, le nouveau président américain a donné fin mai trois mois à ses services pour élucider l’affaire[8]. Il ne restait plus à Facebook qu’à faire marche arrière et à revenir piteusement fin mai sur sa décision de février[9].

Manifestement la haine de Trump et son échec électoral avaient donné des ailes au réseau social. L’obéissance aveugle à une communauté scientifique -pourtant discréditée hors inventeurs des nouveaux vaccins- a également joué un rôle dans la décision de suspension.

Bien entendu il n’y a pas de mea culpa. Facebook s’est discrédité. Il faut conclure avec Bret Stephens, l’un des rares éditorialistes conservateurs du New York Times : «  Quand on donne des leçons aux gens sur les dangers de la désinformation, il vaut mieux ne pas alimenter le moulin soi-même », rapporte l’analyste du Figaro, Laure Mandeville (9). Et toc!

Faut-il donc un contrôle public?

Facebook a commis une faute et l’a assez rapidement corrigée. C’est donc loin d’être parfait mais pas du tout à désespérer.

Qu’aurait apporté dans un tel cas une intervention du pouvoir judiciaire ou de la loi?

Imagine-t-on une autorité publique faire comme Facebook, décréter blanc un jour et faire volte-face trois mois après? En droit belge classique, il faut d’abord solliciter la Cour de cassation en vue d’un renvoi vers une juridiction... Une autorité publique y perdrait globalement toute crédibilité.

Imagine-t-on qu’une autorité publique n’aurait jamais accepté de censurer les contenus mettant en cause le laboratoire de Wuhan? Peut-être dans le cas d’un tribunal américain- encore que la pression de l’OMS, autorité publico-politique, aurait compté là aussi- mais sûrement pas dans le cas d’un tribunal européen vu le contexte juridique en matière de répression de l’incitation à la haine dont les effets négatifs directs ou pervers me paraissent clairs. Il faut prendre en compte dans la présente affaire que, peut-être pour se dédouaner, Facebook a tenu compte en cas maintien du risque d’activer un racisme antichinois. C’est le parfait exemple de l’effet pervers de ce type de décision. Les actes de racisme antichinois aux États-Unis ont été nombreux lors de la pandémie « chinoise » mais faire comme des européens, cacher ou modifier une réalité par respect d’un groupe ethnique, me semble plus dangereux que tout.

On le voit bien, on est ici aux antipodes de l’action publique. Le vrai danger est la tentation de l’interventionnisme dans les médias sociaux, quelle qu’en soit l’origine. Si on les laisse faire, gouvernements et parlements mettront au point des réglementations si précisément contraignantes qu’elles permettront aux tribunaux de faire disparaître la liberté d’expression. Il suffira de couvrir les protestations par le son de l’hymne à l’État de droit.

Au-delà, comme l’explique Ethan Zuckerman, ancien directeur du MIT Center for civic media, si les réseaux sociaux se mettent à avoir une politique de censure, à mettre en place des « cordons sanitaires » (traiter ses adversaires comme des malades mentaux est une vielle recette soviétique), les petits réseaux sociaux alternatifs, généralement très à droite politiquement deviendront grands et finiront par constituer une véritable alternative à Facebook, Twitter, etc...[10].

Le risque de politiques nationales fermées grandit également. Techniquement et légalement chaque État peut se couper de l’Internet mondial. Les pays (déjà) plus autoritaires que les nôtres l’ont compris. L’Iran a mis au point un Intranet national qui fonctionne correctement et la Russie s’est donné les moyens législatifs et techniques nécessaires pour contrôler les sites et y opérer des coupures[11]. Nous courons droit vers la même perspective. Je reviens ci-dessous sur le cas de la Chine.

À l’exception de cette protection des structures autoritaires, on ne sera pas loin d’admettre qu’il y a du vrai dans la position traditionnelle des dirigeant iraniens : pour eux il y a la même liberté d’expression en Iran et en Europe occidentale, avec dans les deux cas des limitations. Celles-ci sont certes différentes (ne nous leurrons pas : est-il si simple de faire prévaloir universellement le délit de négationnisme auprès de pays en guerre avec Israël ou menacés par Israël?) mais nous aurions été bien plus crédibles si de notre côté on n’avait pas instauré de telles limitations.

Une surveillance sans limites

Ne restons pas au niveau de la théorie et regardons en face l’État policier que l’on nous promet.

La France- qui n’est pas bien loin de la Belgique- a mis en place le 4 janvier 2021 un parquet spécial dédié à la répression de l’incitation à la haine en ligne, appelé Pôle national de lutte contre la haine en ligne. Il comprend actuellement six magistrats. Richard Malka, avocat de Mila (on pourrait comprendre l’inquiétude de l’avocat vis-à-vis des réseaux sociaux dans ce cas) et de Charlie Hebdo (on l’aurait cru plus libertaire dans cette fois) doit bien avouer face à ce chiffre : « Si vous en mettez 60, ça ne serait toujours pas assez, le phénomène est tellement massif »[12].

Évidemment, ce sont des centaines de millions, des milliards de messages par pays qu’il faut analyser. Il s’agit de 6.000 tweets par seconde et 4 milliards de messages par jour sur Facebook[13].

La Chine semble se donner les moyens pour pareille tâche. Elle a forcé les réseaux sociaux chinois à embaucher des centaines de milliers (!) de censeurs en ligne[14]. Où allons-nous? À ce compte, les inquisiteurs et autres gestapistes d’autrefois vont bientôt faire pâle figure.

La morale de l’histoire est que les réseaux sociaux ont donné la parole à tout le monde, ce qui est positif mais que les bénéficiaires n’étaient pas préparés à une telle ouverture. Celle-ci intervient de surcroît à un moment où l’individualisme, couplé à un désir -devenu insatiable- de briser les limites, a atteint un degré jamais imaginé.

Umberto Eco le dit plus brutalement en montrant crûment le dépit de ceux qui jusqu’il y a peu avaient seuls la parole : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. »[15].

Je ne suis pas sûr qu’un prix Nobel s’exprimant sans cesse sur des sujets hors de son domaine soit une référence recommandable. Mais la question est qu’on ne reviendra pas sur les réseaux sociaux et les volontés de le réglementer cachent aussi la même forme de dépit que celle exprimée par Umberto Eco. Un dépit qui est aussi celui des hommes politiques et autres puissants devant une diminution de leur pouvoir


 

(1) Aux États-Unis, les études et publications sur la part génétique du succès ou de l’échec social ou économique sont courantes. Elles tournent autour de la proportion d’éléments culturels et sociaux et celle d’éléments génétiques. Que dire des universités américaines qui, pour l’admission d’étudiants en leur sein offrent un bonus de 100 points aux candidats noirs (on comprend qu’il s’agit de compenser un déficit culturel d’origine sociale) mais un malus de 100 points aux candidats d’origine asiatique, groupe d’immigrants récent qui n’est pas particulièrement riche?

(2) Cf. Le Monde du 13 février 2021.

(3) Cf. site vrt.be le 30 mai 2021.

(4) François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, 2021. Cf. le compte rendu de Charles Jaigu dans Le Figaro du 11 mars 2021 et l’interview de l’auteur par Anne Chemin dans Le Monde du 10 avril 2021.

(5) Cité par l’important article de Claire Legros, « Réseaux sociaux et liberté d’expression; la quête de l’équilibre », Le Monde du 3 avril 2021.

(6) Cf. l’interview de Nick Clegg dans Le Monde des 24-25 janvier 2021.

(7) Voir par exemple Le Soir et Le Figaro du 6 mai et Le Monde du 7 mai 2021 qui annoncent la suppression et La libre Belgique des 5-6 juin et Le Monde des 6-7 juin qui annoncent la fixation du délai de suspension.

(8) Cf. Le Soir des 29 et 30 mai 2021; l’auteur de l’article, Maurin Picard, se gardant bien d’évoquer la palinodie de Facebook.

(9) Voir le remarquable article de Laure Mandeville, « Quand les « mensonges » de Trump deviennent la vérité de Biden », Le Figaro du 3 juin 2021.

(10) Interview originale par Jaime d’Alessandro pour la Repubblica, reprise dans Le Soir des 23-24 janvier 2021.

(11) Voir les articles du Monde du 8 avril 2021 sur ces pays par Ghazal Golshini (Iran) et Benoît Vitkine (Russie).

(12) Henri Seckel,, « Les débuts discrets du pôle national de lutte » contre la haine en ligne », Le Monde du 9 juillet 2021.

(13) Cf Luc Ferry, « Lever l’anonymat sur la toile », Le Figaro du 21 janvier 2021.

(14) Cf Frédéric Lemaître, « Le modèle chinois de souveraineté gagne du terrain », Le Monde du 8 avril 2021.

(15) On trouve cette citation partout sur Internet mais je n’ai pu trouver la référence exacte. Elle proviendrait d’une interview donnée peu avant sa mort survenue en 2016. Elle est dans la ligne de son livre Numéro Zéro, publié en 2015.


La religion, un réseau social comme les autres ?

Marc Scheerens

Pour qu’un orchestre joue ‘d’une seule âme’, le premier violon donne un ‘la’. Aussitôt chaque instrumentiste adapte son outil. S’ensuit un grand souffle harmonique : le chef-conducteur peut prendre sa place. C’est ce guide suprême qui fera produire des sentiments divers chez les auditeurs. Et ce qui est recherché serait l’approbation du plus grand nombre. Il arrive qu’une production de deux cents ans d’âge soit redécouverte dans sa profondeur parce que le rendu était innovant.

Cette image fonctionne si celui qui la contemple, la lit ou l’entend est sensible à cette expression culturelle. Cependant, tous peuvent constater que dans toutes les civilisations, une suite de bruits ou de mélopées ont été voulus pour faire résonner ce que les mots ne parviennent pas à saisir. Il parait même que l’écart mathématique entre nos sept notes correspond à l’écart (à une autre échelle) entre les planètes de notre système solaire. Les planètes tiennent l’une par l’autre comme nous tenons les uns des autres la quête d’un équilibre pacifiant : nous vibrons en harmonie avec plus grand que nous.

Pour suivre Malraux, existerait-il un besoin spirituel nécessaire à la survie de l’espèce ? Notre existence serait-elle contingente et fonction d’une harmonie partagée ? Cette harmonie désirée peut-elle intégrer les contraires, les positions antagonistes extrêmes ? Il apparait alors que le débat est indispensable pour construire un habitat humain collectif. Un piccolo ne s’entendra pas si les cuivres tonitruent. Seules les oreilles les plus attentives auront perçu ce son en apparence insignifiant qui contribue pourtant à l’équilibre de l’ensemble.

Si il est possible d’écrire et de proclamer que tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit et en dignité, force est de constater que ce principe universaliste n’est pas la réalité expérimentée par tous les humains. Cette harmonie n’est pas pour demain. Faut-il pour autant imaginer un heureux Grand Soir qui suivrait une remise en ordre générale parce que toutes et tous obéiraient enfin aux injonctions d’un Guide Suprême ?

Il n’est pas de Guide qui fasse l’unanimité. Le désir d’être heureux existe. Les dysharmonies aussi. Certains surfent sur ce besoin, cette nécessité d’un mieux-être partagé, mais se heurtent aux limites des différences. Faut-il de ce fait requérir une impulsion venue d’ailleurs, de plus haut, de plus loin, ressentie par tous uniformément, incontestable, qui serait Dieu ?

Délivrons-nous de Dieu

Oui et non !

Le mot Dieu a connu bien des utilisations. S’il était quelqu’un, ce quelqu’un semble se complaire dans le fait d’être manipulé. Combien de guerre ont été faites en son nom, alors qu’il serait la base de l’harmonie universelle ! « La distinction entre une parole acceptable et une qui ne l’est pas dépend de ses effets » avions-nous lu ci-dessus. La poète chrétien Jean Debruyne blasphéma (si c’était possible) librement et consciemment en écrivant : « Heureusement qu’il y a la guerre, la faim des autres, la misère des autres sinon comment te prierions-nous Seigneur !». Il y aurait donc un recours à Dieu, un usage du mot qui serait pervers. Cet usage conduirait à un véritable assujettissement, à une relation codifiée qui serait la seule permise. Croire Dieu en libre penseur semble une menace pour ceux qui sont les adeptes de la pensée unique salvatrice universelle. Ainsi, bien des potentats dans l’Histoire ont revendiqué pour eux-mêmes et leurs séides d’être seuls à connaître ce qui pouvait en être dit utilement pour leur projet. Il n’y a pas si longtemps qu’un écrivain catholique devait requérir un ‘Nihil Obstat’ pour être publié. La censure vaticane, face à l’imprimerie en libre accès (hors des copistes des abbayes), a réagi inquisitorialement et a fixé des codes intangibles : la libre expression d’une quête était un risque que l’Institution ne voulait pas courir. Le même muselage de la pensée existe dans d’autres courants religieux monothéistes (ou pas). Ce qui prévaut dans ces réactions d’autorité c’est l’idée que l’on se fait du pouvoir. Le pouvoir n’admet pas la contradiction. Un peuple se forme et s’étend à partir d’un point de départ idéologique. Il croit fermement avoir raison sur la bonne conduite et par les armes l’impose au pays conquis. Un pouvoir unique demande une pensée unique. La pensée unique est d’autant plus facilement imposable si elle est d’origine divine : « Il n’y a point d’autorité qui ne viennent de Dieu et celles qui existent sont voulues par Dieu » (Epître aux romains 13). Le Dieu unique est le seul ‘omnipotens’, celui qui voit tout, qui sait tout, qui peut tout selon la conception de l’univers alors en vigueur. Il délègue à l’un ou l’autre élu la fonction de le représenter. C’est le Dieu de l’Olympe qui se rie de l’Humain et de sa fragilité mais le tient à sa dévotion par le péril de la foudre. Les adeptes d’un pouvoir fort, qu’ils détiennent, ont construit cette image à partir des conceptions de l’espace terre/ciel qui avaient cours. Cette conception d’un Dieu à l’image des besoins des décideurs sert encore aujourd’hui pour définir le permis et le défendu qu’une autorité suprême et divinisé (donc intouchable) tolère.

Or le bon sens nous livre que ce qui se veut intangible est condamné à disparaitre. La survie est dans l’évolution et il n’y a pas dévolution sans transgression. Comme réseau social, avec la fonction voulue d’harmoniser les relations, une religion devrait pouvoir infirmer aujourd’hui ce qu’elle affirmait hier de ‘source sûr’ simplement parce que la connaissance de la source a changé. Je ne connais pas une religion monothéiste qui affirmerait aujourd’hui que la terre n’est pas sphérique. Certaines certitudes scientifiques sont acceptées et d’autre pas. Aujourd’hui qu’il est possible de se déplacer haut dans les airs, ce n’est pas gênant de concevoir que la terre est une des sept boules qui gravitent autour d’un soleil lointain. Mais en même temps, il semble impossible à certains de faire évoluer les rôles et les fonctions attribuées aux unes et aux autres suivant qu’ils soient nés avec l’un ou l’autre sexe, de l’un ou l’autre milieu social, sur l’un ou l’autre continent. Il y aurait là des prédéfinis d’origine divine. Dans un commentaire papal du XIXème siècle, pouvait se lire : ‘Que le pauvre se satisfasse de la condition où Dieu l’a mis et que le riche se sanctifie par l’aumône’. Ainsi l’équilibre dans la répartition des charges, voulu par Dieu, serait maintenu. Il est parfaitement compréhensible que les plus insatisfaits crient ‘A bas les calotins’. Mais aurait-il existé un courant fort pour censurer les propos papal en les considérant comme un incitant à la haine et à la lutte des classes ? Revendiquant sa spécificité et ses certitudes qui font le croyant (ou l’adepte inconditionnel), un ‘réseau religieux social’ veut garder le droit de dire ce qu’il pense comme il le pense et de l’imposer.

S’il fallait appliquer aux religions les règles que certains tentent de mettre en place pour ‘civiliser et policer’ les réseaux sociaux ‘ordinaires’ beaucoup de religieux intransigeants n’auraient plus droit de parler librement. Et pourtant, certaines de leurs expressions dogmatiques n’ont-elles pas des effets pervers ? Ce qu’il faut, ce qui est indispensable à tous et universellement c’est la culture du débat. La culture du débat est l’art de se laisser surprendre par la parole de l’autre. Elle permet de s’écarter d’un attachement crispé (et institutionnel) à une façon de voir ou de concevoir. Il est tout à fait décent de dire ‘non !’ au Dieu des puissants, une invention humaine. S’il n’existe pas, se crée un vide dans la pensée. La nature a horreur du vide et cherchera à la combler. Certains croiront qu’il existe autrement, comme une connaissance amicale inconnue (théologie ‘apophatique’ voire agnostique). Certains autres voudront occuper le vide… comme certains meneurs des réseaux sociaux.

Pouvoir dire ou faire taire

L’actualité nous a montré qu’il est possible de gagner une élection par le moyen dit moderne des médias, tout autant dits sociaux, en caressant dans le sens du poil les frustrés. L’idée qu’une Amérique blanche a un fondement messianique a légitimé bien des pratiques d’exclusion ou d’esclavage. Quand elle vient à disparaitre parce que les ‘importés de couleur ou même natifs’ deviennent plus nombreux que les anciens dirigeants tout puissants, certains le vivent comme une perte de sens. Entendre cette perte de sens et l’alimenter par des promesses infondées, user de toute forme de mensonges pour agréger les frustrer, permet à l’indélicat Mr Trump de gagner le pouvoir en se faisant même passer faussement pour un républicain. Il s’est fait le levier du suprématisme. Il n’est pourtant membre d’aucun parti historique sinon le sien.

Noah Ariri (in ‘Home deus’ – 2015) prévient : que sera le monde de demain lorsque les mythes collectifs tels que les dieux, l’argent, la liberté, l’égalité s’allieront de nouvelles technologies démiurges ? Que sera le monde quand des algorithmes, de plus en plus intelligents, pourront se passer de notre pouvoir de décision ? S’il n’y a plus d’instance ‘neutre’ qui nous tire vers le haut, vers l’empathie, vers la solidarité quel serait le risque encouru ?

Si l’assujettissement aux prédicats religieux n’est pas la meilleure solution, abdiquer devant le nouveau pouvoir des machines qui pensent le meilleur à notre place n’est pas non plus l’idéal à atteindre. D’abord parce que cela restera le privilège des nantis, ensuite parce que le besoin de penser et de débattre à égalité est une nécessité vitale. Cette période COVID a permis que tous acceptent sans rechigner que l’art et la culture étaient des non-essentiels ! Il fallait sauver le travail et la production. Le travail est la valeur à sauvegarder parce qu’il donne l’argent et que l’argent amassé donne la liberté d’agir à sa guise. Beaucoup ressentent cette norme sociale comme un besoin. Comme tout travail est fatiguant, il donne aussi droit à des vacances (un vide) le plus souvent loin de chez soi.

Est-ce qu’il n’y aurait pas là comme un nouveau culte, le culte d’un système qui comporte autant de codes à respecter que les religions que l’on ne veut plus pratiquer ? Où est la sortie ?

Comment, dans ce monde ‘nouveau’, maintenir la liberté de penser et l’autonomie personnelle ? Sans doute par l’éducation. Il ne s’agit donc pas de taire faire les résistants mais d’apprendre un discours cohérent et édifiant. A quoi sert-il d’estimer ‘penser juste’ si personne ne peut être d’accord ? Affirmer que le vaccin inocule une micro puce de surveillance relève de quelle peur, de quel phantasme ? N’est-ce pas le signe visible qu’une partie de la société est en errance ? Quelles seraient les informations qui manquent pour que chacun puisse se sentir maître de son destin quand il est face à une technologie développée à son insu ? Est-ce que les décideurs actuels sont capables de les transmettre en prenant le risque d’avoir, contre eux ou avec eux, un grand nombre de personnes instruites ? Il y aurait là comme un dilemme : avoir le savoir c’est avoir le pouvoir. Une perte de savoir impliquerait une perte de pouvoir alors que cette perte de pouvoir favoriserait le développement plus harmonieux de la personne. Quel est le risque de répandre le plus largement possible la faculté de construire un discours équilibré sur le sens de la vie ou sur l’art de vivre en harmonie de façon partagée ? Si les réseaux sociaux paraissent si performants n’est-ce pas le signe d’un système d’éducation au rabais qui apprend la soumission plus que la critique raisonnée ? Leur pouvoir serait moindre si ceux qui les lisent avaient les moyens de les démonter. Interdiction à de petits avions de voler au-dessus du littoral avec une banderole publicitaire : un gain écologique ! S’envoyer en l’air à 80 km avec une fusée, est-il annoncé le même jour : un gain pour l’humanité. Chercher l’erreur et la dénoncer.

Nous avons déjà évoqué dans les périodiques précédents le danger du ‘lavage des mémoires’ qui ferait disparaitre des statues ou des monuments du mobilier urbain. Ce lavage ressemble à l’imposition ordonnée du civilement correct. Il existe à Etterbeek une statue d’un guerrier africain : le tireur à l’arc. C’est un instantané d’une époque : un chasseur à l’affut de la proie qui nourrira les siens. C’est bel et bien un hommage au chasseur. Seulement il est noir. S’il avait été blanc en évoquant le chasseur de la préhistoire de nos contrées ce serait resté comme un appel à la mémoire du passé. Parce qu’il est noir, il faudrait l’enlever. Je préférerais que nous fleurissions son efficacité.

Par une autre tendance du moment, nous allons donner raison à l’adage qui dit : ‘L’esclave copie toujours son maître’. Invention du mot féminicide simplement parce qu’une lecture erronée du mot ‘homicide’ laisse penser qu’il est parlé d’un homme (avec deux m) alors que ce mot dit la stricte égalité de faute en tuant un semblable (homoios). Tuer une personne de sexe féminin ne serait donc plus anéantir une semblable. Ce que ce mot supprimerait serait l’égalité de traitement de la faute commise. Pourtant, ‘un mâle est une femme d’un autre genre’ ! Légiférer en ce sens, en introduisant le mot dans le code judiciaire, sanctifie un néologisme, institue une nouvelle inégalité …jusqu’à ce que, plus tard, elle soit abolie par l’insertion du mot viricide. Et comment qualifier l’assassinat dans un couple LGBTQ ? Quand la culture vient à manquer, quand les bases de la compréhension historique des faits disparaissent, il existe un danger de créer de l’absurde par consentement.

Je pense aussi que parler d’intelligence artificielle est une erreur. Le mot intelligence évoque la possibilité d’une résonance, d’une lecture à l’intérieur de soi du sens à donner à un évènement extérieur. Il faudrait donc parler de déduction contrôlée mathématiquement. Comme je sais que je suis scruté par ce système dès que j’ai recours à des réseaux de communication ou d’information, il me suffit d’allier les contraires dans mes recherches et la machine qui m’ausculte y perd…son latin !

Cela n’arrête pas le ‘diktat’ des serveurs qui m’incitent, selon mes goûts leur semblent-ils, de m’envoyer des pubs en tous sens pour combler mes besoins. Quand j’agis en libre penseur chrétien, personne ne m’invite à acheter quoique ce soit, même pas le salut de mon âme.