Bulletin 63-64 août 2019

Un plaidoyer pour la liberté mais...
Patrice Dartevelle

De l’écosocialisme à l’écotype* ?
Marc Scheerens

 


Un plaidoyer pour la liberté mais...

Patrice Dartevelle

Emmanuel Pierrat est un avocat français célèbre et médiatique[1], spécialisé dans la défense des artistes, catégorie redevenue cible de toutes sortes d’attaques, comme autrefois, mais dans des formes différentes de celles qui ont accablé Flaubert et d’autres. Hyperactif et prolixe, il a publié tant d’opuscules que la liste en prend cinq pages dans l’ouvrage dont je vais parler.

Il a une image de défenseur à tout crin de la liberté d’expression. Elle n’est pas usurpée mais pas « vraiment vraie » à en juger par son dernier livre, Nouvelles morales, nouvelles censures, dont le titre est pourtant excellent et résume bien le fond du problème[2].

E. Pierrat est surtout centré sur la question des artistes dans le cadre de leur liberté d’expression. Il est l’un de ceux qui qui connaissent le mieux leurs problèmes en la matière. L’un des reproches que je lui adresserais porte sur ce point. Quand il ne s’agit pas d’artistes, il est moins libéral et sa conclusion porte sur la seule culture : « La culture nous est vitale... c’est ce qui nous fait réfléchir, nous fait vibrer. C’est une boussole qui nous guide vers la liberté et la créativité. Ne perdons pas le cap. ».

Mais l’analyse qu’Emmanuel Pierrat fait des problèmes croissants des dernières décennies est juste, peu édifiante et riche en faits, remarques et conclusions forgées par une expérience rare.

La nouvelle morale

Un de des problèmes croissants est le refus de distinguer l’œuvre de son créateur et de la vie de celui-ci. Cette vie doit pouvoir être considérée comme impeccable à nos yeux d’aujourd’hui, sans contestation possible. Woody Allen n’a jamais été condamné pour sa relation avec la fille de son ex-épouse mais rien n’y fait, c’est la curée et le célèbre cinéaste éprouve bien des difficultés à tourner ses nouveaux films. Pourtant, rappelle Pierrat, on n’a jamais manqué d’enseigner Villon aux adolescents alors qu’il était manifestement un criminel...

Mais nul n’attend plus le verdict des juges. Avec un peu d’entregent médiatique, chacun - ou la moindre association- s’instaure Cour suprême aujourd’hui. L’argument de Pierrat pour contrer ces sottises est cinglant: «  Un créateur n’est ni un candidat aux élections (encore ferais-je remarquer dans ce cas que l’attention portée à la vie privée et spécialement conjugale des candidats et élus est plus que discutable) ni une personne que le lecteur ou le spectateur doit épouser ».

Il faut donc aussi maintenant que les personnages des romans et des films ne viennent pas contredire -sauf si à la fin ils se repentent- les « valeurs » dominantes d’aujourd’hui. Carmen ne peut plus être tuée ; c’est elle qui tue à la fin de l’opéra dans la version de 2018 à Florence. Sinon, c’est approuver le féminicide.

Parlant d’expérience vécue, E. Pierrat ajoute un point essentiel : les éditeurs et producteurs doivent actuellement faire lire leurs projets de livres, de scénarios, etc..., par un juriste spécialisé, qui n’hésite à modifier les choses pour ne pas perdre d’avance les procès. L’autocensure est donc de règle et E. Pierrat dit clairement mais pas fièrement : « Je dois réécrire les livres des autres,... ».

Les critères des censeurs actuels ne sont plus ceux d’autrefois, lorsqu’on cherchait à criminaliser la débauche pour elle-même. Cette question n’a plus d’importance. Ce qui est visé est l’absence de consentement. La vie de débauche de Catherine M., monument de « débauche » délibérée et affichée, est en vente partout mais Baise-moi de Virginie Despentes fait problème et pour sa version cinématographique, le Conseil d’État français lui-même, après avoir relevé une succession de scènes d’une grande violence, dénonce de manière symptomatique le hic, le nœud : «  sans que les autres séquences traduisent l’intention ... de dénoncer la violence faite aux femmes dans la société ». On croirait entendre les demandes d’un prêtre médiéval avant l’exécution du condamné à mort pour blasphème. Pas plus que quand l’Église régnait sur la morale, on ne peut mettre en scène le moindre doute, la moindre nuance ... ou la moindre réalité qui ne concorde pas avec le catéchisme du jour. Le contenu religieux est mort mais la forme catéchétique et intolérante a trouvé une nouvelle vigueur, qui plus est, celle des nouveaux croyants.

L’analyse que fait E. Pierrat de la situation actuelle n’est pas foncièrement nouvelle mais elle témoigne de ses expériences d’avocat de nombreux artistes (Houellebecq par exemple). Elle est plus complète et souvent plus acide.

La nouvelle censure

Comme d’autres, E. Pierrat ne manque pas de relever qu’aujourd’hui les procureurs ne poursuivent plus guère d’initiative mais il ajoute -point souvent oublié- que l’État est toujours prompt à légiférer, sûrement plus qu’avant en matière de liberté d’expression. Les lois que l’État crée sans cesse sont le point d’appui -souvent désigné dans les lois elles-mêmes- de nombreuses associations qui interviennent sans cesse en justice: elles sont la police et le véritable procureur. Même celles qui pendant plusieurs générations ont défendu la liberté d’expression ont retourné leur veste. Il en va ainsi de la Ligue des droits de l’homme (Pierrat vise évidemment la ligue française) qui n’a pas hésité à se joindre à la plainte de la Ligue islamique mondiale contre Houellebecq en 2002. E. Pierrat caractérise ces associations comme des officines de l’extrême-droite ou de l’intégrisme catholique. Mais il a lui-même cité la source principale en relevant le cas de la Ligue auquel j’ajouterais celui des associations musulmanes se revendiquant de la lutte contre l’islamophobie ou africaines antiracistes, qui se fondent sur une vision identitaire de la religion et de l’origine.

Avec perspicacité et dirais-je audace (même s’il ne dissimule pas son homosexualité), E. Pierrat n’hésite pas à pointer un cas extrême : à peine l’homosexualité a-t-elle cessé d’être décriée et persécutée que c’est l’homophobie qui est devenue un délit. Ce n’est pas si rare, le passage de torturé à tortionnaire se fait partout assez aisément.

Comme le dit l’illustratrice d’un livre pour adolescents qu’il a fallu retirer de la vente (sans intervention de la justice, les associations féministes et l’homme politique fort sommaire J.-Fr. Copé ont suffi), On a chopé la puberté, qui traitait positivement de l’éveil à la sexualité, : « Des gens [ceux que j’ai cités] qui n’ont pas lu le livre avant de le critiquer accusent l’éditeur de ne pas l’avoir lu avant et estiment devoir empêcher les autres de le lire...Si vous réclamez qu’on fasse disparaître un ouvrage parce que vous n’en approuvez pas le contenu, alors c’est vous qui vivez au Moyen Âge ». C’est l’évidence, nous sommes occupés à passer dans cette mentalité moyenâgeuse. Le contenu protégé est différent, le cadre mental identique.

Le tout s’opère, remarque Pierrat, dans un cadre privatisé -simplement favorisé par les pouvoirs publics- puisque les associations sont à la manœuvre et réclament des dommages et intérêts et un retrait de l’œuvre ou du livre, généralement vite obtenu des éditeurs ou producteurs guidés par leur seul intérêt commercial.

Le drame principal est bien l’autocensure, si parfaitement intégrée qu’elle n’est plus consciente ou réfléchie : «  le plasticien ou le poète contemporains intègrent peu à peu l’idée selon laquelle le racisme ou le sexisme, qu’ils abhorrent, doit en outre disparaître du champ créatif ».

Le tout s’effectue dans une grande insécurité juridique. L’avocat Pierrat note que l’élément de base de la théorie du consentement, celui de « dignité » n’est pas explicité dans les textes juridiques. Dès lors il suffit d’être choqué pour condamner. J’ajouterais que le droit de ne pas être choqué est parfaitement fictif et qu’il est totalement antagoniste avec le droit au blasphème.

« Les sentiments ont pris le dessus sur le raisonnement » conclut E. Pierrat. Je dirais plutôt que le raisonnement a été anéanti pour permettre son remplacement par des sentiments médiocres ou bas, malgré l’apparence. Après tout, les sentiments nobles existent! Ils sont simplement remplacés par la soif de vengeance, l’intolérance, etc...

La question du passé

Sur le reste des questions, mon degré d’accord avec E. Pierrat est bien moindre. Il paraît voir clair pour une part mais laisse apparaître ambiguïtés, contradictions ou incompréhensions.

Sur la question de la censure des œuvres du passé, de l’interdiction de réédition pour ce qui est de la littérature, du déboulonnage de statues dans un autre domaine, E. Pierrat semble lucide dans un premier temps. Partant du cas de Céline et du renoncement de l’éditeur Antoine Gallimard (celui-ci parle de « suspension » de son projet) à rééditer des œuvres clairement antisémites de l’écrivain, il conclut très justement sur le point essentiel : « Quelle sera la mémoire d’une société qui ne saura rien des errements de son passé? Quelle capacité d’analyse de critique, de rébellion auront les générations qui grandiront en parcourant une histoire de l’art ou de la littérature caviardée, réécrite, aseptisée?...Et, lorsque la question sera examinée, avec sérieux, il sera sans doute trop tard pour revenir en arrière. Pire encore, nous n’aurons plus les moyens, intellectuels, de savoir...Le public du futur sera anesthésié ». C’est parfait sauf que la réduction à la culture passe à côté de l’essentiel et que c’est toute l’histoire qui est ainsi traitée, passé sous silence ou manipulée[3]. Sauf aussi que l’emploi du futur est largement euphémistique : en dehors de milieux« cultivés », le plus souvent d’un certain âge, ignorance du passé et crédulité sont dès aujourd’hui de règle, ce qui explique bien des attitudes et des choix politiques. Comment pourrait-on expliquer l’attitude de Churchill et de Gaulle, sans leur imprégnation de l’histoire de leur pays? On ne la comprendra plus mais surtout ce sentiment n’aurait plus aucune chance de fonctionner au cas où...

L’idée récurrente sinon systématique de Pierrat pour les œuvres littéraires (ou disons imprimées, il s’agit surtout de Mein Kampf) comme pour d’autres, c’est que la solution consiste à multiplier les avertissements avant le texte et les commentaires en notes de celui-ci. Il appelle cela les « voies médianes ». Sur ce point mon opposition est entière. On peut certes réaliser des éditions commentées qui pourront trouver leur public (vu l’inculture généralisée, c’est un choix possible pour une époque intermédiaire) mais l’exiger, c’est tomber dans l’erreur de base qui ne peut conduire qu’à des suites de restrictions de la liberté d’expression parce que la position a la même justification que beaucoup (sinon toutes) de règles qui ont été édictées ces dernières années : les gens sont faibles, foncièrement stupides, ignorants (il est vrai qu’on fait tout pour les rendre tels) et il faut les diriger de force vers la « bonne pensée » et ceux qui l’illustrent et la proclament. « Bonne pensée » décidée par qui?

Plus discutable encore à mes yeux est l’approbation sans réserve d’E. Pierrat au ‘débaptême’ par les musées d’œuvres d’autrefois dont l’appellation contenait les termes de « nègre » ou « négresse ». Pour lui ces termes de mépris doivent disparaître. Qu’aujourd’hui les personnes qu’on pourrait appeler de la sorte considèrent ce terme comme méprisant est certain. Pour ce qui est du passé, c’était le seul vocabulaire en usage et son utilisation ne traduit pas forcément un militantisme raciste agressif. Mais là n’est pas le problème ! Le débaptême reste une réécriture du passé pour en gommer l’existence et le souvenir. E. Pierrat considère in casu que le langage n’est pas l’œuvre et qu’il ne l’altère pas et que « le langage doit traduire le changement de mentalité ». L’injonction est discutable dans son principe même si certains ont essayé. Mussolini l’a tentée. Si les italiens ont conservé calcio à la place de football et continué de dire pronto au lieu de allô en décrochant le combiné, ils ont abandonné le voi (vous de politesse comme en français) pour reprendre le lei, troisième personne toujours en vigueur. Le principe autoritaire ne rime pas particulièrement avec la vraisemblance linguistique générale, qui veut que l’usage soit le seul juge et qu’il n’est guère influençable. Il traduit plutôt l’intolérance de notre époque, au-delà même du politiquement correct.

En outre, E. Pierrat me paraît mal connaître le travail des musées et de l’histoire de l’art[4]. L’appellation d’origine ne peut nullement disparaître de la documentation sous peine de confusion complète: comment les conservateurs et les historiens de l’art s’y retrouveront-ils dans leurs documents internes et les publications spécialisées, souvent anciennes et irremplaçables ?

Et si certains ne s’inclinent pas et conservent l’appellation d’origine? Seul le cartel présenté au public dans certaines institutions sera concerné, avec une belle hypocrisie. Vous avez dit soumission? Plus généralement le titre fait partie de l’œuvre et le modifier est une fraude intellectuelle. Revenu de sa « voie médiane », E. Pierrat s’empresse d’ailleurs d’admettre qu’on ne peut revenir sur le titre du roman d’Agatha Christie, Les dix petits nègres.

Se montrer intransigeant en fait de lutte actuelle contre le racisme actuel est sûrement une vertu mais vouloir l’effacer de notre passé et le voir là où il n’est pas n’en est pas une.

E. Pierrat s’insurge également contre les pratiques dites de blackface et le carnaval de Dunkerque où on les rencontrerait. De Paris, il ne voit pas qu’il transpose de manière irréfléchie un problème nord-américain. Le blackface y est une pratique fréquente destinée à humilier les noirs et indigne ceux-ci parce que le passé de ce continent comporte le souvenir intense et pénible d’une déportation et de l’esclavage qui a suivi. Ces données ne valent pas en Europe même si des européens ont, comme des arabes dont on ne parle presque jamais, prêté la main au commerce triangulaire sans que cela provoque un phénomène social en Europe. Bref c’est une nouvelle édition de « ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour nous ». On essaie de nous imposer cette vision américaine via l’assimilation du colonialisme à l’esclavagisme, ce qui ne va pas de soi. Si les colonisateurs avaient plus de droits que les colonisés, jamais ceux-ci, ces deux derniers siècles, n’ont eu le statut d’esclave, de chose. Le Père Fouettard du Nord de l’Europe ne doit rien à cette problématique. Enfin s’agissant de carnaval, les normes sociales ont toujours pu y être négligées ou moquées.

S’agissant des statues présentes dans l’espace public, une question difficile, je l’admets, E. Pierrat ne fait qu’esquisser la problématique en dressant la longue liste des manifestations de vandalisme et d’iconoclasme (dont celui du régime de Vichy) tout en rappelant qu’en droit français les œuvres ont des droits. Il ne parvient guère à conclure et en reste à sa volonté d’ajouter un commentaire bien-pensant in situ.

Il ne parvient pas à admettre l’évidence de base : ce que nous appelons « nos valeurs » sont particulièrement récentes (sauf personnes isolées qu’on ne peut que révérer, comme il le fait pour Clemenceau face à Jules Ferry) et très largement, notre passé en est le parfait contraire. À suivre ceux qui ne veulent pas voir cela, pourquoi ne poserait-on pas la question de la présence et de la non-destruction des églises dans des pays qui ne comptent plus que 5 % de pratiquants ? N’en déplaise aux athées, ainsi posée la question ne serait pas une bonne question.

Des solutions?

Prudent (il n’est pas l’homme d’une défense de rupture à la manière de Jacques Vergès) mais contradictoire, E. Pierrat plaide tantôt en faveur du nouveau « langage » (mais l’œuvre de Bizet est libre de droits, c’est au public de juger), tantôt en faveur d’une éducation du public en lieu et place d’une disparition des œuvres. Encore faut-il voir à quoi éduquer. S’agissant de la culture, dans combien de lycées l’enseigne-t-on encore?

S’il s’agit bien d’éduquer à connaître le passé, charger le système éducatif de remédier aux errements de la société est une illusion, un jeu verbal stérile, une manière d’évacuer le problème. E. Pierrat n’en a pas le monopole. Songeons à l’obligation faite à l’école d’éduquer au « vivre ensemble », évidemment inventée par une société qui l’a oublié et est incapable de le réinventer. Peut-on imaginer une société dont l’action, même inconsciente, infuse ‘Rayons le passé !’, donner mission à ses écoles de former au principe : ‘Connaître votre passé est essentiel !’ A quoi pourrait mener pareille illusion ?


 

(1) Le Magazine du journal Le Monde du 13 avril 2019 lui consacre six pages dont deux sont occupées chacune par une photo pleine page.

(2) Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, nouvelles censures, Paris, Gallimard, 2018, 165 pp. ; prix : +/- 15 €.

(3) Du reste forme-t-on encore des historiens au sens normal du terme, même en ce qui concerne la période contemporaine? Le département d’histoire d’au moins une université belge prévoit la possibilité de faire un mémoire sans consultation d’archives...

(4) Pour ne pas imposer davantage au lecteur la technicité de ce qui a été mon univers professionnel, je fais l’impasse sur le chapitre qu’E. Pierrat consacre aux restitutions de biens culturels. La conclusion finale est une telle galéjade qu’il doit parler sous l’emprise de l’absurde.


De l’écosocialisme à l’écotype* ?

Marc Scheerens

Alain Badiou (philosophe maoïste convaincu) questionne le sens des ‘Marches des jeunes pour le climat’. Que révèle cet évènement ? Que nous sommes gouvernés par des puissances qu’en réalité, nous ne contrôlons pas. La prédation capitaliste, qui se nourrit de la planète, nécessiterait, non que les jeunes s’adressent à elle pour renoncer à la prédation, mais qu’un mouvement politique raisonné et global la désinstalle. Quand survient un évènement, son analyse révélerait qui nous sommes.

N’y aurait-il pas, dans la mentalité ambiante en Occident, comme un déplacement du questionnement sur l’humain vers une idéalisation, une déification de la Nature ? L’homme, un animal (dominant) parmi d’autres, vivait mieux au naturel, avant que la technologie ne modifie le fonctionnement des espèces.

C’est le vieux mythe du paradis perdu, l’idéalisation (mentale) de ce qui n’a jamais existé. En adorant la Nature et en décriant la technologie qui l’apprivoise, ce qui est mis en danger c’est l’évolution, la progression, de l’ensemble du vivant vers un mieux-être. L’humanité va-t-elle perdre la Boule, qui la porte ? Cette boule, cette planète s’en moque : elle survivra même si l’humanité, qui ne l‘utilise que depuis 200.000 ans disparaissait. La jeunesse devrait se méfier, se questionner sur cette sorte de mythification (cf. le mythe du bon sauvage) et choisir un chemin plus politique. Quelle force opposer à la mondialisation de l’économie sinon la mondialisation d’une conscience ‘autre’ ? Celle-ci devrait viser à mettre au poste de commandement ce qui est commun à tous les humains et non plus ce qui est privatisé pour le profit de quelques-uns. Puisque les décideurs en place, de toute façon, n’ont aucune envie de changer la donne, manifester, en les interpelant, parce qu’on (qui ?) va perdre la terre, est-ce suffisant pour se donner ‘bonne conscience’, puisque cet acte donne légitimité aux décideurs ? La vraie question, celle qui ferait bouger les lignes, est, après analyse de la menace : « Pourquoi il ne se passe rien (ou si peu)? ».

Bruno Latour (sociologue) affirme que la crise écologique nous prive d’un monde commun. « Le monde moderne nous prive de notre capacité d’engendrement ». Ce qui se traduit par : « Comment va-t-on s’y prendre pour que le monde continue ? » Faut-il aller de l’avant (vers où ?) en ignorant les conséquences de nos actions ? Surtout quand une génération de jeunes dit aux anciens : « Nous sommes vos enfants et nous nous demandons s’il faut encore faire des enfants ». Face à la dégradation globale du biotope, la réponse serait-elle de ne plus engendrer, soit des prédateurs (cf. supra) soit des consommateurs compulsifs ?

Pour échapper à ce dilemme, il faudrait articuler diverses formes de vérités : vérité religieuse (ou spirituelle), vérité scientifique, vérité politique. La mauvaise lecture de l’évènement présent (cf. supra) serait ‘Apocalypse now’ soit, l’inévitable destruction massive. Pourtant, à un lecteur formé, une apocalypse signale que le monde présent est déjà jugé et donc qu’il faut imaginer une autre progression. Recommencer l’histoire de matière positive en analysant les marges de manœuvre possibles. C’est comme un appel : il est temps de se mettre au boulot ! Pour cela, par l’éducation, il faut devenir capable de décrire le monde où l’on vit (enracinement dans un terroir) comme partie d’un monde dont on vit. Pourquoi, pour vivre où l’on vit, faut-il consommer maintenant cinq fois plus que ce que la planète, dont on vit, produit et renouvelle annuellement ? Il y a une réelle détérioration de l’espace commun. Cependant les climatosceptiques disent que ce n’est pas leur monde (que les arguments avancés sont faux !) tout en cherchant à s’échapper. Comme les futurs 9 milliards d’humains n’iront pas vivre sur mars, eux qui subissent (surnuméraires) les conséquences des choix antécédents, il y aura parmi eux – et il en est déjà !- qui ressentiront qu’ils ne servent à rien, qu’ils sont nés pour rien n’avoir de la vie. La crise écologique est donc une crise des consciences. Cette crise devient un outil de manipulation des surnuméraires.

Elle favorise le populisme et les réponses simplistes. Illibéralisme, anti-immigration, antiféminisme… Slogans totalitaires « Tous pourris ! » -sauf moi et ma caste-… autant de façon de poser la question vitale : « Sur quelle terre (avec quel enracinement culturel) vivons-nous ? Avec qui ou contre qui ? » Donc, en plusieurs lieux, consciemment ou non, se vit un questionnement : « C’est quoi appartenir à un territoire ? »

Affronter la question d’une prévisible catastrophe écologique (apocalypse) exige d’inventer de nouvelles pratiques corporelles. En effet, la terre qui nous supporte, réagit à notre action. C’est pourquoi, il faut innover. Il faut inventer des formes, il faut se donner des attitudes corporelles (danse, gymnastique, arts…) qui redonnent des marges de manœuvre… et de l’enracinement culturel ! Et pour cela articuler positivement les formes de vérités. Sans une reprise en main de soi par la conscience (du danger) et l’analyse (de l’évènement), Gaïa (Terre Mère) rendra fous les humains.

Quentin Herniaux (Chercheur belge du FNRS) critiquera donc notre représentation linéaire du vivant. L’éthologie a remis en cause la distinction entre l’humain et l’animal. Ces deux-là réunis s’opposent-ils qualitativement à tout ce qui n’a pas de système nerveux central : le monde végétal ? Ne serait-il pas profitable pour le bien-être de tous les vivants d’arrêter la déforestation massive, la dégradation des sols par les engrais chimiques, les manipulations génétiques surnaturelles (parce que la manipulation des gênes a toujours existé !)?

Un ours polaire sans sa banquise ? Un panda sans son bambou ? Une prairie sans herbe ? Les végétaux façonnent les sols mais aussi l’atmosphère, l’air que nous respirons. Toutes les formes de vie interfèrent les unes sur les autres. Pour le philosophe Emmanuele Coccia, « les plantes ont une raison, qui s‘incarne sous la forme de la fleur ou de la graine ». Certes, les végétaux font preuve d’une adaptation exceptionnelle à leur milieu mais ne serait-ce pas un anthropomorphisme que de l’appeler intelligence ? Il faut poursuivre l’analyse du végétal pour progresser de la philosophie d’Aristote (-384 à -332) vers une autre approche du vivant. Repensons globalement la place de l’homme et de l’animal en compagnie du végétal puisque celui-ci est la première ‘victime’ des aménagements du sol. En effet, ce sont les plantes qui font des paysages emprunts de sérénité plus et mieux que l’urbanisation.

Et pourtant des éoliennes prendraient pied (et vents !) en pleine forêt du Morbihan. S’agira-t-il d’un massacre paysager ? Du ciel, la ‘plaie’ du déboisement est bien visible. Derrière le projet, il y a un puissant groupe canadien (Boralex). Il est suffisamment puissant pour faire valoir aux décideurs de l’Etat, en passant au-dessus des décisions des tribunaux saisis par les opposants, une nécessité qui n’est pas prouvée puisque la faiblesse des vents sur ce massif n’assurerait qu’un rendement de 25% des machines technologiques mises en place. Qu’adviendra-t-il de la biodiversité que renferme cette forêt, de l’habitat des chauves-souris (prédatrices d’insectes) et des couloirs amphibiens (les grenouilles ralentissent le peuplement par les moustiques) ? Avons-nous ici la trace concrète du combat entre Nature et Technologie, contre conservation et développement…puisque, pour que se meuvent les voitures sur batteries vs les véhicules à énergie fossile, il faudra produire davantage d’électricité ? Que faut-il questionner et comment si nous nous référons à ce que nous avons déjà lu jusqu’à présent ? Est-il nécessaire de se déplacer autant en sortant de son territoire où celui-ci devrait-il suffire pour donner du travail autant que du pain quotidien ? Faut-il privilégier un intérêt particulier pour un terroir à préserver (et l’enracinement culturel dans celui-ci) plutôt que l’intérêt général décidé par l’Etat? Ne sont-ce pas les arbres qui sont nos meilleurs auxiliaires quand il faut manger l’oxyde de carbone ? Analyse, prise de conscience de l’enjeu, recherche du mieux à mettre en place, questions sur le pouvoir des décideurs et sur l’appât du gain, quelle éthique et quel respect du Vivant… n’est-ce pas à cela qu’il faudrait éduquer largement à partir d’un fait concret et de ses conséquences prévisibles à (trop) court et moyen terme?

Jean-Pierre Le Goff (sociologue) dans le journal ‘le Figaro’ écrivit : « L’écologie présente les traits d’une nouvelle religion séculière : quand elle s’érige, elle s’érige en une explication globale du monde qui détiendrait les nouvelles clés de l’histoire du salut de l’humanité, quand elle fixe la hiérarchie des valeurs et des bons comportements. » Cette écologie-là serait donc une menace pour les libres penseurs. Jusqu’ici, dans l’écriture de ce propos, le danger des décisions entrainant une surexploitation de la planète n’a pas été nié. Un « Comment en sortir ? » ne naîtra pas de l’adhésion à une forme ou l’autre de pensée doctrinaire. Il s’agirait plutôt d’une volonté de redéfinir l’humain (et un humanisme de qualité) qui habite, occupe, se nourrit, et aménage sa planète. Il n’y a que des questions, celles que suscitent les évènements eux-mêmes quand ils poussent à inventer du neuf, à fuir l’évidence, à vouloir une plus large base pour la justice, le partage, l’équité. La mise en place généralisée d’un équilibre entre tous les composants interactifs du vivant sera couteuse. Le coût à payer concernera chacun. Il faudra faire des choix et des renoncements. C’est pourquoi –pensent certains- dans le système actuel, il ne pourra se faire que s’il acquiert une valeur intrinsèque qui rapportera aux investisseurs. Qui va décider qu’il faut que ce changement soit profitable seulement à quelques-uns plutôt qu’utile à tous, globalement ? Sans une initiation globale à l’action politique, il n’y aura pas la (r)évolution nécessaire. Et nous touchons ici à la complexité de ce qu’il faut changer. Les politiques en place favoriseront-ils une telle éducation si elle est une menace pour la place qu’ils tiennent, eux-mêmes et leur famille ? Le rejet de la science politique, comme projet de gestion du bien commun, par celles et ceux qui la méprisent n’encouragera pas non plus à cette initiation.

Mais il y a un autre danger qui met à mal la quête de nouvelles marges de manœuvre : l’action des médias qui veulent façonner l’opinion. Eux aussi croient en un pouvoir qu’ils ne veulent pas perdre. Ils revendiquent pour eux seul le droit de ‘faire savoir’, d’informer. Pour faire de l’éducation de masse, il suffit de se plier à ce que la masse veut entendre. Alors quand il faudrait proposer que tous aient moins pour que ceux qui n’ont rien (les surnuméraires) se mettent à espérer, il n’y a pas beaucoup de candidats. Il est possible d’aller dans le sens du poil de la masse en rendant l’OS jaloux, par une démonstration fouillée, du salaire des cadres (et seulement quelques secondes à celui des vedettes du foot bien plus mirobolants).

Puisque le changement de cap –indispensable- sera onéreux, les médias en quête d’audience ont choisi une stratégie dite ‘de neutralité’. Elle consiste à mettre face à face autant d’experts de la communauté scientifique que de climatosceptiques. Les journalistes arbitrent le débat, la masse juge et se fait une idée.

Cette forme de journalisme introduit une confusion néfaste entre science et opinion. Et puis, derrière, il y a les lobbies ! Déjà en 1979, les scientifiques, l’opinion publique et des politiques de tous bords s’accordaient à reconnaître la nécessité d’une action. Mais dès 1980 les possédants des industries pétrolières et charbonnières dépensèrent des milliards pour une campagne de désinformation. Elle dure depuis presque quarante ans. Quarante années de perdues au nom du profit pour quelques-uns. Jusques à quand ? Nous ne perdrons pas la terre : la terre perdra les humains et humanoïdes associés.

Revenons au titre de cet exercice. Qu’est-ce que nous espérons tous sinon le bonheur. Quelle est l’utopie ? Que ce bonheur s’étendent à tous les Vivants de la planète Terre. Quels sont les obstacles ? La mise en place d’une pensée totalitaire. Une forme de socialisme cultive le mythe d’une augmentation bienfaisante du pouvoir d’achat. Or, avoir un pouvoir d’achat facilité n’est, dans notre modèle économique, que l’inverse de la peur du manque : cela ne résoudra en rien la surconsommation par quelques-uns de ce que la terre peut produire. Ceux qui produisent les bananes gagnent €1.5 le régime ; ceux qui les commercialisent et les vendent €1.5 la main ! La marge est énorme et permet bien sûr une aumône significative aux petits producteurs, un geste de bonne volonté qui ne changera pas le système. Le premier article de cette revue montre qu’une Société qui renie l’Histoire et la Culture et se laisse guider par les émotions normatives de l’instant court le risque de la perte du sens et de l’intelligence. Quand les eurosceptiques font croire au peuple –qui n’a pas les moyens de s’informer mieux- que ceux qui ne pensent pas comme lui sont les ennemis, ils collaborent de fait à l’ignorance et au refus du changement indispensable. Le peuple, qui pensait triompher, sera le grand perdant.

Chercherons-nous, trouverons-nous une troisième voie qui ne soit ni une religion laïque, ni une idéologie passagère ? Pourquoi ne pas analyser les évènements que nous ressentons tous, de leur origine à leurs conséquences, pour laisser advenir un renouvellement du biotope et des humains qui y vivent ?

Et pour ce faire, il faut éduquer, éduquer à la différence, éduquer au débat entre opposants. « Ni rire, ni pleurer, ni haïr mais comprendre » (Spinoza, cité par Sloterdijk, philosophe allemand vivant en France) Et comprendre l‘autre, en tant qu’autre que moi, demande un effort intellectuel autant que de l’empathie pour toute forme de vie. Ce devrait être possible, sauf qu’il y a contre ce vœu un totalitarisme déguisé en ‘Facebook’ (qui vit à 98% des rentrées publicitaires). Celui-ci ne propose que de l’entre soi, le sentiment de n’être bien qu’avec le même, la non-critique des informations, la recherche d’amis jamais rencontrés, un vrai soutien à toutes les formes de dictature… Voilà un fait à analyser et une maladie de la démocratie à combattre.

*Variété d’une espèce adaptée à un milieu particulier