Bulletin 57 septembre 2016

Le prix de la liberté de parole. Regard sur l’actualité racontée. (Marc Scheerens)

Le blasphème, un délit suranné devenu "curseur" de la liberté d'expression (Patrice Dartevelle)

Le prix de la liberté de parole.

Regard sur l’actualité racontée.

Marc Scheerens

 

Si l’acte de penser est un acte intérieur, pour qu’il ait une utilité sociétaire, il doit rejaillir en mots. Les mots donnent à la pensée sa publicité. Cependant, une fois qu’elle est publique, faut-il absolument lui donner droit de cité ? Si une loi fondamentale garantit la liberté d’expression, des avenants annexés restreignent la publicité des mots. Selon des critères incertains et vagues, des mots ou des paroles peuvent être condamnées comme injurieuses, diffamatoires, contraires aux bonnes mœurs, blasphématoires. Pour faire plaisir ou simplement tenir compte de mouvements de résistance, pour faire entrer dans la législation répressive les conséquences d’une attitude sociale en constante évolution, pour gagner ou ne pas perdre de possibles électeurs, l’arsenal répressif augmente de volume. Est-ce qu’un jour, le manifestant grégaire qui crierait : "Mort aux vaches !" sans devenir le toréro qui charge la police, pourrait être arrêté administrativement pour insulte à agent ? N’existerait-il pas un autre chemin que la répression quand il faut sauvegarder tout autant un droit fondamental de la libre pensée et un encadrement des effets secondaires qu’elle pourrait engendrer ?

Sommes-nous prêts pour explorer cet autre chemin ? Sommes-nous prêts et préparés pour une analyse des comportements qui engendrent la violence ? S’il crie : "Mort aux vaches !", il est hooligan ou anar. S’il passe à l’acte dans notre société policée, il verra des psychiatres le priver de raison et des psychologues tenter de faire comprendre que ce n’est pas nécessairement sa faute mais celle de ses parents. Si le même homme, porté par la vague puissante de la purification religieuse, crie : "Allah est grand !", ces propos font de lui un terroriste, un homme à abattre - et si bien abattu de quelques balles qu’il faut des heures pour l’identifier. Pendant ce temps, sur la route, une mère de famille perd la vie parce qu’un irresponsable a roulé sans permis et cet assassinat par comportement coupable ne relèvera que du tribunal de simple police avec une sanction minime.

 

 

Aussi répréhensible que soit l’acte imbécile de celui qui tue par idéologie, il n’est reste pas moins que l’auteur est un humain, un semblable : les animaux n’agiraient pas ainsi. Pouvons-nous refuser de nous sentir responsables de ces semblables qui, envahis par une pensée nihiliste, cherchent leur heure de gloire par un acte qu’ils croient salvateur ? Il est tentant pour les Etats de les classer dans la catégorie "terroriste" et cette classification, acceptée très facilement par les faiseurs d’opinion, ôte à ce Pouvoir toute sa responsabilité. Il y a pourtant, dans le système en place, un "raté" qui incombe à celles et ceux qui s’érigent en maîtres. Le système éducatif mis en place produit trop de laissés pour compte. L’accès au travail valorisant réservé prioritairement aux personnes de souche gonfle les rangs des survivants par de petits moyens souvent frauduleux. Le mépris pour les gens de couleur, de ceux qui ne se vêtent pas H&M, poussent les moins formés à la révolte. Les actes mauvais et condamnables récents devraient être lus comme un appel à remettre en question le fonctionnement de nos outils sociaux.

S’il faut, qu’un jour pas trop lointain, une majorité d’hommes et de femmes soient capables de résister au besoin instinctif de dire "J’existe !" en recourant à la violence aveugle, il faut alors former les intelligences à l’analyse et à la résistance.  "Allah est grand" et "Terroriste" sont des mots utilisés pour justifier un comportement excluant. Leurs auteurs refusent, de manière différente certes, d’être responsables de cette malchance sociale.  Regardons, en analystes, quelques faits récurrents. Plus l’Etat d’Israël ferme des universités palestiniennes, plus il y a de réactions violentes. Plus les "colorés" sont tenus à l’écart du standard américains, plus il y a des mises à mort sans sommation ni punition et – paradoxe ! - certains non-blancs qui ont étudié sont vus comme des traîtres à leurs origines par leur milieu. Plus il y aura des armes, plus il y aura des morts. Comment en sortir sinon en décidant d’éduquer et d’instruire largement, en adaptant en plus l’outil éducatif au réel ? L’enfant qui naît dans une famille de chômeurs à la troisième génération, qui ne pourra pas l’encadrer et lui faire goûter au bienfait du savoir, n’a pas les mêmes chances que d’autres semblables. Il est louable de dire les mots "Tous les hommes naissent libres et égaux en droit et en dignité".

Les conséquences de cette belle pensée ne sont pourtant pas assumées dans des actes qui la font vraie et ressentie.

Pour que le plus grand nombre de vivants sur un terre commune puisse être outillé à ne pas se laisser embarquer dans la destruction de l’autre, pour qu’un discours mauvais et haineux soit refusé par la masse, l’éducation de la personne est indispensable. Apprendre la maîtrise du langage et ne pas faire des mots ce qu’ils ne sont pas : des absolus. Un mot ne prend son sens que dans la compréhension que lui accorde celui qui le reçoit. Quand un suisse dit "bleu" en regardant le ciel de sa montagne, son cri ne dit pas la même chose que le flamand qui dit "bleu" en regardant la mer du Nord !

Utiliser librement des mots pour dire sa pensée implique que l’auteur assume l’acte du langage. Dans la presse parlée ou écrite, il y a beaucoup de mots, des bons et des mauvais. Il y aussi – heureusement - des idées, des bonnes et des mauvaises. Parfois, sous le fallacieux prétexte du droit d’informer un public acquis à la cause, bonne ou mauvaise, de l’éditeur dit responsable, les récits s’éloignent de l’événement. L’auteur projette son ressenti dans des mots. En conséquence, apprenons à renoncer au mythe de l’objectivité absolue : il n’y a plus que des transpositions livrées au lecteur ou à l’auditeur qui en parlera à sa manière. Pourquoi "Vu et entendu à la télévision !" a-t-il valeur de vérité absolue, qu’elle soit une vérité marchande ou une vérité factuelle ? Quel est l’investissement personnel indispensable à la liberté de penser pour résister à la tentation, pour comprendre, croire et agir bellement ?

Nos dirigeants sont-ils prêts à investir un maximum de moyens pour qu’il existe beaucoup, beaucoup, beaucoup, d’hommes et de femmes libres pensants qui seront, nécessairement, des désobéissants en puissance, des personnes capables de refuser le diktat du "Il est évident que…"

Si le pouvoir des mots doit être questionné, l’usage des mots doit être réfléchi. Les plus fragiles humainement, en quête raison d’exister et qui en

sont privés, sont comme des éponges qui absorbent avec volupté ce qui pourrait les valoriser. Il est bon de les immuniser préventivement de toute dogmatique, simplement par respect de leur personne. Il faut aussi leur apprendre à lire leur vécu et à ne pas succomber à la fatalité. Nul n’est dans les mains d’une Puissance Supérieure qui a décidé à sa place. Ils entendent des mots qui enchantent mais ils doivent apprendre à les relativiser.  La loi de la relativité de M. Einstein n’est pas qu’une réalité physique ou mathématique, elle s’applique aussi aux mots, au langage et à leur usage. Eduquer à cette relativité est la meilleure manière, à mes yeux, de faire droit à la liberté d’expression parce que d’autres sauront relativiser la portée malfaisante ou excessive de certaines évidences. Par l’excès de lois correctrices du principe de base, nous restons globalement en état d’immaturité. Comme le fœtus, nous préférons généralement l’abri utérin des lois punitives plutôt que la condition bonne d’adultes responsables.

Ne pas se voiler la face ; apprendre ou réapprendre à lire les événements ; chercher, par l’analyse, les causes et se remettre en question sans chercher de bouc émissaire, autant de tâches motivantes qui ont besoin des mots et de la liberté de penser pour prendre forme. La violence humaine est générique : cherchons-en la médication et le remède pour tous. La tendresse humaine est utopique : cherchons-en la pratique futuriste.

 

Le blasphème, un délit suranné devenu "curseur" de la liberté d'expression

Patrice Dartevelle

Même si la tendance lourde et continue dans le domaine juridique comme dans les faits est à une répression de plus en plus forte de la liberté d'expression et à la résurrection du délit de blasphème, répression et résurrection toujours dûment niées voire proclamées progrès de la liberté, on trouve heureusement plus souvent qu'autrefois des intellectuels, des humoristes, des journalistes qui ne sont pas dupes.

 

L'ouvrage de Jacques de Saint Victor, Blasphème (1), publié par une grande maison d'édition, est pratiquement un modèle de lucidité. Son sous-titre est éloquent : Brève histoire d'un "crime imaginaire", avec des guillemets qui, en fait, ne conduisent à aucune restriction.

Le livre refait le parcours surprenant d'un concept que pratiquement tout le monde considérait comme suranné il y a vingt ou trente ans.

J'ai encore le souvenir d'avoir pris contact en 1990 avec l'éminent constitutionnaliste et homme d'Etat qu'était François Perin pour contribuer à l'organisation d'un colloque sur le blasphème et qui avait refusé en me disant que ce n'était que "de l'archéologie juridique".

La répression du blasphème est montante dans le courant du Moyen Âge, culmine aux 16ème -17ème siècles jusqu'à la suppression du délit sous l'influence des Lumières par la Révolution française et de nouveau en 1881 (après un épisode de restauration/Restauration) mais à partir des années 1970 -1990, il est réintroduit sous d'autres noms, tel est l'argumentaire du livre.

 

Jacques de Saint Victor est historien du droit, matière qu'il enseigne à Paris XII, et chroniqueur assez régulier du Figaro. Dans ce livre, il se montre un défenseur inconditionnel des Lumières et de la liberté.

Nul doute que ses contempteurs diront que ses positions sont dictées par la crainte du délit d'islamophobie mais dans l'étude qui nous occupe, il est maintes fois sévère pour l'Eglise et les catholiques.

 

A vrai dire, je ne le contesterai que sur quelques points. Il n'était pourtant pas si bien parti avec la définition la plus traditionnelle du blasphème, celle qui mène à l'incompréhension, comme atteinte à des "croyances religieuses, des divinités ou des symboles religieux". Il a pourtant lu l'ouvrage fondamental d'Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident  (1998), qui explicite la bonne définition du blasphème comme atteinte au sacré.

A certains moments à certains endroits les deux concepts, religion et sacré, semblent se confondre mais nous sommes loin de cette situation aujourd'hui.

S'il avait bien vu le point, Jacques de Saint Victor aurait vu le lien avec, par exemple, les lois mémorielles.

Moyen Âge et 16ème siècle : Etat ou Eglise ?

 

Pour les périodes anciennes, sa thèse est que c'est le pouvoir, en France royale, qui veut légiférer contre le blasphème, en près de quatre-vingt textes jusqu'en 1789.

Et de fait, quand Saint Louis prend des mesures sévères contre les coupables de blasphème, le pape Clément IV tente de le dissuader et lui suggère des "peines temporelles moins lourdes que la mutilation d'un membre ou la mort", argumente Saint Victor.

En 1534, Paul III renouvellera l'invitation pontificale à la modération quand François Ier voudra sévir plus rudement contre les réformés. Mais l'historien du droit qu'il est considère naturellement les lois et leurs auteurs inéluctables, les détenteurs du pouvoir.

En plus, en France, ceux-ci se revendiquent progressivement du droit divin, ce qui aide à forger le concept (et les attitudes) du théologico-politique, l'association la plus dangereuse qui soit, quelle que soit la religion. Mais en se focalisant comme il le fait, Saint Victor dédouane l'Eglise, à mon avis abusivement.

Les historiens et philologues des facultés de lettres, eux, lisent plus volontiers les théologiens et les Pères de l'Eglise. Ils voient bien que la doctrine chrétienne de l'intolérance est fixée vers 400.

C'est Saint Augustin lui-même qui s'en est chargé, spécialement au départ de sa lutte contre les donatistes, des chrétiens qui finirent par perdre la partie et être qualifiés d'hérétiques, fixant une doctrine étendue à la généralité des cas. Le compelle intrare qu'il utilise (2) bien des fois interdit toute faiblesse face à qui s'oppose à l'Eglise. Il faut forcer à entrer dans celle-ci.

 

Voici soixante ans que Robert Joly a montré et expliqué l'intolérance de Saint Augustin (3). Deux extraits du théologien et évêque, repris de R. Joly suffisent. Le premier vise la justification des châtiments : "Quels châtiments, après tout pourraient leur [ aux herétiques ] paraître injustes, alors qu'ils les subissent à la suite d'un jugement suprême de Dieu, qui, par de tels châtiments, les avertit de se garder du feu éternel, alors que ces châtiments sont mérités par la gravité de leurs crimes et appliqués par la sagesse des puissants de la terre ( la législation impériale) ?" (4).

La torture, selon saint Augustin, a des vertus, elle fait réfléchir celui qui souffre de son application et ainsi l'adhésion à la vraie foi devient sincère : "La contrainte extérieure fera naître à l'intérieur la bonne volonté" (5). R. Joly a bien analysé la doctrine chrétienne, tant son existence et la justification qu'en donne Saint Augustin, celle-ci expliquant les missives pontificales.

Pour Saint Augustin et ses successeurs ecclésiastiques, l'intolérance est un corollaire de la charité. Les chrétiens ont l'obligation de tout faire pour que les gens n'aillent pas en enfer et pour cette raison qu'ils adhèrent à la seule doctrine vraie.

Mais il y a une limite à cela : la condamnation à mort sans conversion préalable implique l'enfer et il faut donc en principe l'éviter.

Il faudra le temps de l'Inquisition pour que l'Eglise passe à la condamnation à mort pour hérésie ou blasphème.

Ce sont bien les papes qui en ont décidé ainsi in fine et pas les princes, même si les premiers garderont toujours quelques réticences à l'égard de la peine de mort. Encore au début du 16ème siècle, on ne va guère pour un délit de blasphème, au delà de la coupure de la langue (à la huitième condamnation).

Les guerres de religion du 16ème siècle durcissent tout de part et d'autre (Saint Victor voit bien la symétrie) et la mort pour blasphème devient fréquente à ce moment. Elle ne se distingue plus de la sanction pour hérésie (l'Arabie saoudite aujourd'hui est coutumière de la confusion des délits), chez les catholiques comme chez les protestants (Calvin fait exécuter Michel Servet pour une querelle sur la Trinité).

Si l'Edit de Nantes va amener en France une période plus calme, tout reprend au 17ème siècle, comme le montre l'exécution épouvantable du libertin Vanini à Toulouse en 1619. Certes les souverains mettent en avant la nécessité politique de l'unité de foi dans leur Etat, mais peut-on imaginer que dans les guerres de religion, les Eglises ne soient pas les moteurs et les instigatrices des persécutions ?

 

Des Lumières à la République

 

Les Lumières arrivent et les poursuites pour blasphème, hérésie, etc... en viennent à choquer. Montesquieu, explique clairement Saint Victor, est décisif dès L'Esprit des lois en 1748 : "On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines" (6).

 

Malgré tout les rois de France continueront à durcir les lois réprimant le blasphème (c'est sans doute un signe de leur déconnexion grandissante avec le pays) mais les tribunaux seront plus que prudents. Mais garder - ou pire renforcer - des lois qu'on n'applique en principe pas est plein de risques (7). Le 1er juillet 1766, le jeune chevalier de La Barre en fait la sinistre expérience.

Suite à une série de querelles, en fait un conflit autre entre le roi et le Parlement de Paris, il est exécuté pour blasphème à Abbeville. Le scandale est énorme et Voltaire dénonce violemment cette exécution. Il n'y aura plus d'exécution pour blasphème et le scandale est sans doute la source de la rapidité avec laquelle la Révolution abolit le délit de blasphème, dès le 25 septembre 1791.

Le rapporteur de la loi d'abolition parlera de "cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient les anciens recueils de nos lois".

 

Mais la Restauration restaure... et en 1819 édicte une loi pour outrage à la morale publique et religieuse. " et religieuse" est un amendement parlementaire, contre l'avis ministériel.

Mais de quoi et de qui a-t-on peur ?

Que veut-on réprimer ?

Pas les protestants et les juifs ; le temps des hérésies est loin. Lors du vote en 1822 d'une loi complémentaire et aussi mal inspirée sur les délits de presse, le rapporteur est explicite : il s'agit de punir les aveux publics d'athéisme.

Cela reste la seule préoccupation.

 

C'est Napoléon III qui sera le grand utilisateur des lois de 1819 et 1822, contre Baudelaire et Eugène Sue qui seront condamnés. Poursuivi également mais mieux introduit, Flaubert sera acquitté.

Le Second Empire prend fin et dès la loi de 1881 sur la presse, les lois de 1819 et 1822 sont abolies. Même les quelques partisans des anciennes lois admettent qu'elles n'avaient en rien empêché l'anticléricalisme.

Une leçon que nul ne veut plus voir aujourd'hui, nos dirigeants étant devenus plus orgueilleux que leurs prédécesseurs et nos journalistes plus crédules : les lois réprimant les propos racistes n'empêchent nullement l'accroissement du nombre des délits et les rares à l'avouer n'en tirent aucune conclusion.

 

Deux points à méditer

 

Le rapporteur de la loi est net : "Ce sont des délits d'opinion s'il en fut, délits insaisissables au point de vue de l'intention, délits stériles au point de vue de l'effet qu'ils peuvent produire", dit-il.

Jacques de Saint Victor, en résumant les débats d'alors, met en relief un point apparu lors de la discussion au Parlement de la loi de 1881, de la plus haute importance pour les débats contemporains sur la liberté d'expression, point que je vais préciser et étoffer. Il met par ailleurs en évidence une conclusion sur les conséquences de la loi que la plupart jugeront surprenante.

Lors d'une séance parlementaire, un des opposants, Mgr Freppel, évêque et député d'Angers (toujours député, il interviendra dans la discussion sur la loi de 1905), soulève un argument qui ne pèsera pas mais qui est aujourd'hui l'alpha et l'omega des nouveaux censeurs et autres pourfendeurs de la haine.

Mgr Freppel proteste en disant que "le fait est l'expression de l'idée : la parole prononcée équivaut à une action". Clémenceau lui rétorquera : "Dieu se défendra bien lui-même, il n'a pas besoin pour cela de la Chambre des députés !".

Saint Victor y voit bien le début de l'argumentation pour la pénalisation du "discours de la haine". C'était donc l'argument de la droite catholique, repris aujourd'hui par les antiracistes. En bon historien du droit, Saint Victor relève que les juristes de la Renaissance avaient déjà noté ce qu'on appelle aujourd'hui l'aspect "performatif" du langage, spécialement Charles Dumoulin, mort en 1566.

 

En fait, on tente de nous faire prendre le terme et le livre de base de John Austin, Quand dire, c'est faire (1962) comme une trouvaille scientifique récente et définitive.

C'est en vérité une vieille lune dont chacun, du moins quand il est peu porté à la liberté d'expression, se sert quand ça lui semble avantageux. La réalité, difficile à faire accepter par les temps qui courent, est que nous sommes quasi tout le temps dans le "performatif" et que si on accepte l'argument pour limiter la liberté d'expression, celle-ci aura vite fini d'exister, étant confondue avec les actes.

Seule l'incitation directe et physique à la violence immédiate devrait relever de la loi.

Quant aux conséquences de la loi, Jacques de Saint Victor développe à leur sujet une analyse qui me semble originale. Libérés par la loi de 1881, les anticléricaux français vont se livrer tant par les mots que par l'image à des campagnes contre l'Eglise et les prêtres d'une violence aujourd'hui inimaginable.

Certes, comme l'admet lui-même Saint Victor, "de son côté, l'Eglise n'était pas en reste non plus". Le Syllabus ne date que de 1864. C'était la grande époque de la caricature anticléricale et, malgré la loi, il y a eu localement des mesures d'incarcération de responsables de publications anticléricales.

 

Mais à quoi a abouti cet anticléricalisme virulent ? Nous savons bien que les propos et les caricatures qui avaient cours (en Belgique comme en France) sont aujourd'hui rarissimes, parfois à tort (8).

Dès 1914, selon Saint Victor, le flot anticlérical décline et "ce fut la réussite du pari de la liberté sur celui de la censure : il finit par faire pencher la balance dans le camp de la modération". Si tous nos hystériques qui ne rêvent que de poursuivre injures, incitation à la haine, négation de crimes contre l'humanité pouvaient entendre la leçon...

Et Saint Victor réserve sa flèche du Parthe au mouvement anticlérical français, "milieu très particulier, archaïque et d'autant plus marginalisé qu'il ne parvient même pas à faire abolir le délit de blasphème en Alsace-Moselle". La flèche atteint sa cible, je le crains.

 

Du délit d'incitation à la haine à celui d'islamophobie

 

Tout allait bien donc dans le meilleur des mondes selon notre auteur. Mais, en France, dès 1972, on pose les jalons des malheurs futurs. La Belgique attendra 1981 pour faire de même mais tout n'y sera cadenassé que par la loi de 2007.

La loi française dite "loi Pleven" de 1972 crée le délit de "provocation à la discrimination, à la haine ou la violence commise envers des individus à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée".

Selon Saint Victor, le législateur est allé plus loin que la convention internationale de 1965 sur l'élimination des discriminations raciales, qu'il s'agissait de transcrire en droit national, celle-ci ne visant que la provocation à des actes de violence. On a ainsi établi le malheur des malheurs, à savoir que certains propos sont des délits et non des opinions.

Comme je le fais souvent en m'inspirant de G. Haarscher, Saint Victor montre le contraste avec les Etats-Unis où philosophes et Cour suprême convergent largement pour établir que la liberté d'expression est un droit si essentiel qu'il faut "tolérer en son nom des discours méprisables ou nuisibles" (Ronald Dworkin).

Reste la dernière étape, celle où nous sommes.

 

Si d'un côté Saint Victor analyse le phénomène de fond qui a tout bouleversé, il le lie abusivement à des événements particuliers remarquables comme le 11 septembre 2001 alors que le problème est antérieur et plus large. En outre, par une étonnante naïveté ou cécité pour un historien du droit, il estime qu'au fond, jusqu'à l'acquittement de Houellebecq en 2002 pour avoir dit en 2001 que l'islam était la religion la plus con, la situation juridique était satisfaisante en France.

Pour Houellebecq, les tribunaux ont jugé que ses propos ne constituaient pas un appel à la haine envers l'ensemble des musulmans. Comment ne pas voir la fragilité d'une aussi filandreuse motivation. Demain, d'autres juges, plus jeunes... ou musulmans, en jugeront différemment.

L'expression sans cesse plus visible de l'intolérance musulmane (9) est incontestablement le révélateur du phénomène de fond pour le grand public. Le problème est en fait plus large : c'est le renversement de la définition de la tolérance, devenue le respect des convictions intimes de chacun et non celui des personnes.

 

En résumé conclut Saint Victor "C'est le principe de la tolérance obligatoire qui l'a emporté dans les faits sur la liberté d'expression et le droit à l'humour, y compris au mauvais goût". C'est un second sens de tolérance qui se manifeste ici peut-être inconsciemment.

"Tolérance" désigne maintenant d'abord le respect des coutumes et opinions des groupes différents, allochtones, d'autres religions que celles habituellement dominantes.

Adieu la raison universelle !

 

A travers la revendication d'un nouveau délit, celui d'islamophobie, on voit le retour à la loi de 1819 et à la pénalisation de l'outrage à la religion, qui n'est rien d'autre que la revanche des cléricaux. Saint Victor dénonce évidemment l'alliance sur ce terrain des cléricaux musulmans et des multiculturalistes de gauche pour qui les musulmans immigrés des pays occidentaux représentent un prolétariat de substitution.

Les Français "de tradition" encore prolétaires n'ont plus rien à voir avec les traditions ouvrières et sont les principaux clients de l'extrême-droite (10).

Pour beaucoup dans cette gauche, comme les ultra-radicaux des Indigènes de la République cités par Saint Victor, "La liberté d'expression sert de prétexte pour reproduire le discours de la haine".

 

On a donc ainsi récupéré le délit d'incitation à la haine et on réclame par ce biais l'égalité entre le délit d'antisémitisme et celui d'islamophobie.

Avec un soupçon de malice ou d'angélisme, Saint Victor argue que le pendant de l'islamophobie serait la judéophobie et non l'antisémitisme (11). Quant à légiférer contre l'islamophobie dans le contexte actuel des attentats djihadistes, estime-t-il, c'est faire passer les assassins pour des victimes et interdire de critiquer Mahomet alors qu'il est encore (provisoirement ?) permis de le faire à l'encontre de Moïse et de Jésus.

Bref, le délit d'islamophobie implique le retour à l'Inquisition médiévale, sans parler de la tendance à conférer à chacun une identité immuable.

 

La question du blasphème, insiste et conclut Saint Victor, est devenu le curseur de la liberté d'expression. François Perin m'avait dit aussi qu'en parler à notre époque, c'était "mesquin"...

L'islam pousse à d'étranges recompositions politiques, relève à juste titre Saint Victor.

La moindre n'est pas d'avoir fait d'un collaborateur du Figaro littéraire un héraut des Lumières !

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(1) Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d'un crime imaginaire, Paris, Gallimard, L'Esprit de la cité, 2016, 128pp.. Prix : +/- 14 €.

(2) Principalement dans la Lettre 93, en extrapolant Luc, 14, 16-23.

(3) Robert Joly, Saint Augustin et l'intolérance chrétienne, Revue belge de philologie et d'histoire, 33 (1955), pp. 263-294. L'article est aisément accessible sur Internet. L'argumentation est résumée dans un opuscule, postérieur, du même auteur : La tolérance. Choix de textes avec introduction, notices et notes, Bruxelles, Editions Labor, collection "Problèmes", [sd 1964], pp. 18-19, disponible dans le catalogue d'Amazon.

(4) Contra epistulam Parmeniani, I, 13.

(5) Contra litteram Petiliani, II, 184.

(6) XVI, 2.

(7) Le juriste Emmanuel Pierrat le voit bien quand il écrit : "Le principe du censeur reste par ailleurs d'accumuler les textes répressifs, sans pour autant abroger ceux qui sont tombés en désuétude : une loi permettant d'interdire peut toujours servir", in « Vous avez dit liberté d'expression ? », L'Obs, Hors série N° 92 (mai juin 2016), Les Lumières, un héritage en péril, p. 59.

(8) Les laïques avaient tellement dénoncé la pédophilie des prêtres au 19ème siècle qu'il était devenu au siècle suivant du plus mauvais goût de reprendre la dénonciation, même (ou surtout) de la part des associations laïques. Cela a relâché la vigilance sur les pratiques de très nombreux prêtres.

(9) cf Anne Morelli, Vivre ensemble est possible... sans les religieux ! Morale Laïque, 191, 02/2016, pp. 11-12 et les conclusions de l'éditeur Alexandre Laumonier, Le Monde du 10 juin 2016, sous le titre explicite "Il était temps de quitter Molenbeek".

(10) Certes l'intention est politique et polémique mais le titre de l'article de dernière page de Libération du 18 août 2016 est : Le dernier ouvrier PS.

(11) En fait, si par "antisémitisme" on entend une doctrine fondée sur une base génétique, il a pratiquement disparu. C'est la "judéophobie" que l'on peut encore rencontrer. Mais ce ne sont là que des arguties : la règle aujourd'hui est qu'on ne parvient même plus à lutter contre l'assimilation de la critique de la politique de l'Etat israélien à de l'antisémitisme.