Bulletin 61 juillet 2018

L’Inquisition et l’Index, tigres de papier?
Patrice Dartevelle

Du passé, faisons table rase?
Patrice Dartevelle

 


L’Inquisition et l’Index, tigres de papier?

Patrice Dartevelle

Fort logiquement, l’Inquisition et sa manifestation « intellectuelle », l’Index ont mauvaise presse depuis longtemps. Ce sont les symboles mêmes de l’intolérance et du refus du pluralisme. Il est bien rare qu’ils trouvent encore des défenseurs.

Peter Godman, professeur à l’Université de Tübingen, ne veut pas à proprement parler réhabiliter ces tristes organes de répression. Son Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II - titre peu adéquat et racoleur-, publiée il y a une décennie1, me semble prendre un intérêt croissant avec la création dans plusieurs pays, dont la Belgique, de multiples institutions chargées de contrôler et de faire sanctionner ce qui s’écrit, ce qui se dit.

Ce que veut démontrer et démontre P. Godman, c’est que quand on consulte leurs archives, ce qui n’est possible théoriquement que depuis 1881 grâce à Léon XIII mais pratiquement depuis beaucoup moins longtemps, Saint-Office et surtout Congrégation de l’Index - c’est principalement celle-ci qui est étudiée- sont aux antipodes d’une administration organisée, disposant d’instructions claires et cohérentes, active, disciplinée, travaillant avec intelligence et sens de la justice et, bien sûr efficace. C’est tout le contraire qu’on peut voir : bêtise, inculture, confusion et inefficacité.

On peut globalement suivre l’auteur même si lorsqu’il conclut qu’on ne peut comparer les méthodes et les résultats du Vatican avec ceux d’Hitler et de Staline, il se laisse prendre par son sujet et oublie bien des crimes et souffrances, comme l’exécution de Giordano Bruno2. Il faut prendre en considération qu’au XXe siècle, l’Église a perdu longtemps ses pouvoirs de coercition physique et les moyens dont elle disposait dans des époques lointaines et que des massacres par millions de victimes ne sont devenus possibles qu’à l’époque contemporaine. Comparer avec la Terreur en France en 1793-1794 et ses 2.600 victimes serait plus adéquat3. L’étude de P. Godman part de Paul III, pape de 1534 à 1545, qui fut l’initiateur du Concile de Trente et le réformateur de l’Inquisition.

La question de l’Index ne commence que bien après celle de l’Inquisition, créée en 1229, selon la date communément admise. C’est le pape Paul IV qui crée en 1559 le premier Index librorum prohibitorum. Il n’annonce vraiment rien de bon : aucune des versions postérieures ne sera aussi sévère. Tous les ouvrages écrits par les « hérétiques » (passés, présents et futurs) sont interdits même s’ils ne parlent pas de religion. Il en va de même pour les ouvrages des Pères de l’Église ou d’autres catholiques « bon teint » s’ils ont été commentés par des « hérétiques », de toutes les bibles et évangiles en langue vernaculaire non autorisés préalablement par l’Inquisition, de tous les ouvrages de magie, d’astrologie et de divination, de tous les livres des décennies précédentes où n’apparaît ni le nom de l’auteur, ni celui de l’éditeur ou la date et le lieu de publication. Même des ouvrages catholiques indispensables à l’enseignement se trouvaient interdits. Son successeur, Pie IV, ne peut qu’inviter le Concile de Trente à réexaminer la question avec plus de modération. Elle fut toute relative et le second Index, publié en 1564, créait surtout, à côté des ouvrages interdits purement et simplement, une catégorie d’ouvrages susceptibles d’être autorisés après remaniements. Mais il y avait des livres d’Érasme dans les deux catégories, ce qui n’était pas simple, et de toute manière Érasme était mort en 1536...

On comprend qu’assez rapidement les successeurs de Pie IV, Pie V et ensuite Grégoire XIII- celui du calendrier- vont créer et mettre en place en 1571 un nouvel organe, la Congrégation de l’Index des livres interdits. Nihil novi sub sole, ils ont fait ce que nous continuons de faire en épaississant la lasagne institutionnelle. Il y a en effet la nouvelle congrégation mais le Saint-Office continue d’exister ainsi qu’une catégorie particulière d’ecclésiastiques de Curie, en fait des dominicains, les maîtres du Sacré Palais, qui s’occupaient traditionnellement de la censure des livres à Rome. En plus dans différents pays, d’autres censeurs dressent des listes d’ouvrages interdits, procèdent à des condamnations ...ou attendent les décisions de Rome. Pour couronner le tout, il n’y aura jamais de document donnant les critères de censure et les motivations ne sont pas publiées.

Le royaume de l’ignorance

Sélectionnons quelques cas parmi les perles citées par Peter Godman.

Le plus grave et qui en dit long sur le degré d’improvisation, c’est que la nouvelle congrégation n’examine pratiquement que les cas pour lesquels elle a reçu une plainte. Elle laissera tranquilles Newton (dont les censeurs de l’époque n’avait probablement aucune idée, dit Godman) et, plus surprenant, Charles Darwin.

En outre il est rare que les censeurs connaissent d’autres langues que le latin et l’italien. Aucun censeur n’a lu Luther, faute de connaître l’allemand. C’est grave en soi et, par conséquent, les censeurs sont incapables de repérer qu’un auteur catholique reprend texto mais sans le dire, des propos du fondateur du protestantisme.

Pour pallier leur ignorance de l’allemand, les censeurs de la Congrégation imaginent de se procurer les catalogues de la Foire du livre de Francfort (déjà) et condamnent tous ceux dont le nom figure dans l’un d’entre eux.

Lorsque Montaigne se rend à Rome en 1580, la Congrégation charge deux moines français d’examiner les Essais, puisque personne dans ses rangs ne connaissait le français. Leurs commentaires et analyses sont d’une rare indigence. Et quand Montaigne à qui, par un rare privilège, on en donne connaissance, les a tournés en ridicule, le Maître du Sacré Palais convient avec lui que les censeurs étaient des sots.

Très longtemps, la Congrégation condamne tout auteur qui réalise une traduction personnelle de passages de la Bible. Mais le Concile de Trente avait pourtant reconnu que la traduction latine officielle, la Vulgate, était imparfaite.

Au XVIIe siècle, le censeur du Léviathan de Thomas Hobbes (paru en anglais en 1651) passe trois ans à partir de 1700 à examiner la version latine (de 1668). Il s’en tient pratiquement au Prologue et se borne à des considérations sévères mais négligeant l’essentiel. Grâce à ce genre de travail, le censeur put entamer une belle carrière. Mais ce ne fut pas grave car pour repérer l’interdiction dans l’Index, ce n’était pas simple : on classa l’œuvre sous la lettre T (de Thomas) avec une note renvoyant à Thomas « Gobes ».

En 1664, on condamne l’œuvre de Descartes jusqu’à correction. Mais Descartes était mort en 1650. Probablement, avec une rare inconscience ou arrogance, les censeurs voulaient-ils faire les modifications eux-mêmes. En fait ils n’avaient rien lu. Ce n’est qu’en 1671 que le Saint-Office commande à Paris des exemplaires des œuvres de Descartes.

Des incompréhensions majeures

Mais certains défauts, certaines insuffisances particulières chez les censeurs vont avoir des effets si nocifs que la compréhension des textes en devient quasi impossible. On voit ainsi comment l’Église de la Contre-Réforme s’est barricadée face à l’évolution des esprits, comment elle a considéré toute nouveauté comme étant à empêcher et à détruire. Mais finalement c’est le monde, comme on disait, qui finira par ignorer l’Église. Les censeurs ne vont par exemple rien comprendre au développement de l’esprit historique.

La condamnation en 1783 du célèbre historien Edward Gibbon et de son chef d’œuvre, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, de 1774 est le cas le plus manifeste de cette incompréhension - qui n’est pas seulement due au fait que le censeur, Jean Ponsard, « obscur Belge peu instruit » selon Godman, ne connaissait pas l’anglais. Il va se servir d’une traduction italienne d’une traduction française, traduction italienne dont il ne va examiner que le troisième volume.

Pour le censeur, évidemment impitoyable, le profane est soumis au sacré et la religion, du moins la chrétienne, ne peut être traitée comme un phénomène humain où le surnaturel n’aurait rien à faire. Or Gibbon traite par exemple des raisons du succès du christianisme et la Providence divine n’y joue aucun rôle pour lui.

Ponsard tente de présenter les propositions de Gibbon contraires aux « arguments pour croire en note foi sur une base rationnelle ». P. Godman confronte en deux colonnes le texte de Gibbon et la manière dont Ponsard synthétise l’argument de Gibbon. Quand Gibbon parle, parmi les causes du triomphe du christianisme, de la croyance au don des miracles attribué à l’Église, Ponsard traduit que pour Gibbon la cause est « la diffusion miraculeuse » de la nouvelle religion. Mais cette fois encore la condamnation n’aura guère d’importance : on va classer dans l’Index l’ouvrage à la lettre S, pour Storia della decadenza...

L’esprit historique (re)naît à partir du XVIIe siècle et la Congrégation de l’Index n’y voit que du feu.

Un problème identique va se présenter au XIXe siècle avec le développement de la littérature romanesque, spécialement les grands auteurs français, Flaubert, Stendhal, Hugo, Balzac, tous mis à l’Index, à la demande de l’évêque de Luçon qui, envoie en 1864 un rapport assassin au sujet de ces écrivains.

Le plus critiqué est Madame Bovary, à cause des propos du pharmacien sur le nom duquel on a construit un adjectif désignant un anticlérical rabique, Monsieur Homais. Le problème est que les censeurs sont incapables de dissocier l’auteur et ses personnages. Tout propos de l’un de ceux-ci est perçu comme engageant l’auteur. Reconnaissons que le roman de Flaubert ne sera beaucoup mieux traité par la Justice française mais là, c’est l’immoralité du personnage principal et l’ambiance du roman qui étaient en cause.

Le niveau intellectuel ne s’est pas amélioré avec les siècles, pas plus que l’organisation, restée empirique. Tout cela va se manifester dans le Syllabus (catalogue des principales erreurs de notre temps, sorte d’annexe à, l’encyclique Quanta cura de 1864. Les cardinaux-inquisiteurs étaient indécis quant à cette liste et on finit par en charger un censeur, Luigi Billio, futur cardinal, qui jusqu’au soir précédant la publication raya encore des noms.

Les luttes pour le pouvoir

Dans le milieu, les attaques internes sont légion et le métier de censeur n’est pas exempt de risque. Dès le Concile de Trente, un fanatique dénonce au pape les pères conciliaires : chargés de lire des livres finalement interdits, ils ne lisent plus tien d’autre. S’en prendre au pape ou de préférence à un des précédents est monnaie courante (l’attaque a évidemment un sens politique d’actualité), tout comme dénoncer des responsables de la censure. Ainsi Francisco Pena, censeur lui-même, ennemi juré des jésuites, s’en prend au futur cardinal Bellarmin, qui présida le Tribunal qui a condamné Galilée. Il tente de faire interdire un de ses ouvrages, pourtant référence absolue de l’orthodoxie du temps, Débats sur les controverses de la foi chrétienne, contre les hérétiques, parce qu’il cite le nom des hérétiques à qui il s’en prend. Ne rions pas trop fort. Que fait d’autre la Sûreté nationale belge quand elle tient en suspicion (jusqu’aux écoutes téléphoniques) les sociologues et historiens qui travaillent sur les « sectes », sans même s’interroger sur le fait qu’ils communiquent avec les groupes les plus opposés? La lutte contre la liberté de conscience et d’expression n’élève pas les esprits, aujourd’hui pas plus qu’hier.

Profitant d’un nouveau pape, Paul V, que Bellarmin, devenu cardinal, n’hésitait pas à critiquer, Pena traite le jésuite de « petit chrétien ».

Devenu consulteur de la Congrégation de l’Index, Pena va s’en prendre au pape Pie II (1458-1464). Celui-ci est mort depuis longtemps mais il est le prototype des papes humanistes qui ne goutent guère le fondamentalisme. Il est l’auteur d’un ouvrage féroce à l’égard des hauts prélats, devenu impensable de la part d’un pape, les Mémoires d’un pape de la Renaissance, où il ne cache rien des petitesses de l’Église et de ses princes, comme, lors du conclave qui l’a élu, la tenue d’une réunion de plusieurs de ses opposants dans les latrines.

La censure est un exercice périlleux pour les censeurs eux-mêmes. Ainsi Honoré Fabri, le censeur de Descartes, est emprisonné en 1671 du fait de ses sympathies coperniciennes.

Le pape Sixte Quint (1585-1590) interdit les livres de Bellarmin. Mais celui-ci en réplique, censure la Bible latine éditée par le pape et, de sa seule autorité, supprime son propre nom de l’index. L’ambiance est tumultueuse, c’est peu dire encore. Mais les procédures de censure et les conflits qu’elles entraînent ne peuvent que participer aux luttes pour le pouvoir, celui-ci pouvant être la réalité cachée de conflits d’apparence théologique.

Benoît XIV

Un pape va essayer d’apporter remède à tout cela, Benoît XIV, pape de 1740 à 1758, ancien « patron » de la Congrégation de l’Index et spécialiste en canonisation mais qui n’en est pas moins le « pape des Lumières ». Il publie en 1753 la constitution apostolique (décret du pape ayant force de loi pour les catholiques) Sollicita ac provida. Benoît XIV connaît l’insuffisance des censeurs et, nous sommes en plein siècle des Lumières, il mesure tant le scandale que suscitent les décisions et la procédure que l’inefficacité des mises à l’Index, qui sont devenues des sources de publicité pour les auteurs.

La constitution apostolique de Benoît XIV établit une procédure. Tout d’abord les dénonciations et plaintes ne sont plus automatiquement considérées comme un indice justifiant l’ouverture d’une procédure. Chaque fois un censeur doit faire un rapport examinant les motifs de la plainte, après une étude attentive (on a vu que ce n’était vraiment pas le cas même en prenant en compte la totalité de la procédure). S’il trouve quelque fondement à la démarche, le censeur désigne deux autres collègues, avec l’accord du préfet de la Congrégation, en vue d‘un rapport final. Il y a ensuite une réunion préparatoire avec six consulteurs. En cas de conclusion défavorable à l’auteur, un collège de cardinaux intervient. Si celui-ci confirme la proposition d’interdiction, un contact doit être pris avec l’auteur, préalablement à toute décision.

On possède une lettre de Benoît XIV particulièrement dure à l ‘encontre de la Curie- c’est comme un avant-goût du pape François-. Il y critique « le peu de savoir et de capacité qu’il y a présentement dans le Sacré-Collège, la scandaleuse désunion qui y règne, chacun n’ayant en vue que son intérêt particulier ». Le Sacré-Collège est certes un ensemble plus vaste que la Congrégation de l’Index mais l’ambiance générale qui règne au Vatican est lamentable en tout. La démission de Benoît XVI en 2013 et plusieurs discours du pape François ne paraissent pas indiquer un grand changement, au moins en ce qui concerne le souci de l’intérêt général. Benoît XIV avait pris l’initiative de Sollicita ac provida face à la condamnation de L’Esprit des lois de Montesquieu. Même rédigée en termes modérés, elle avait déplu au pape.

Mais à peine Benoît XIV mort, sa Constitution est tournée ou oubliée et en 1763 la condamnation des Lettres persanes du même Montesquieu est prononcée après une procédure sommaire, identique à ce qui existait avant la Constitution. Dans la foulée, on condamne tout aussi sommairement le Candide de Voltaire.

Vers la fin

Pendant le XIXe siècle, époque d’irrédentisme catholique, rien ne va s’arranger. Toute règle de procédure est abandonnée, signe probable de l’accroissement du pouvoir pontifical, et l’anarchie règne en maître à la Congrégation de l’Index. Non sans malice, P. Godman relève qu’en 1872, le document imprimé reprenant le dernier Index est tout simplement épuisé, à une époque où l’Église, qui vient de proclamer le dogme de l’infaillibilité pontificale, veut redoubler de sévérité.

J’ai déjà cité les interdictions frappant presque tous les chefs d’œuvre de la littérature français du XIXe siècle mais bien des problèmes subsistent au XXe siècle, malgré un changement majeur, la suppression de l’Index par Benoît XV en 1917.

C’est le Saint-Office qui reprend ses tâches et va se ridiculiser dans la censure de La Puissance et la gloire de Graham Greene, publiée en 1940.

Le Saint-Office n’est, hélas ou heureusement, pas plus professionnel que la défunte Congrégation. Les dénonciations restent son moteur premier. Dans le cas de Greene, c’est un petit éditeur suisse qui veut publier une traduction allemande du roman. Il consulte le prêtre de sa paroisse qui demande l’avis du Saint-Office en 1949. Celui-ci l’envoie paître. Le problème vient de ce que La Puissance et la gloire met en scène un prêtre, ivrogne et père d’un enfant illégitime, qui est confronté à un homme politique athée et puritain. Celui-ci le fait fusiller après qu’il a donné les derniers sacrements à un criminel, en sachant ce qui l’attendait. En 1953, ce n’est pas rapide mais il y a eu la guerre et le Vatican ne lit toujours pas l’anglais, après une dénonciation, le Saint-Office se penche sur la question. Comme autrefois, les censeurs ne comprennent pas la fiction, ne peuvent supporter la mise en scène d’un tel prêtre. Le problème est complexifié par le fait que Graham Greene s’est converti haut et clair au catholicisme. Les censeurs voudraient donner des indications à Greene pour qu’il corrige son texte. Mais en plus un très proche collaborateur du pape Pie XII, Montini, de facto Secrétaire d’État et papabile notoire, prend la défense de Greene en se prononçant sur le fond dans une lettre : le roman est pour lui une œuvre remarquable, d’une qualité littéraire singulière. Le Saint-Office s’en tire en demandant à l’archevêque de Westminster de tirer les oreilles à l’écrivain.

Devenu pape sous le nom de Paul VI, Montini n’oubliera pas l’affaire. En 1965, il débaptise le Saint-Office en Congrégation pour la doctrine de la foi et, pour ceux qui n’avaient pas compris, en 1966 il indique que l’Index n’a aucune valeur légale. P. Godman n’a pas de mot trop élogieux pour Paul VI. C’est certes mérité sur le plan qui l’occupe et je ne peux donc lui adresser de reproche mais de manière générale Paul VI a été le pape qui petit à petit est revenu sur l’esprit de Vatican II, par exemple en maintenant l’interdiction de la contraception par son encyclique Humanae vitae, contre l’avis des experts désignés et des cardinaux qui supervisaient ceux-ci.

La triste histoire de l’Index était donc finie. Celle de la repentance pouvait commencer.

En 2000, Jean-Paul II confesse les erreurs des chrétiens de tous les âges, sans prononcer le nom de l’Inquisition mais en avouant que « Dans certaines périodes de l’histoire, les chrétiens sont parfois tombés dans l’intolérance » et le cardinal Ratzinger, précisément préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, « héritière » du Saint-Office a parlé d’ »hommes d’Église même [qui], au nom de la foi et de la morale, ont parfois [...] eu recours à des méthodes qui n’étaient pas conformes aux Évangiles ».

Des leçons pour nous?

Il faut toujours se méfier des « leçons de l’histoire ». Beaucoup d’historiens soutiennent qu’il n’y en a pas, voire que la connaissance de l’histoire ou son vécu peuvent constituer des obstacles à la compréhension correcte du présent4. Cependant l’Index a une histoire de quatre siècles et il n’est pas si vraisemblable qu’il n’y ait aucune observation à en tirer même s’il faut prendre en compte la spécificité d’une Église et de son domaine et ne pas négliger les changements de mentalités et de modes d’action qui sont intervenus en cinquante ans. Ceux-ci peuvent se produire en sens divers, d’une vraie attitude de liberté jusque dans les années 1980 au retournement de la situation depuis.

Quelques éléments peuvent frapper. La Congrégation de l’Index ne dispose pas d’un vrai pouvoir judiciaire ou de coercition. C’est le Saint-Office ou le pouvoir civil qui en dispose. C’est un organe au statut pas si logique, utilisé encore pour passer outre aux institutions répressives « normales », celles du pouvoir judiciaire. Nous refaisons de même depuis quelques décennies, en créant des organismes normalement redondants avec le Parquet. On invoque parfois des raisons de technicité, comme l’AFSCA pour le contrôle alimentaire, ce qui n’empêche pas les dysfonctionnements entre l’organe spécialisé et le Parquet. Dans d’autres cas, il s’agit d’organes parasites comme le Centre pour l’Égalité des chances, devenu UNIA, qui ne peut agir comme le Parquet mais dispose de moyens d’enquête propres, un peu comme la police, porte plainte comme tout le monde mais il a un droit particulier à le faire et n’est vraiment pas comme tout le monde. Pourquoi police et Parquet ne suffisent-ils pas pour appliquer la loi de 2007 sur les discriminations (dont je ne conteste que les articles réprimant l’incitation à la haine)? C’est un pouvoir à forte autonomie et qui ne rend pas véritablement compte à son Ministre. Songez à ce que je viens d’exposer...

Un autre organe encore plus bizarre est le CIAOSN, Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires, créé par la loi du 2 juin 1998. Nul n’a jamais pu définir une secte et donc les bases légales de l’action du CIAOSN ne peuvent être sérieuses. La Congrégation de l’Index n’a jamais eu non plus de lignes de conduite mais du moins l’existence de l’Église était-elle certaine. Mais ici il y a un larron de plus dans la foire, la Sûreté de l’État. Celle-ci a compté très longtemps la surveillance des « sectes » parmi ses quatre priorités. Un choix qui en dit long sur le caractère irrationnel et obsessionnel de certaines décisions, caractère fréquent en matière de liberté d’expression (ou l’argent n’a guère la capacité de rationaliser les attitudes). Bel enchevêtrement des institutions, sans compter que le Parquet existe et que dans ce domaine, celui de Bruxelles a largement montré sa néfaste incompétence et sa profonde intolérance primaire, comme l’ont heureusement démontré les juges du Tribunal correctionnel de Bruxelles le 11 mars 2016, en déboutant l’accusation de manière cinglante et en relaxant l’Église de scientologie en rappelant que nul ne peut être amené à défendre la doctrine à laquelle il adhère. Il est plus d’une fois arrivé que des censeurs romains finissent condamnés pour le genre de délit qu’ils avaient poursuivi.

L’histoire de l’Index montre que la sélection, la direction et le contrôle des censeurs constituent un problème majeur pour un organe de répression des idées. En quatre cents ans, l’Église n’y est pas parvenue. UNIA a déjà connu un président qui a préféré se retirer. Cela montre que le consensus n’est pas si facile mais surtout qu’on s’est empressé de désigner un autre président, plus coopérant. Il y a un aspect « forcené » dans ces organes de censure.

Je ne veux pas soutenir que ces organes que nous connaissons connaîtront sous peu le sort de la Congrégation de l’Index. Il y a certes parfois des coups d’arrêt, comme celui donné à la persécution des « sectes ». Mais les méthodes de gestion actuelles permettent un contrôle singulièrement plus proche et strict qu’autrefois. Et surtout on travaille aujourd’hui plus subtilement en utilisant (forgeant?) l’état de l’opinion et la caisse de résonance des médias et des médias sociaux. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel-en France plus encore qu’en Belgique- prend à l’encontre de journalistes des décisions proches de l’interdit professionnel, ce qui est autrement plus lourd qu’une amende ou un peu de prison.


 

(1) Peter Godman, Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II, édition originale allemande, Die geheim Inquisition, Wiesbaden, 2005. Pour la traduction française, Perrin, Collection Tempus N°246, 2007 et 2009, édition que j’ai consultée. Curieusement si on se rapporte aux critiques de l’auteur sur les méthodes de travail de le Congrégation de l’Index, la version française est une traduction, due à Cécile Deniard, de la version anglaise.

(2) Une certaine réhabilitation de l’Inquisition semble d’actualité. Julien Théry vient de republier le Livre des sentences de l’inquisiteur Bernard Gui (CNRS Éditions collection « Biblis »). Bernard Gui (1261-1331) est le Grand inquisiteur mis en scène dans Le nom de la Rose. Ses Sentences sont l’une des principales sources pour l’histoire de l’Inquisition, institution dont il est devenu aujourd’hui le représentant-prototype. 6,7 % des condamnations qu’il a prononcées auraient conduit à des peines de mort. Je cite d’après le compte rendu de Jacques de Saint Victor dans Le Figaro du 8 mars 2018.

(3) Annie Jourdan, auteure de Nouvelle histoire de la Révolution, donne ce chiffre dans Libération du 15 mars 2018.

(4) C’est ce qu’enseignait Jean Stengers en citant le cas de l’affaire de Suez en 1956. Des responsables comme le Premier ministre anglais A. Eden ou le Secrétaire Général de l’OTAN, P.-H. Spaak, qui avaient vécu l’immédiat Avant-Guerre, assimilent Nasser à Hitler et redoutent par-dessus tout un comportement « munichois » de la part des occidentaux. Cela les a empêché de voir que l’émancipation du Tiers-monde commençait.


Du passé, faisons table rase?

Patrice Dartevelle

Les manifestations de Charlottesville activées par les suprémacistes blancs le 12 août 2017 ont mis en lumière le débat qui se déroule aux États-Unis à propos de l’enlèvement (ou la démolition?) de statues de héros des armées confédérées vaincues, ce qui le plus souvent ne donne pas lieu à des statues, lors de la Guerre de Sécession américaine, armées qui luttaient pour le maintien de l’esclavage. Elles luttaient aussi pour les droits des États, ce qui en Europe passe trop vite pour un subterfuge.

L’enjeu à Charlottesville était le déboulonnage d’une statue du général confédéré Robert Lee, réclamé notamment par des Noirs. D’autres statues du même type sont en jeu de la part des Noirs qui y voient une provocation et une contestation face à leurs légitimes revendications à l’encontre de tout racisme. Ils utilisent parfois un argument spécieux en disant qu’il s’agit de statues érigées bien après la fin de la Guerre de Sécession : les statues de généraux sont toujours édifiées après la fin de la guerre voire après le décès de l’intéressé; il va de même pour toutes sortes de héros, seuls des dictateurs (Saddam Hussein) faisant exception à la règle. Bien évidemment l’érection correspond à une intention.

La problématique gagne l’Europe, où vu le passé historique, elle est logiquement inépuisable. Il vaut donc la peine de l’examiner, encore qu’un cas américain soit toujours important, vu la domination notamment culturelle du Nouveau monde.

Remarquons d’abord deux traits essentiels de la revendication. On réclame d’une part l’effacement d’une histoire qui déplaît, détestation qui n’est pas difficile à comprendre. D’autre part on cherche à intervenir non pas dans les faits eux-mêmes - la lutte contre les discriminations raciales dans l’emploi, le logement, etc. ...me semble des plus justes- mais dans des idées, des images, des représentations, des symboles. On peut dire que ce sont aussi des faits mais c’est Magritte qui a raison : ceci n’est pas une pipe.

Je distinguerais plutôt deux domaines, non point absolument mais relativement. S’agissant de livres, de spectacles, de films, d’expositions, pour autant que le lecteur ou le spectateur ne puisse être dupe de ce qu’il va lire ou voir, je ne suis pas prêt à admettre quelque interdiction que ce soit. Qui n’aime pas n’a pas à imposer ses jugements à l’ensemble de la population. Il faut avouer que quand il s’agit d’images que nul ne pourra ignorer, des restrictions à la liberté peuvent être imposées et de toute manière, dans l’espace public, il y a toujours autorisation préalable. Mais il ne faut pas utiliser cette sorte de légitimité pour restreindre sans frein la liberté, comme c’en est devenu l’habitude. Et dans le cas présent, je ne vois rien de légitime et de nécessaire qui puisse justifier les déboulonnages.

La problématique n’a rien de neuf. En fait elle correspond à une tendance spontanée chez beaucoup, pas les meilleurs, et révèle au fond un instinct répressif et agressif.

La damnatio memoriae a été prononcée quelques dizaines de fois par le Sénat romain, par exemple à l’encontre de Néron. Toutes les mentions de l’intéressé sur les inscriptions étaient de ce fait martelées, les statues à son effigie enlevées. Ça n’excuse rien. Puisque j’ai une formation d’antiquiste, je me souviens que lorsque, dans le cours de mes études, on évoquait la damnatio memoriae, c’était avec commisération, comme face à un errement de Rome, de ses pires empereurs. Cela rendait un peu tangible la décadence de Rome. À l’époque, il est vrai, l’historicisme régnait en maître.

On a incontestablement applaudi longtemps à certaines destructions de statues opérées pour des raisons idéologiques. Corneille, se conformant aux idées de son temps, a encensé Polyeucte, chrétien martyrisé en 259 pour avoir détruit des statues de dieux païens. Qui y voit encore un martyr de la foi qu’il conviendrait de porter aux nues?

Venant de l’autre sens politique, les destructions réalisées par les révolutionnaires français à l’encontre d’édifices religieux et d’œuvres figurant dans les églises ont été importantes. Le patrimoine français en a incontestablement souffert.

En plus curieux et sans doute plus anodin quant aux conséquences, plutôt dans le registre de l’autodafé, on peut trouver ce qui s’est passé à Chicago le 12 juillet 1979. Une radio locale y a convoqué dans un stade de base-ball tous les amateurs de « vrai » rock, par opposition, je crois, à la musique « disco », en leur demandant de venir avec un vinyle du genre musical honni pour qu’on détruise tous ceux qui avaient été apportés. La station espérait 25.000 personnes, il y en eut 50.000 alors qu’un match de base-ball au même stade n’accueillait normalement pas plus de 20.000 spectateurs. Tous ces vinyles ont été détruits dans une grande liesse1. Est-ce édifiant?

La vague monte

Il est probable que l’idée de s’en prendre à certaine statues a pour modèle ce que les étudiants noirs de l’Université du Cap ont réclamé et obtenu en 2015, l’enlèvement de la statue de Cecil Rhodes. Les étudiants noirs d’Oxford ont formulé la même exigence à l’encontre d’une autre statue de Cecil Rhodes en 2016 mais les responsables de l’Université ont tenu bon. Pour des motifs identiques ou voisins, une avalanche de demandes (le terme est euphémistique) de déboulonnage s’est déclarée aux États-Unis comme en Europe.

Quatre jours après les événements du 12 août, Baltimore se débarrasse aussi de quatre statues, dont celles de deux généraux sudistes, Lee et Jackson2. Baltimore ne faisait pourtant pas partie d’un État confédéré et la population noire y est depuis longtemps quasi majoritaire, ce qui rend l’affaire doublement curieuse.

Le 24 août, une tribune publiée dans The Guardian, demande l’enlèvement de la statue de Nelson à Trafalgar Square. Cela tourne à la démangeaison. En décembre 2017, on déboulonne deux statues confédérées à Memphis3.

La statue de Christophe Colomb à New-York voit ses jours probablement comptés. Le maire consulte des experts qui doivent déterminer si Christophe Colomb représente véritablement un symbole de haine4! On croit rêver devant une projection aussi enfantine de notions d’aujourd’hui dans le passé. La vraisemblance de l’expertise est nulle. Colomb était animé par l’esprit de découverte propre surtout à l’Espagne et au Portugal de l’époque, certainement aussi par un goût de l’aventure. Et sans lui, les États-Unis et l’Amérique entière ne seraient pas les mêmes (sans même imaginer autre chose qu’un délai dans l’arrivée des européens). Mais peu importe : tout le monde doit se repentir...s’il a la peau blanche.

À Bordeaux, Nantes, La Rochelle, Le Havre, ports actifs dans le commerce triangulaire, le débaptême des rues portant le nom d’un « armateur négrier » se discute mais jusqu’ici la mairie de Bordeaux ne semble pas l’entendre de cette oreille5. À ce compte, qu’allons-nous faire en Belgique du château de Seneffe, aujourd’hui propriété de la Communauté française? Celui qui l’a bâti, Julien Depestre, n’a-t-il pas tiré une partie de sa fortune du même trafic triangulaire?

En France encore, d’aucuns veulent débaptiser les collèges et lycées portant le nom de Colbert, qui comme ministre de Louis XIV, est à l’origine (il ne sera définitivement adopté qu’après la mort de Colbert) du Code noir de 1685. Mais était-ce un recul par rapport aux moeurs du temps? Colbert n’a-t-il pas joué un rôle économique de premier plan à tel point qu’il a donné son nom à une politique économique encore en discussion? Va-t-on jeter les statues de Voltaire pour ses écrits sur les races, lui qui a tant fait progresser l’idée de tolérance? Celles de Napoléon qui a rétabli dans les îles l’esclavage en 1802? Celles de Victor Hugo, chantre de la colonisation, de Jules Ferry qui disait : « Il y a un droit des races supérieures vis-à-vis des inférieures » et à qui l’enseignement doit tant? Léon Blum lui-même, sur un mode certes un peu moins coupable, a déclaré en 1925: « Nous admettons le droit et le devoir des races supérieures à attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture »6.

Sur un thème très voisin, les Croisades, à quand l’enlèvement de la statue de Godefroid de Bouillon de la Place royale à Bruxelles?

L’Allemagne n’est pas en reste et là c’est le souvenir du nazisme qui est en cause, jusqu’à l’absurde. Ainsi à Potsdam, le projet de reconstruction de l’église de la Garnison (Garnisonkirche), bâtie entre 1733 et 1736, est contesté. Il ya même des manifestations. La contestation provient de ce que le 21 mars 1933, Hitler, fraîchement nommé chancelier, s’est rendu dans cette église pour la séance inaugurale du Reichstag issu des dernières élections7. Pour des raisons de théorie du patrimoine, domaine devenu mon métier, je ne suis guère favorable à une telle reconstruction mais s’y opposer pour une cérémonie de quelques heures, peut-être d’une journée, sur une existence de 210 années me montre une totale hystérisation d’un antinazisme qui me semble errer.

En janvier 2018, c’est au tour de la Belgique. On déboulonne la statue de Léopold II au parc Duden à Forest et on barbouille son socle d’inscriptions (curieusement en anglais)8. Il est vrai qu’en 1994 l’avocat Michel Graindorge s’en était pris au buste du célèbre juriste, véritable antisémite, Edmond Picard, placé au Palais de Justice de Bruxelles. Le buste finit par être replacé. La ville de Mons connaît pour sa part un débat sur la plaque de bronze qui orne depuis 1930 un endroit de l’hôtel de ville. Elle commémore les premiers colonisateurs du Congo d’origine montoise et porte leurs noms9. Le MRAX réclame pour sa part l’enlèvement de la maison communale de Schaerbeek du buste de l’ancien bourgmestre Roger Nols, un homme qui était à coups sûr très hostile aux immigrés. Le bourgmestre actuel s’y oppose10. Ou quand l’Amérique s’enrhume...

Quant à la Commission de déontologie de la publicité, sa tâche est encore plus facile : les firmes commerciales n’ont aucune disposition à défendre la liberté d’expression, pas même la leur, face par exemple à tout qui se dit offensé ou victime. L’Église a opéré dans un monde inverse, qui a sombré corps et âme, où, à partir du XVIIIe siècle au moins, ses condamnations suscitaient surtout colère, indignation ou rire. Tant qu’on ne sera pas revenu sur certaines structures mentales ou idées fausses, comme la tolérance comme respect des idées d’autrui, la liberté d’expression sera condamnée à se restreindre ou à s’effacer.

Le comble de la mesquinerie revient à ceux qui s’émeuvent de la belle broche de la princesse de Kent, l’épouse d’un proche de la reine d’Angleterre, un buste en nègre11. Mais la ville de Mons ne dispose-t-elle pas d’un musée communal connu pour sa collection d’horloges « au nègre », issue d’un don accepté sans état d’âme il n’y a pas si longtemps?

Des projets néfastes

Il ne sert à rien d’allonger la liste. Mon but en relevant une partie des faits est simplement de montrer qu’indépendamment de tout argument éventuel de légitimité, si on veut que le passé corresponde à nos choix actuels, il n’y a qu’une solution : le faire disparaître. Nos valeurs, ou ce qu’on a pris l’habitude de nommer ainsi, sont très récentes et en totale contradiction avec la quasi-totalité des exemples du passé. Seuls quelques rares pionniers de la liberté peuvent faire exception et leur mérite n’en est que plus grand. En outre l’indignation est des plus sélectives et ne peut se prévaloir ni d’objectivité ni d’impartiale spontanéité ni, encore moins, de sens historique.

Si Napoléon a des pourfendeurs acharnés, peu audibles depuis qu’Henri Guillemin n’est plus de ce monde, son culte enfle et prospère. Même si c’est un paradoxe, c’est son nom qui est exalté toute l’année -sans parler de la commémoration annuelle du 18 juin 1815- à Waterloo. La Wallonie ne manque pas d’investir dans ce qui est son principal site touristique. Et voilà même que l’île de Sainte-Hélène, si lointaine et si difficile d’accès, rénove ses bâtiments napoléoniens et crée un aérodrome (330 millions d’euros, heureusement qu’il y a la métropole britannique), à six heures de vol de Johannesburg (900 € le ticket)12. Je ne suis guère assourdi par les protestations des anti-esclavagistes et des pacifistes.

Le législateur français savait autrefois tout cela. Dans sa loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État, il dispose à l’article 28 que s’il est désormais interdit d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur le monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, l’interdiction ne vaut ni pour les cimetières et monuments funéraires ni pour les musées ou expositions. On ne peut annuler le passé.

La connaissance du passé est indispensable au présent. Fabriquer un passé fictif ou faire en sorte d’abolir ce passé ne peut qu’abêtir. Les effets de l’effondrement de la culture historique depuis une génération ou un peu plus sont déjà bien perceptibles. Tout tend à réutiliser le temps ainsi libéré pour le remplir des jeux électroniques avant que ce ne le soit par la consommation. Les conséquences politiques sur le citoyen sont manifestes, il suffit de voir les résultats électoraux partout - même si défendre les hommes politiques et les partis traditionnels n’est sûrement pas dans mes intentions. Trump, les sornettes de Marine Le Pen et de Mélenchon, l’indépendantisme catalan, corse ou flamand, les nationalismes croate, macédonien, ukrainien, géorgien; la liste est trop longue. En tout état de cause, illusions, fausses pistes et aucune trace de pensée politique, morale ou philosophique.

On peut certes admettre que parfois la situation est insupportable. Je pense aux pays où les noms de rues, de places, d’avenues renvoient obsessionnellement à un dictateur, un parti, une idéologie auxquels il est impossible d’échapper. Le pire cas, avec les pays communistes, est celui de l’Espagne franquiste où le le moindre des villages a réservé au général Franco, au Généralissime ses meilleures places et avenues. Là il faut faire cesser cette atmosphère, cette appropriation de toute la ville ou le village13.

Une véritable intolérance

Allons plus avant et plus profondément. Effacer le passé, c’est bien sûr créer un monde imaginaire, pur de toute contradiction avec ses croyances. L’intolérance n’y est même pas sous-jacente, elle s’exprime pleinement et effrontément et la volonté de diriger les consciences est omniprésente. Les sentiments invoqués sont inattaquables mais qui fait quelque chose en proclamant de noirs sentiments? Ce sont les sentiments du temps présents mais tout autres sont les jugements (changeants le cas échéant) de l’histoire, jugements que certains veulent rendre impossibles. Je serai plus féroce encore : est-on si sûr que ce qui pousse les anti-esclavagistes à vouloir déboulonner les statues des Confédérés sont intrinsèquement meilleurs que ceux des djihadistes et talibans qui ont détruit les bouddhas de Bâmiyân, les temples de Palmyre, les pièces préislamiques des musées de Bagdad et Mossoul14? Je crains que non et la haine, comme on dit aujourd’hui, est le commun dénominateur de ces cas.

En outre, le mécanisme à l’œuvre est celui, irritant, des minorités de tous types, mais surtout religieuses, juifs et musulmans en tête, qui constamment se plaignent d’être outragées et veulent interdire ce qu’elles considèrent comme un blasphème. Et si c’en est un, est-ce suffisant pour interdire? Si on cède à chaque groupe qui ne veut plus voir ce qui lui déplaît, tout devra disparaître. On ne peut avoir d’illusion là-dessus, ma liste personnelle permettrait déjà beaucoup.

Les crimes du colonialisme auraient-ils une actualité particulière? S’il y en a une, je crains qu’elle n’aille pas dans le sens voulu. La colonisation repose certes sur des violences mais petit à petit, sauf des cas particuliers comme l’Algérie, le temps de la décolonisation a atteint ou presque celui de la colonisation. Le bilan de quasi soixante ans de décolonisation est-il à même de faire rougir les colonisateurs? Rien n’est moins sûr. Quels sont les États ex-colonisés dont le produit par tête a dépassé celui du jour de la décolonisation? En Afrique c’est bien rare. Au hasard des publications, je pointe le Zimbabwe qui a vu le nombre de ses médecins pour 100.000 personnes passer de 14 à la fin des années 1990 à 0,8 aujourd’hui15. Je dois admettre que les pays ex-colonisateurs ne sont pas exempts de tout reproche (Lumumba!) mais de là à leur attribuer la responsabilité d’une grande partie de la situation, la marge est grande.

Je ne vois pas la piste. Nous sommes en face d’une tactique tantôt pour culpabiliser le monde blanc et atténuer sa résistance à l’immigration, tantôt pour compenser symboliquement les échecs de différentes groupes à résoudre leur minorisation face à des groupes dominants certes peu moraux. Aux États-Unis, la lutte, compréhensible, contre ‘l’inclassable’ Trump, sinistre, mais bien installé et hélas peut-être réélu en 2020, explique bien des choses, il faut l’admettre.

D’autres statues?

Les plus sages, les plus lucides, plaident pour une solution inverse à celle du déboulonnage : accueillir de nouvelles statues, développer l’enseignement de l’histoire. C’est le cas de Colette Braeckman, qui, dès le 21 août 2017, donne une liste de héros de la décolonisation qui attendent toujours plaque ou statue, parfois même dans leur propre pays16.

C’est fort bien, spécialement pour l’enseignement de l’histoire. Mais pour ce qui est des statues de héros et célébrités, le genre est passé de mode, pour plusieurs raisons. Il y a certes le constat accablant, dressé surtout après la Première mondiale et la fin de l’art académique ou pompier, que ces statues du XIXème siècle étaient d’une confondante médiocrité17. En Belgique, le ministre des Beaux-Arts, Jules Destrée, redoutant le pire, a préféré refuser toute subvention aux communes pour l’édification des monuments aux morts. C’était bien vu mais on lui a fait après sa mort une statue d’un genre discutable, malgré son antisémitisme avéré- c’était un disciple de Picard- et sa proximité avec Mussolini. Quand enlève-t-on cette statue? Mais il y a aussi la conscience que les « bons » d’un jour deviendraient vite les « mauvais » du lendemain (Prends garde, Destrée!). On peut ajouter l’évolution de l’art et des artistes : quel artiste est-il encore prêt à peindre ou sculpter chefs d’État ou de Gouvernement? Quelques-uns, pas vraiment de premier plan, le font encore pour notre Parlement. Parmi les artistes de réel premier plan, je ne vois guère que Lucian Freud et son portrait de la reine Elisabeth II mais je crois bien que les admirateurs de cette dernière n’ont pas apprécié l’œuvre... .


 

(1) Xavi Sancho, El resto es « autotune », El Pais du 3 février 2018.

(2) Philippe Dagen, Lee de douleur, Le Monde du 9 septembre 2017.

(3) Maurin Picard, Dans le Tennessee, les pro-Trump doutent, Le Soir du 19 janvier 2018.

(4) Sandro Pozzi, La estatua de Colon se queda en su plaza en Nueva York, El Pais du 13 janvier 2018.

(5) Chloé Aeberhardt, Bordeaux dans les méandres de son passé négrier, Le Magazine du Monde du 28 octobre 2017.

(6) Benoît Hopquin, L’histoire en noir et blanc, Le Monde des 24 et 25 septembre 2017.

(7) Thomas Wieder, Querelle de clocher à Potsdam, Le Monde du 9 janvier 2018.

(8) Le Soir du 12 janvier 2018.

(9) Eric Deffet, Mons revoit son passé colonial, Le Soir du 13 septembre 2017.

(10) Le Soir du 6 septembre et du 7 septembre 2017.

(11) El Pais du 30 décembre 2017.

(12) Pascal Martin, L’île de Sainte-Hélène s’arrache à son long exil, Le Soir du 18 octobre 2017 et Caroline Dumay, Sainte-Hélène au cœur du tourisme napoléonien, Le Figaro du 19 octobre 2017.

(13) L’Italie fasciste a dû se contenir; elle n’a pas pu enlever les noms des membres de la monarchie pas plus que ceux des héros du Risorgimento.

(14) Merci à Marc Scheerens de m’avoir fait voir ce point.

(15) Laurence Caramel et Paul Benkimoun, Robert Mugabe nommé ambassadeur de l’OMS pendant cinq jours, Le Monde du 25 octobre 2017.

(16) blog.lesoir.be/colette-braeckman/2017/08/21/le-temps-des-deboulonnages/

(17) Le pire pour moi étant la statue de la reine Louise-Marie à Philippeville, dans sa version initiale en haut d’un socle élevé, ramené à peu de centimètres en 1999.