Bulletin 67 septembre 2020 - Quand les limites de la science ne sont pas respectées
Patrice Dartevelle
Je partage difficilement l’idée selon laquelle l’épisode de pandémie de coronavirus implique des bouleversements radicaux de la société, du moins si on s’en tient au pronostic que le mal sera maîtrisé en 2020 ou 2021.
Comme pour tout phénomène réel, il y a des conclusions à tirer, des éléments à modifier. Seules les conséquences économiques me semblent d’un niveau supérieur, tant le monde occidental-dont je ne me sépare pas- est mal armé pour supporter une réduction de richesse, de bien-être matériel. La bataille pour retrouver ce bien-être ou en accepter la perte me semble l’essentiel.
Le rôle des experts
La pandémie nous a cependant fait voir des problèmes souvent masqués.
Pour disposer réellement de notre liberté d’expression, plusieurs éléments sont indispensables. Il faut notamment distinguer les faits des opinions, voir ce qui relève de la science et les limites de celle-ci, comprendre le rôle du politique, sans se satisfaire de la définition tautologique qui dit qu’est politique ce qui relève des institutions et des hommes politiques en faisant l’impasse sur ce qui fait que tel problème relève d’eux et tel autre pas.
La question du rôle des experts, de leur compétence et de leur indépendance se pose de plus en plus mais la gestion de la crise du coronavirus a mis cette question en évidence comme rarement auparavant. Le résultat après six mois est confondant, à tout le moins désastreux pour la science.
Les événements inattendus peuvent créer des surprises et, une fois n’est pas coutume, je partage l’opinion de Bernard-Henry Lévy exprimée dans un tout récent opuscule consacré à la crise du virus[1] : « Je sais bien que le monde de la recherche est une Kampfplatz, un champ de bataille, où règne une foire d’empoigne non moins confuse que celle pointée par Kant, dans la métaphysique; je sais que les écoles, les hypothèses, les opinions, ont pour habitude de se contredire les unes les autres ...je sais, en un mot, qu’écouter ceux qui savent, si c’est bien des scientifiques qu’on parle, c’est écouter une pétarade perpétuelle... Tout cela est loin de l’éthique de la vérité et de l’autorité que cette éthique est censée conférer à la science. Le roi est nu, surtout s’il est médecin. »
Luc Ferry relève le même problème : « Pendant la crise, la science a connu un sort paradoxal. D’un côté, elle fut mise à l’honneur comme jamais sur les plateaux de télévision; de l’autre elle s’est montrée sous un jour plutôt inattendu, non seulement pleine de doutes et d’incertitudes, ce qui est légitime face à un virus encore inconnu, mais surtout animée par des passions et des intérêts aux antipodes de la fameuse « neutralité axiologique » dont la gratifiait Max Weber »[2].
On peut peut-être considérer que les médecins-chercheurs ont voulu tout mettre en œuvre pour enrayer la maladie. C’est ce qu’avoue sans grand fard la directrice générale adjointe d’Eau de Paris - l’organisme qui gère les eaux de Paris, y compris ses eaux sales et les stations d’épuration, et qui dispose d’une équipe et de moyens scientifiques - lorsqu’elle déclare à propos de la recherche actuelle de traces de l’épidémie et de ses fluctuations que « D’habitude quand on travaille sur les virus, on fait trois ans de R&D et ensuite on réfléchit. Là nous avançons en marchant »[3]. Comme toutes les forteresses, les murs dits infranchissables de la méthode scientifique ont vite fini de tomber.
Les causes du problème
On peut fonder, me semble-t-il, la compréhension de ce qui s’est passé sur deux éléments, dont l’un est bien triste.
Les médecins spécialisés ne sont nullement incompétents dans leur étroit domaine. Mais la recherche en laboratoire ne peut servir qu’à fixer quelques règles, bien en deçà des décisions effectives qu’il faut prendre. Il n’y a d’ailleurs pas de science unifiée du domaine. Au seul plan médical, il y a de la virologie, de l’épidémiologie, de l’infectiologie, de la pharmaceutique, de la biologie et, comme partout, des mathématiques. Et dans tous les conseils scientifiques, on a oublié les vétérinaires, des personnes pourtant particulièrement compétentes pour les virus d’origine animale.
Stéphane Van Damme, professeur d’histoire des sciences à l’Institut universitaire européen de Florence le rappelle et reprend la formule du philosophe Erik Angner (Université de Stockholm) : « Être un vrai expert implique non seulement d’avoir une connaissance scientifique du monde mais aussi de connaître les limites des savoirs et de l’expertise »[4].
Que peuvent savoir les virologues du management des hôpitaux (élément sur la base duquel on semble avoir réglé les choses aux dépens des maisons de retraites), de la relation avec les médias et l’opinion publique - qui n’est pas constituée d’étudiants absorbant sans réplique la parole des maîtres-, de la gouvernance d’un pays. Ils font le plus souvent totalement fi des contraintes économiques ou industrielles.
L’autre élément, humain certes, est le plaisir et le pouvoir recherché et obtenu d’être les vedettes des médias. Par peur de l’opinion publique - donnée de base de la vie politique en Europe occidentale où plus aucun homme politique ne peut aller à l’encontre, ni même s’ériger comme son guide lucide et indépendant, non pas seulement de l’opinion dominante mais de tout groupe représentant un modeste quelque chose-, les hommes politiques ont offert aux médecins spécialisés des tribunes dont il n’avait pas l’habitude. Comme le dit B.H. Lévy on a « invité la foire à la table du roi ».
Sans la moindre hésitation, les experts ont transformé opinion -très partiellement scientifique- ou référence en vérité et n’ont eu de cesse de rompre le plus de lances possibles avec leurs confrères. Ne citons que la question des masques, utiles, inutiles, indispensables[5], celle de la « bulle », pertinente ou non, contrôlable ou pas (comme si c’était un problème de virologie et comme si tenter de contrôler la totalité de la population avait le moindre sens).
Nul doute que l’épisode grossira les critiques post-modernistes, les comportements irrationnels (comment imaginer une consigne stricte et univoque pour les vaccins?), sans parler du complotisme.
Le pugilat dans les médias
La logique médiatique a fonctionné : les experts se sont ingéniés à dénoncer leurs collègues.
Ainsi Yves Coppieters (épidémiologue ULB) pointe du doigt « un petit groupe d’experts officiels » (un petit truc populiste pour dénoncer ce qui pourrait être assimilé à une élite), « une chasse gardée de quelques experts, ce qui interpelle la démocratie »[6]. La dernière formule est vraiment surprenante en science. Elle est sensée valoir en cas de défense de valeurs, de programme politique voire de défense d’intérêts, mais pas au-delà.
Dans pareil cadre, les politiques étaient la cible naturelle des experts. Ceux-ci divergeaient sur presque tout, sauf sur un point : les responsables politiques devaient uniquement apposer leur signature sous leur texte et rien d’autre.
Ce comportement est paradoxal : il y avait si peu d’accord entre eux et lorsqu’il y en avait, c’était après des réunions débouchant sur des compromis dignes des politiques.
Exemple de ce petit jeu, Jean Nève (professeur à l’ULB) attaque le ministre de la Défense pour avoir méprisé l’avis de scientifiques dans la question des normes pour les masques et le ministre le renvoie à son collègue de la KUL, Van Ranst, qui a validé les masques lavables à seulement 60°[7].
Il ne fallait pas encourager les experts membres des conseils scientifiques à prendre la parole en public : on l’a fait (transparence oblige...) et ils se sont saisis de l’occasion. La même situation a prévalu en France où la relation entre le Président et les scientifiques devient aigre-douce[8]. Le choc entre scientifiques en France est encore plus dur qu’en Belgique. Le président du conseil scientifique vomit Didier Raoult qui n’y va pas par quatre chemins : « On ne peut pas mener une guerre avec des gens consensuels. Le consensus, c’est Pétain. Insupportable ». La comparaison indique bien le paroxysme de la passion et de la haine et l’implacable lutte pour le pouvoir.
En Belgique, les « sages » des Académies royales, dont celle de médecine, ne sont pas moins catégoriques et furibards. Ils « déplorent les décisions arbitraires et opaques prises par Sciensano, l’institut scientifique belge de santé publique, dans la gestion du confinement et du déconfinement, matière spécialement loin de la pure virologie, me semble-t-il[9]. Le secrétaire perpétuel des Académies, Didier Viviers, dit justement que « des scientifiques - comprenez qu’il vise ceux de Sciensano - doivent faire appel à des arguments scientifiques et ce ne fut pas le cas.
Dans ce cas, la science devient une religion ». Soit, on peut suivre le raisonnement théorique mais quel autre expert n’en a pas fait autant dans cette affaire que ceux de Sciensano?
Un collectif de signataires universitaires signe une lettre ouverte au picrate pour dénoncer surtout la ministre de la Santé, Maggie De Block, au langage toujours crû, mais aussi les autres responsables politiques. Ils veulent l’exclusivité du pouvoir malgré leur propre cacophonie (et ceux-ci sont d’accord avec Sciensano!)[10].
Les reproches existent aussi dans l’autre sens, mails ils sont plus rares et plus tardifs. Le vice-premier ministre (MR), Daniel Clarinval, déclare après cinq mois de confinement/déconfinement qu’il espère éviter avec les experts « les sempiternels conflits sur les règles qu’ils n’ont pas toujours su objectiver » en créant un nouveau groupe d’experts[11].
Le cas Raoult
Mais le plus spectaculaire aura été (ou est...) le débat sur l’hydroxychloroquine, remède recommandé hautement par le professeur Raoult.
Je ne me prononcerai évidemment pas sur le fond du débat. En résumé, le professeur Raoult propose un produit préexistant qui serait efficace contre le Covid-19. Le 22 mai, la grande revue médicale The Lancet publie une mise en garde contre l’hypothèse de l’efficacité dans ce cas de l’hydroxychloroquine. Dès le 2 juin, il la rétracte. Elle était fondée sur les données fournies par une société américaine, Surgisphere. D’une part celle-ci ne semble avoir jamais eu la possibilité de récolter 96.000 dossiers de patients auprès de 671 hôpitaux. Pour une autre part, la personnalité de son fondateur est trouble, les références qu’il invoque incertaines[13]. Quelques jours plus tard, une équipe britannique établit, après une étude sur 11.000 patients que l’hydroxychloroquine n’a en fait aucun effet démontré sur le covid-19 (13). Il ne reste donc rien de l’étude initiale du Lancet ni des déclarations inverses du professeur Raoult[14].
Quant au professeur Raoult, il accuse des responsables sanitaires de conflit d’intérêts. Il soutient, sans citer de nom, que des membres du Conseil scientifique français et des scientifiques ont des liens avec une firme pharmaceutique américaine, productrice d’un produit concurrent du sien[15].
Il faut être naïf pour douter qu’il existe des conflits d’intérêts mais il est tout aussi évident que l’accusation sert à tous les coups quand on est mécontent et qu’on qualifie souvent de « liens » de minces rapports occasionnels.
Des analyses profondes, sévères et inquiétantes
L’analyse la plus claire et la plus mesurée, tout en restant incisive, me semble celle de l’épidémiologiste Dominique Castagliola, directrice-adjointe de l‘Institut d’épidémiologie et de la santé publique de la Sorbonne.
Elle est sévère pour l’étude de D. Raoult (« il n’a pas produit de données solides et il y a de nombreuses zones d’ombre dans ses données »). Elle rappelle ce qu’on oublie souvent, à savoir que le taux de létalité du Covid-19 est faible -moins de 1 %- et que dès lors, seuls des essais randomisés peuvent dire qui a raison. En outre D. Raoult est passé outre à un avis négatif du Comité de protection des personnes et « a enfreint la loi sur les essais cliniques, ce qui devrait relever de la justice ». Quant à l’équipe qui a effectué l’étude publiée par The Lancet, elle a auparavant publié un article que D. Castagliola qualifie de « nul ». Quant à l’article controversé, il contient une faute de base : l’étude traite globalement de plusieurs pays en déclarant observer un décalage avec la mortalité normale. Or celle-ci varie en réalité selon les pays.
Plus profondément D. Castagliola s’interroge sur l’inertie des relecteurs de l’article, ce qui met en cause un bouclier derrière lequel les scientifiques ont coutume de s’abriter. Elle conclut : « Oui, il y a des chercheurs qui choisissent de malmener la science en ne se comportant pas comme des scientifiques...Les revues scientifiques publient rapidement et pas toujours à bon escient « [16].
Le philosophe Jean-Marc Ferry (le frère de Luc) va plus loin encore[17]. Il part de principes généraux corrects (« Sous nos latitudes, une presse « muselante » est plus à craindre qu’une presse muselée »). À travers les débats scientifiques, il voit la montée d’un « scientifiquement correct ». Les controverses entre scientifiques et la vivacité de celles-ci l’inquiètent. Chacun y semble vouloir faire taire l’autre.
J. M. Ferry relève un cas frappant. Un prix Nobel de médecine 2008, le professeur Luc Montagnier, a désigné au début de la pandémie le laboratoire de Wuhan comme la source et le responsable de l’expansion du virus, dont il serait sorti accidentellement. Certes depuis son prix Nobel, cet éminent savant a beaucoup divagué (il a soutenu l’hypothèse de la mémoire de l’eau, l’homéopathie et contesté les obligations vaccinales, etc...) mais comment est-il possible que d’autres spécialistes lui répliquent que c’est scientifiquement impossible? Or la principale virologue de Wuhan a expliqué qu’elle n’avait pas dormi pendant plusieurs jours avant d’avoir pu vérifier que rien ne s’était échappé de son laboratoire. La « fuite » était donc possible même s’il s’est avéré ensuite qu’elle n’avait pas eu lieu. Même un ex-rédacteur en chef de la revue Nature a déclaré que les thèses de Montagnier étaient « absolument invraisemblables ».
Très justement la philosophe Camille Ferey conclut son analyse en disant qu’il faut procéder à une critique de la science et qu’ »Une telle critique doit d’abord consister à décider collectivement quel est le périmètre de la science « [18]).
Certes mais on ne se rapproche pas de ce sage conseil. Ainsi la commission parlementaire belge chargée de faire rapport sur la colonisation belge comprend à la fois des experts scientifiques et des représentants d’associations d’Africains de Belgique qui n’ont nulle expertise en la matière et sont surtout caractérisés par un aveugle désir de vengeance, dont ils épargnent les actuels dirigeants africains. Soixante historiens s’en sont émus[19] et puis c’est tout.
À continuer ainsi, la liberté d’expression n’aura même plus de sens, il ne sera plus possible qu’elle conserve encore des partisans.
(1) Bernard-Henry Lévy, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset, 2020, 110 pp; cf spécialement p. 24.
(2) Luc Ferry, « La fin des théories scientifiques », Le Figaro du 28 mai 2020.
(3) Le Monde des 2-3 août 2020.
(4) Stéphane Van Damme, « De l’humilité scientifique dans l’épistémocratie », Le monde du 20 mai 2020.
(5) Cf Louis Collard, « Masques en extérieur : ce que dit vraiment la science », Le Soir des 14,15 et 16 août 2020. La conclusion « Tout dépend du contexte » n’est pas vraiment en accord avec le titre.
(6) Dépêche Belga publiée le 7 août 2020, cf. site La libre Belgique.
(7) Cf l’article de Xavier Counasse, Le Soir du 15 juin 2020.
(8) Olivier Faye et Alexandre Lemarié, « Macron et les scientifiques, une relation aigre-douce », Le Monde du 15 mai 2020.
(9) « Des ministres au langage outrancier et liberticide sur fond de crise sanitaire », Le Soir du 28 juillet 2020.
(10) Cf Xavier Counasse, « Clarinval mouche les experts », Le Soir des 22 et 23 août 2020.
(11) Hervé Morin, « The Lancet alerte contre une de ses propres études », Le Monde du 4 juin 2020.
(12) Hervé Morin, Le Monde des 7 et 8 juin 2020.
(13) Dossier dans Le Monde du 17 juin 2020.
(14) Cf Cécile Thibert et Cyrille Vanlerbergh, Le Figaro du 25 juin 2020.
(15) Entretien mené par Sandrine Cabut, Le Monde du 10 juin 2020.
(16) entretien par Bosco d’Otreppe, La libre Belgique du 29 avril 2020.
(17) Camille Ferey, « Le populisme contre la science », site nouvelobs le 5 juillet 2020
(18) Site La libre Belgique, le 20 août 2020.