Revue Numéro 9 2018 - Quand Jean Bricmont censure les censeurs
Quand Jean Bricmont censure les censeurs
Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits de l’ouvrage de Jean Bricmont, La République des censeurs.Nous adressons nos remerciements à l’auteur et à l’éditeur, qui nous ont gracieusement donné leur accord.
Le numéros des notes sont propres à la présente publication et sont différents de ceux du livre.
Une histoire qui n’est pas finie (pp.119-124)
Les effets d’une loi peuvent mettre un certain temps avant de se faire sentir. Ceux de la loi Gayssot sont désastreux et ils iront sans doute en empirant avec le temps. Le fait d’interdire de discuter d’un événement historique, même si le discours généralement admis sur cet événement est correct à 100 %, contribue à augmenter le scepticisme à l’égard de ce discours. La censure, qui était déjà une entreprise hasardeuse après l’invention de l’imprimerie devient totalement illusoire à l’âge d’Internet. Des quantités de textes et de vidéos de Robert Faurisson, de Vincent Reynouard et de bien d’autres négationnistes sont accessibles en quelques clics. Le Monde doit bien le constater : « On vote des lois mémorielles, créant le délit de négationnisme. Elles ne servent à rien. Elles ne soulagent même pas la douleur de ceux qui voient leur passé, fût-il le plus avéré, vérifié, enquêté, ignoblement réécrit aux fins d’être nié. Depuis le vote de ces lois, négationnistes et théoriciens du complot ont pignon sur rue comme jamais, grâce notamment à Internet[1]. » Le journaliste Christophe Barbier garde néanmoins espoir : il signale qu’Internet « se régule » et que « les Chinois, ils y arrivent bien[2] ». C’est probablement à ses yeux une faiblesse des démocraties
de ne pas demander conseil aux Chinois pour combattre les mauvaises pensées.
Ajoutons à cela que la shoah n’est pas simplement traitée comme un événement historique, même unique dans sa monstruosité, mais est invoqué fréquemment dans des discussions portant sur des problèmes politiques contemporains, tels que la sûreté d’Israël, ou le nucléaire iranien. Par exemple, Bernard Kouchner déclarait en 2013 à la chaîne satellitaire saoudienne Al-Arabiya, dans une discussion à propos du nucléaire iranien par opposition à celui d’Israël : « Israël ne ressemble à aucun autre pays. Il est le résultat du massacre terrifiant de l’Holocauste, qui a été commis en Europe, pas au Moyen-Orient. [La création d’Israël] – avec l’autorisation de l’ONU – a permis aux juifs vivant en diaspora de retourner là où ils vivaient il y a 2 000 ans, ou un peu moins. Si nous, dans le monde, avions le moindre sens de l’honneur ou les moindres valeurs morales, nous aurions continué de protéger ce pays[3]. » Reste à savoir si ce genre d’argument peut convaincre les Iraniens de renoncer à leur droit au nucléaire civil.
Mais la shoah est également invoquée à propos de bien d’autres sujets : les « guerres humanitaires », l’expulsion de clandestins, ou la répression policière. Le scepticisme à l’égard du discours des gouvernements, qu’il s’agisse du 11 septembre 2001 ou de n’importe quelle atrocité pouvant justifier une intervention militaire, est souvent assimilé à du « négationnisme ». On parle même de négationnistes du climat pour désigner les gens qui contestent le rôle du CO2 d’origine anthropique dans le réchauffement climatique.
Les causes que l’invocation de la shoah est supposée soutenir, comme les guerres humanitaires ou la sécurité d’Israël, tendent à devenir impopulaires. Ceci amène certaines personnes à passer du rejet de l’instrumentalisation de la shoah au scepticisme au sujet de sa réalité. C’est certes regrettable, mais n’est pas étonnant si on réfléchit lucidement à la psychologie humaine.
On entend de plus en plus souvent des enseignants se plaindre qu’il est devenu impossible d’enseigner l’histoire de la shoah, surtout dans certaines classes à forte population musulmane[4]. Mais il suffit de penser à toutes les censures dans l’histoire, Galilée ou Darwin face aux Églises, ou différents dogmes politiques ou religieux qui ont été imposés par la force des États. À terme, cette imposition s’est toujours retournée contre les discours qu’on cherchait à faire accepter. N’est-il pas suprêmementabsurde de défendre la vérité avec les armes de l’erreur et d’espérer que, pour la première fois dans l’histoire, cette façon de procéder permettra de combattre le scepticisme ?
Il est aussi assez choquant d’instrumentaliser la shoah à des fins politiques de défense de la politique israélienne, de faire une loi qui a pour résultat certain d’augmenter les doutes à l’égard de la réalité de la shoah, et ensuite de montrer du doigt les populations qui ressentent le plus la politique israélienne, parce que ces doutes augmentent au sein de cette population.
Lorsque l’évêque intégriste Williamson a été poursuivi en Allemagne pour avoir tenu des propos négationnistes lors d’une interview faite par une chaîne de télévision suédoise (le négationnisme n’est pas un délit en Suède, mais l’interview avait eu lieu en Allemagne), l’intellectuel catholique italien Franco Cardini a dit tout ce qu’il y avait à dire sur ces poursuites incessantes et internationales : « Attention : ne sous-estimez pas ce que je vais dénoncer : c’est le fruit de l’expérience d’un vieux monsieur peut-être pas trop intelligent (mais assez cultivé et expérimenté), qui ne cesse de voyager, qui écoute ce que disent les gens dans le train ou dans les bars ; quelqu’un qui par sa profession participe constamment à des congrès et à des débats ; qui parle avec des jeunes de toutes les régions de l’Italie et du monde et qui est en contact, comme catholique, avec beaucoup de ses coreligionnaires ; […] Eh bien, gardez-vous bien, parce que ceci est vrai : vous pouvez l’appeler comme vous voulez, désormais le « révisionnisme-négationnisme » est en train d’ouvrir une brèche en catimini ; le nombre de personnes qui, sans oser l’admettre, sont impressionnées et troublées par certains arguments ne cesse de croître. Le nombre de ceux qui en public affirment une chose et en privé soutiennent exactement le contraire est en train de croître aussi. Et vous savez pourquoi ? À cause du fait qu’on persécute ceux qui défendent ces idées et on les condamne sans leur donner le droit de parler et sans riposter. Mais de cette manière se crée dans l’opinion publique le sentiment croissant que, si on en a peur, c’est que ces gens-là disent des vérités ; et c’est cela qui peut constituer les prémisses d’une nouvelle vague de préjugés antisémites, même s’il est difficile d’imaginer sous quelles formes elle pourrait se manifester.
Je crois que le « révisionnisme » et le « négationnisme » sont des tigres de papier. […] Il existe pourtant un seul moyen d’effacer le révisionnisme et le négationnisme en empêchant leurs adeptes de se donner des airs de victimes de la vérité. C’est de contester rationnellement et paisiblement leurs thèses, les réfuter, les détruire ; et ainsi discréditer définitivement ceux qui s’en font les hérauts. […] Cela est la seule manière d’effacer à jamais les calomniateurs de la Shoah. Israël et le monde juif ont tout intérêt à imposer cette confrontation, qui serait, aussi pour les médias de masse, un spectacle formidable. Qu’est-ce que nous attendons[5] ? » Bonne question !
Appels au boycott d’Israël (pp. 36-39)
Madame Sakina Arnaud est une militante de la Ligue des droits de l’homme. En 2009, elle appose des autocollants sur des produits israéliens dans un magasin Carrefour, avec le slogan « Boycott apartheid Israël[6] » ; le magasin porte plainte pour dégradation mineure, mais cette plainte sera requalifiée par le ministère public en « incitation à la discrimination raciale, nationale et religieuse », avec constitution de partie civile, entre autres du Bureau National de Vigilance contre l’Antisémitisme et d’Avocats sans frontières. Elle affirme néanmoins qu’elle sera « la première à acheter des produits israéliens quand cessera l’occupation[7] ». L’ex-Président américain et Prix Nobel de la paix, Jimmy Carter a écrit un livre Palestine : la paix pas l’apartheid[8], en faisant référence à la situation dans les Territoires occupés ; un autre prix Nobel de la paix, Mgr Desmond Tutu, a aussi fait une analogie entre la situation en Cisjordanie et l’« apartheid[9] ». Quoi que l’on pense de cette analogie, elle devrait au moins être traitée comme une opinion et non comme une incitation à la haine.
La situation juridique se complique dans les cas des actions dites BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) à l’égard d’Israël ou des produits en provenance des Territoires occupés, du fait que l’on invoque contre les personnes poursuivies les articles 225-1 et 225-2 du code pénal, lesquels répriment les « discriminations » à l’égard d’une personne physique ou morale à raison (entre autres) de son appartenance à une nation, et qui assimilent à une discrimination le fait « d’entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque ». C’est pourquoi le ministère public parle d’« entrave à l’exercice d’une activité économique en raison de l’appartenance à une nation. C’est de la discrimination ». Reste à savoir ce qu’on appelle « nation » et « exercice normal » d’une activité économique. En effet, il aurait fallu dire la même chose des appels au boycott de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Et même l’Union européenne impose des restrictions à l’importation de produits en provenance des Territoires occupés.
Tous les appels au boycott ne sont pas égaux entre eux. Martine Aubry, maire de Lille, a appelé à « ne pas participer aux manifestations organisées dans le cadre de l’année du Mexique en France », lorsque la Française Florence Cassez était emprisonnée dans ce pays[10]. Bernard-Henri Lévy a appelé au boycott des Jeux olympiques en Chine[11] et même au boycott du tourisme en Corse, estimant, avec son sens habituel de la nuance, que l’Île de Beauté était, à cause des attentats et de la corruption, « la Sicile, puissance dix[12] ». Une association propalestinienne a pu même appeler au boycott de l’Égypte, à cause de sa politique à l’égard de Gaza, politique manifestement liée à celle d’Israël, sans être, pour le moment, inquiétée[13].
Par ailleurs, beaucoup de pays sont victimes, non pas de simples boycotts citoyens, mais de sanctions et d’embargos décidés unilatéralement par certains États (par exemple, l’embargo des États-Unis contre Cuba, qui est condamné chaque année par l’Assemblée générale des Nations unies), qui ont des effets bien plus graves qu’un simple appel au boycott.
Condamnée en appel, Sakina Arnaud s’est pourvue en cassation, d’où elle a été déboutée. Néanmoins, les procès contre les activités BDS se succèdent mais ne se ressemblent pas, puisque certains se terminent par un non-lieu, tandis que, dans d’autres procès, le procureur refuse même de requérir une condamnation, ce qui montre l’embarras dans lequel se trouve la justice quand on cherche à l’obliger à appliquer des lois arbitraires[14].
Robespierre avait-il la prémonition des associations « antiracistes » ou qui «luttent contre l’antisémitisme » lorsqu’il écrivait : « Qui ne voit combien le combat est inégal entre un citoyen faible, isolé, et un adversaire armé des ressources immenses que donnent un grand crédit et une grande autorité ? Qui voudra déplaire aux hommes puissants, pour servir le peuple, s’il faut qu’au sacrifice des avantages que présente leur faveur, et au danger de leurs persécutions secrètes, se joigne encore le malheur presque inévitable d’une condamnation ruineuse et humiliante[15] ? »
La première et la dernière des libertés : dire ce que l’on pense (pp. 15-22)
Les discussions sur la liberté d’expression partent souvent de l’idée «qu’on ne peut pas tout dire ». Là-dessus, tout le monde est d’accord. Les défenseurs de la liberté d’expression consentent à la prohibition des insultes personnelles, de la diffamation ainsi que de certaines atteintes à la vie privée[16]. Ils acceptent aussi le fait que des incitations à des actions immédiates illégales ne sont pas couvertes par la liberté d’expression : si Pierre dit « tire » à Paul, qui a son revolver sur la tempe de Jacques, que Paul tire ou non, Pierre est coupable d’incitation au meurtre. Le débat ne devient intéressant que lorsqu’il s’agit d’idées «générales », concernant les groupes humains, les croyances religieuses et morales, l’histoire, les sciences, les pseudosciences, etc.
Certains, faisant référence au premier amendement de la Constitution des États-Unis[17], pensent que la liberté d’expression est une idée spécifiquement américaine. Mais c’était aussi l’opinion de Voltaire et de beaucoup de penseurs des Lumières qui avaient inspiré cette Constitution. Il est vrai que la phrase que l’on attribue à Voltaire, « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » est apocryphe[18], mais il a réellement écrit, à propos du livre De l’Esprit d’Helvetius, qui fut brûlé : « J’aimais l’auteur du livre De l’Esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes[19]. »
C’était aussi l’opinion de Robespierre, qui résumait brillamment la question : « La liberté d’écrire peut s’exercer sur deux objets, les choses et les personnes. Le premier de ces objets renferme tout ce qui touche aux plus grands intérêts de l’homme et de la société, tels que la morale, la législation, la politique, la religion. […] Or c’est la nature même qui veut que les pensées de chaque homme soient le résultat de son caractère et de son esprit, et c’est elle qui a créé cette prodigieuse diversité des esprits et des caractères. La liberté de publier son opinion ne peut donc être autre chose que la liberté de publier toutes les opinions contraires. Il faut, ou que vous lui donniez cette étendue, ou que vous trouviez le moyen de faire que la vérité sorte d’abord toute pure et toute nue de chaque tête humaine. Elle ne peut sortir que du combat de toutes les idées vraies ou fausses, absurdes ou raisonnables. […] Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine, ils pourraient exercer cet empire sur les pensées ; mais s’ils ne sont que des hommes, s’il est absurde que la raison d’un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la manifestation des opinions n’est qu’une absurdité[20]. » On pourrait également invoquer l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (de 1948) : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » L’article parle d’opinions. Il ne précise pas que celles-ci ne doivent pas être racistes,sexistes, homophobes ou antisémites, ou considérées comme telles par des associations qui s’autoproclament gardiennes de la pureté de la pensée.
Cette dernière remarque n’est pas purement rhétorique : en France, une loi datant de 1972, dite loi Pleven[21], du nom du garde des sceaux de l’époque, qui s’insère dans la loi de 1881 sur la presse, réprime ceux qui auront, par des discours, des écrits, des images, ou d’autres moyens semblables, « provoqué à la discrimination,à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. La loi n’est pas facile à critiquer, parce que personne ne souhaite encourager la discrimination envers des individus uniquement sur la base de leur origine. Mais que veut dire exactement « inciter à la haine » à l’égard d’un groupe humain donné ? Il ne manque malheureusement pas de gens qui ont des préférences pour un groupe humain (en général le leur) par rapport à d’autres groupes. Si on veut « combattre » ces sentiments et les « préjugés » qui les soustendent, ne faut-il pas d’abord permettre leur expression ?
Plus fondamentalement, à partir de quand ce genre de sentiments devient-il de la haine ? Considérer que certains propos « incitent à la haine » n’est-ce pas déjà une opinion ? Là où l’infraction est mal définie commence le règne de l’arbitraire. La principale qualité du droit, qui en est pratiquement la définition, est que la loi doit être la même pour tous. Si l’on abandonne ce principe d’égalité, on retombe dans l’arbitraire du pouvoir, contre lequel le droit est censé nous protéger. Un des arguments les plus fondamentaux en faveur de la liberté d’expression est que, si l’on peut définir assez précisément des actions illégales, la pensée humaine est bien trop souple pour que l’on puisse caractériser des pensées comme illégales tout en préservant ce principe d’égalité.
Citons à nouveau Robespierre : « En effet, c’est un principe incontestable que la loi ne peut infliger aucune peine là où il ne peut y avoir un délit susceptible d’être caractérisé avec précision, et reconnu avec certitude ; sinon la destinée des citoyens est soumise aux jugements arbitraires, et la liberté n’est plus. Les lois peuvent atteindre les actions criminelles, parce qu’elles consistent en faits sensibles, qui peuvent être clairement définis et constatés suivant des règles sûres et constantes : mais les opinions ! leur caractère bon ou mauvais ne peut être déterminé que par des rapports plus ou moins compliqués avec des principes de raison, de justice, souvent même avec une foule de circonstances particulières. Me dénonce-t-on un vol, un meurtre ; j’ai l’idée d’un acte dont la définition est simple et fixée, j’interroge des témoins. Mais on me parle d’un écrit incendiaire, dangereux, séditieux ; qu’est-ce qu’un écrit incendiaire, dangereux, séditieux ? Ces qualifications peuvent-elles s’appliquer à celui qu’on me présente ? Je vois naître ici une foule de questions qui seront abandonnées à toute l’incertitude des opinions ; je ne trouve plus ni fait, ni témoins, ni loi, ni juge ; je n’aperçois qu’une dénonciation vague, des arguments, des décisions arbitraires[22]. »
Le problème posé par la loi Pleven est sérieusement aggravé du fait que cette loi reconnaît à toute association qui se propose, « par ses statuts, de combattre le racisme » et est« déclarée depuis cinq ans au moins », le droit de se constituer partie civile dans tout procèsrelié à cette loi. Cette loi est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes, même plusieurs décennies après son adoption. Une critique serrée de cette loi et de ses conséquences a été faite en 2011 par le philosophe politique Philippe Nemo dans La Régression intellectuelle de la France[23]. La juriste Anne-Marie Le Pourhiet qualifiait en 2005 ces associations, privilégiées par la loi Pleven, « d’associations vindicatives et sectaires » et écrivait que le « terrorisme de ces croisés de l’hygiénisme mental consiste désormais à qualifier de “phobie’’ (homophobie, lesbophobie, handiphobie, islamophobie, judéophobie, mélanophobie, etc.) toute expression d’une opinion contraire à leurs prétentions ou revendications. » Elle ne demandait pas moins qu’« une remise à plat de l’arsenal répressif accumulé depuis la loi Pleven de 1972 et un retour aux principes initiaux et libéraux de la loi de 1881 sur la presse[24] ».
Afin de poursuivre la discussion sur la liberté d’expression, il convient donc d’examiner, au moyen d’exemples concrets, comment la loi Pleven est appliquée en pratique, et si son application respecte le principe de l’égalité de tous devant la loi.
La laïcité contre l’identité (pp. 158-162)
L’intensification des conflits communautaires est en partie liée aux problèmes de liberté d’expression. Sans pouvoir espérer régler définitivement ces conflits, l’attitude de l’État par rapport à cette liberté peut sans doute contribuer à les adoucir, en étendant l’idée de base de la laïcité. Celle-ci est supposée nous protéger des guerres de religion, en éliminant toute intervention de l’État dans les querelles religieuses. Mais l’histoire nous a appris que des idéologies qui ne font pas référence à un dieu transcendant, en particulier toutes celles qui sont liées aux conflits identitaires ou nationaux, peuvent mobiliser les passions humaines tout autant que les religions.
Il est inévitable que chaque communauté voie ses souffrances à elle, passées ou présentes, comme insuffisamment reconnues et considère que sa propre identité est la plus « malheureuse » de toutes. Mais pour éviter l’aggravation de ces conflits, il faudrait que l’État adopte la même attitude de neutralité face aux conflits identitaires que celle qu’il adopte face aux conflits religieux.
Que des associations faisant partie de la société civile ou des penseurs considèrent que leur « devoir » est de mettre en avant la mémoire de certains faits historiques est leur droit le plus strict. Mais les choses deviennent plus délicates lorsque l’État s’en mêle. Dans la mesure où certains événements historiques ou une certaine mémoire sont officiellement sacralisés, l’État ne perd-il pas en neutralité dans le conflit des identités ? Or les lois pénalisant la négation de certains événements historiques ne conduisent-elles pas à une façon de sacraliser ces événements ? Les lois réprimant « l’incitation à la haine raciale » sont inapplicables de façon impartiale et amènent nécessairement chaque communauté à se voir désavantagée par rapport à d’autres. Qu’il soit possible à certaines associations, en général subventionnées par des deniers publics, de traîner en justice qui bon leur semble – souvent sous des prétextes discutables – entre également en contradiction avec cette neutralité souhaitable.
Un des dogmes de notre temps, supposé justifier l’incessant « devoir de mémoire » est « que ceux qui ignorent leur histoire sont condamnés à la répéter ». Il s’agit d’un mythe : tout d’abord, la plupart des peuples au cours des siècles ont ignoré leur propre histoire, l’enseignement systématique de celle-ci sous une forme qui se veut scientifique, et pas simplement comme un « récit » servant la cohésion nationale, est un phénomène relativement récent. Ce n’est pas pour cela que l’histoire se répète. En fait, elle ne se répète jamais: Napoléon III n’est pas Napoléon I, la Seconde Guerre mondiale n’est pas la Première, la Révolution russe n’est ni la Révolution française ni la Commune de Paris, malgré certaines similarités. Ce qui se répète, c’est une sorte de ligne Maginot intellectuelle: à cause précisément de l’obsession à l’égard du passé, on voit constamment le présent et le futur comme devant être nécessairement une répétition du passé, et on s’empêche ainsi de comprendre ce qui en fait la nouveauté.
Imaginons qu’on oublie tout de l’Occupation et des persécutions antisémites. Pourquoi cela provoquerait-il une nouvelle invasion de la France (et par qui ?) et une nouvelle collaboration ? Certains s’inquiètent de ce que, selon des sondages, une bonne partie de la jeunesse française ignore ce qu’était la « rafle du Vél d’Hiv[25]». Soit ; mais qui va arrêter aujourd’hui des milliers de Juifs pour les déporter (et où) ? Si l’on oubliait tout de la guerre d’Algérie, qui penserait une seconde à aller recoloniser ce pays ? Si on oubliait tout du Goulag, cela ferait-il apparaître un nouveau Staline ou un nouveau Thorez ? Qui sait exactement ce qu’était la Saint-Barthélemy ? Mais qui veut persécuter les protestants ? Il suffit de se poser ce genre de questions pour se rendre compte de l’absurdité du dogme.
Peut-on suggérer que le devoir de mémoire n’est souvent que le nom actuel de ce qu’on aurait appelé jadis l’entretien des haines du passé, qui peut en fait créer des craintes imaginaires et des conflits artificiels? On peut évidemment tenter de « tirer les leçons » de l’histoire. Mais les leçons que l’on tire dépendent très fort des événements que l’on met en avant, ceux dont on décide de se souvenir, et des relations de cause à effet que l’on y « voit ». On peut invoquer la shoah et le « plus jamais ça » pour justifier de nouvelles guerres ou faire référence à la boucherie de 1914-1918 et aux guerres coloniales, Indochine, Algérie, pour plaider la cause de la paix.
Pour conclure, proposons à la méditation générale les deux premiers articles de l’édit de Nantes[26], qui, s’il n’était pas libertaire (il imposait par décret le devoir d’oubli !), était peut-être une meilleure cure pour les conflits qui avaient ensanglanté la France de l’époque que les médecines actuelles :
Article I. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours ou juridictions que ce soit.
Article II. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public. Il est peu probable que nos contemporains redécouvrent la sagesse d’Henri IV, à qui on attribue la phrase « Paris vaut bien une messe ». Peut-être que la paix entre communautés en France vaut bien que l’État s’abstienne de réprimer les paroles politiquement incorrectes « les incitations à la haine » et aussi les « négations de l’histoire ».
Jean BRICMONT, La République des censeurs,Copyright Editions de l’Herne, 2014
(1) « Les lois mémorielles ne servent à rien. Hélas ! », Le Monde, 22 décembre 2011. On peut trouver curieux qu’un journal déplore l’inefficacité de la censure, mais pour Le Monde, la liberté n’est sans doute pas celle des autres.
(2) Émission « Les Grandes Gueules » – RMC – 3 janvier 2014.
(3) « Bernard Kouchner : “Le monde doit protéger Israël” », Courrier international, 15 février 2013.
(4) Par exemple, on lit dans Le Monde du 16 juillet 2012 : « “L’inquiétude, aujourd’hui, est surtout liée à la façon dont on parle de la Shoah, notamment dans les quartiers”, estime Annette Wieviorka. “L’idée – peut-être naïve mais en tout cas bien présente à l’origine – était que ces commémorations contribuent à l’éradication de l’antisémitisme : or on observe une résurgence du phénomène, il y a donc une question à poser”, ajoute Henry Rousso. », Thomas Wieder, « Rafle du Vél’ d’Hiv : soixante-dix ans après, la mémoire apaisée », Le Monde, 16 juillet 2012.
(5) « A Proposito del caso Williamson e del “revisionismo-negazionismo” », 29 janvier 2009, francocardini.net.
(6) « Condamnée pour un acte de militantisme ? » L’Humanité, 20 janvier 2010.
(8) Jimmy Carter, Palestine : la paix, pas l’apartheid, Paris, L’archipel, 2007.
(9) Par exemple, Desmond Tutu, « Divesting From Injustice », Huffington Post, 13 avril 2010.
(10) « Florence Cassez – Martine Aubry appelle aussi à boycotter l’Année du Mexique en France », Le Point, 11 février 2011.
(11) Bernard-Henri Lévy, « Le Tibet, la Chine et l’arme du boycott », Le Point, 20 mars 2008.
(12) « Bernard-Henri Lévy suscite la polémique avec “l’embargo touristique sur la Corse’’ », Corse-Matin, 10 mai 2011.
(13) « Boycott de l’Égypte qui étrangle davantage les Gazaouis », CAPJPO-EuroPalestine, 18 octobre 2013.
(14) « Les procès BDS pour les nuls », CAPJPO-EuroPalestine, 1er octobre 2013, et « Procès BDS : victoire devant la Cour de cassation ! » CAPJPO-EuroPalestine, 20 novembre 2013. Voir aussi le site de l’AURDIP, Association des Universitaires pour le Respect du Droit international en Palestine, pour une discussion détaillée des aspects juridiques du boycott des produits israéliens.
(15) Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l’Assemblée nationale, et membre de cette Société.
(16) Cette dernière question est évidemment compliquée, mais ne sera pas discutée ici ; pas plus que celle de la pornographie « extrême », par exemple, concernant la pédophilie.
(17) « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion [aucune loi] qui interdise le libre exercice d’une religion, [aucune loi] qui restreigne la liberté d’expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis (sans risque de punition ou de représailles) ».
(18) Elle provient, semble-t-il, du livre The Friends of Voltaire, d’Evelyn Beatrice Hall, paru en 1906.
(19) Voltaire, article « Homme », Dictionnaire philosophique, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Hachette Livre BNF, 2013 (édition originale 1877).
(20) Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l’Assemblée nationale, et membre de cette Société. Disponible sur : The Project Gutenberg EBook of Discours par Maximilien Robespierre.
(21) Les textes de lois cités dans ce livre sont repris dans l’Annexe.
(22) Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l’Assemblée nationale, et membre de cette Société.
(23) Philippe Nemo, La Régression intellectuelle de la France, Louvain-la-Neuve, Texquis, 2011.
(24) Anne-Marie Le Pourhiet, « L’esprit critique menacé », Le Monde, 2 décembre 2005.
(25) Voir « La majorité des moins de 34 ans ignorent ce que fut la rafle », Le Monde, 16 juillet 2012.
(26) Édit de Nantes, Henri IV, 13 avril 1598. Cet édit, reconnaissant certains droits aux protestants, voulait mettre fin aux guerres de religion. Sa révocation par Louis XIV en 1685 entraîna un fort exode des protestants.