Revue Numéro 8 2016 - Rapport sur la répression du blasphème en 2014
Rapport sur la répression du blasphème en 2014
Patrice Dartevelle
2014 n'a pas manqué à la règle des années antérieures et a vu se poursuivre en se renouvelant les débats et décisions sur les limites de la liberté d'expression.
La seule vraie bonne nouvelle est venue de Tunisie, dès le début de l'année. Le 26 janvier, (date de l'adoption complète et définitive du texte, les votes point par point s'étant égrenés dans le temps), le Parlement tunisien a voté l'article de la Constitution garantissant la liberté de conscience, éliminant toute référence à l'islam comme source du droit (Le Soir du 6 janvier) et la prohibition de l'apostasie, et garantissant la liberté d'opinion, de presse, d'expression et d'information (Le Soir du 8 janvier).
Sous des cieux plus proches, l'année avait pourtant mal commencé avec l'interdiction du spectacle de Dieudonné prévu à Nantes le 9 janvier. Le gouvernement français, et singulièrement son Premier ministre, a utilisé l'hypocrisie habituelle dans ce genre de manœuvre : le risque de trouble de l'ordre public (Le Soir du 7 janvier). La décision préfectorale est suivie d'un recours prévisible devant le Conseil d'Etat.
Deux heures avant le début du spectacle, cette instance a interdit la représentation (Le Soir du 10 janvier et Le Monde du 11 janvier). Dieudonné a rejoué à Paris dès le 15 une version "épurée" de son spectacle, sans les propos sur les juifs (Le Monde du 15 janvier).
Peu de voix se sont élevées contre cette atteinte à la liberté d'expression. C'est le cas de Jean-François Kahn (Le Soir du 14 janvier). Au moins dans une certaine mesure (Le Soir du 7 janvier), Guy Haarscher a fait part de son embarras (voir aussi Regards N° 792, janvier 2014) mais surtout l'ancien ministre de la Culture, Jack Lang, a dénoncé le procédé de police administrative utilisé, la fiction du trouble de l'ordre public, l'utilisation par le Conseil d'Etat du concept de "cohésion nationale", qui de surcroît n'a rien d'administratif, et la fin du rôle du Conseil d'Etat comme garant des libertés (Le Monde du 14 janvier). Il a été soutenu par le journaliste Michel Guerrin dans Le Monde du 18 janvier, contrairement à la ligne du quotidien dans les pages duquel on trouve quelques dizaines d'articles approuvant ou sollicitant l'interdiction du spectacle - et de tous ceux de Dieudonné à moins qu'il ne se repente comme du temps de l'inquisition. Comme le dit Jean-François Kahn : "Il n'y a plus de choc des convictions, il n'y a plus que la succession d'hystérisations" (Le Soir du 23 janvier).
Notons toutefois le combat courageux des athées irlandais pour obtenir un référendum sur l'abrogation (ou le maintien en cas de défaite...) de la récente (2009) loi irlandaise réprimant le blasphème, référendum promis par la majorité gouvernementale (site de The Guardian, le 30 décembre).
Tout cela se développe dans une ambiance générale où l'opinion publique n'est pas ou plus soucieuse de liberté, même si cette attitude n'est pas aussi fréquente chez nous qu'en Russie où les deux tiers (63 %) de la population estiment inadmissible la critique de l'Eglise orthodoxe (fait.religieux.com du 26 février).
Un débat est particulièrement significatif du sectarisme ambiant. En France, curieusement ou de manière révélatrice, les associations dites antiracistes sont divisées sur l'attitude à adopter vis-à-vis de la xénophobie anti-blanc (il y aurait donc un bon et un mauvais racisme). Juridiquement la question est pour la première fois réglée.
La LICRA, qui est pour la condamnation dans ce cas, a eu gain de cause le 21 janvier dans une affaire d'insulte ("sale blanc") venant d'un kabyle. L'insulte raciste a été retenue comme circonstance aggravante dans le cadre de violences (Le Monde du 23 janvier).
Toutes les institutions s'emploient d'ailleurs au mieux pour restreindre la liberté d'expression. En Europe, la palme pourrait revenir au Conseil supérieur (français) de l'Audiovisuel (CSA) ou à la situation dans laquelle il s'est mis. Il faut dire qu'il est assailli de demandes de sanctions. Ainsi, des associations juives et le Conseil représentatif des associations noires proposent au CSA de faire signer aux chaînes une clause de responsabilité pour contraindre les humoristes qui évoquent un crime contre l'humanité à faire valider leur texte préalablement par la chaîne. Le CSA se tâte mais, en attendant, toutes les émissions humoristiques ont une ou plusieurs affaires pendantes devant le CSA (Le Monde du 22 février).
En Belgique, le caricaturiste Pad'r a dû présenter ses excuses à la Colombie pour un dessin réalisé dans l'émission "Viva Brasil" de la RTBF : les footballeurs colombiens y étaient représentés "sniffant" les lignes de touche (Le Soir des 12-13 juillet).
On est presque surpris de voir se concrétiser la publication des lettres entre Paul Morand et Jacques Chardonne, où les propos antisémites et homophobes sont nombreux (Le Monde du 8 février). On a échappé au travestissement du passé.
De même, la publication du manuscrit original du plus célèbre ouvrage de Céline, Voyage au bout de la nuit, s'est réalisée mais son éditeur scientifique, Henri Godard, a beau réclamer la réédition des pamphlets de Céline, comme Bagatelles pour un massacre, d'un caractère violemment antisémite, ce n'est pas à l'ordre du jour (Le Figaro du 15 mai). Sans avoir connaissance de ces derniers, il est impossible de comprendre Céline.
En France, une circulaire ministérielle - la ministre de la Justice étant alors Michèle Alliot-Marie - du 12 février 2010 a enjoint aux Parquets de poursuivre tout qui appelle au boycott des institutions et produits israéliens, en se fondant sur la loi sur la presse de 1881, complétée en 1972 pour interdire la provocation à la discrimination.
A faire des lois absurdes, on laisse le champ libre aux plus tortueux ! En 2012, la Cour d'appel de Paris a prononcé un acquittement dans une affaire de ce genre mais d'autres tribunaux ont jugé autrement (Le Monde du 6 mars).
Aux Pays-Bas, la Cour suprême a décidé le 28 avril d'interdire les activités de Martijn, une association qui milite pour faire accepter les relations sexuelles entre adultes et enfants. Aucun acte n'est reproché à l'association. L'interdiction est basée sur le fait que l'activité de l'association aboutit à banaliser ces relations (Le Monde des 20-21 avril).
Toutefois l'OSCE a tancé la Belgique à propos d'un projet de loi visant à alourdir les sanctions pour propos sexistes (Le Soir du 27 mars).
Le Conseil d'Etat belge s'est fait pour sa part complice de l'interdiction du "Congrès européen de la dissidence" organisé par Laurent Louis le 4 mai. La ministre de l'Intérieur Joëlle Milquet n'a pas caché que l'interdiction avait été concertée entre la commune d'Anderlecht et elle-même, sûres de la docilité du Conseil d'Etat (Le Soir du 5 mai). C'est interdire toute expression à qui ne plaît pas, à juste titre (on peut comprendre que Laurent Louis ne plaise pas) ou non, peu importe. Seul Bardamu, bien peu suspect de quelque sympathie, l'a dit dans El Batia Moûrt Soû (N° 70 du 13 juin).
Le Congrès dont il est question se tenait dans le cadre de la campagne électorale et la perspective des élections. Celles-ci ont infligé un démenti à tous les partisans des poursuites de ce type dans la mesure où les résultats électoraux ont démontré que les poursuites pouvaient faire le succès de leurs victimes. Luc Trullemans a obtenu 79.586 voix de préférence aux élections européennes, soit le cinquième meilleur score francophone (Le Soir du 12 juin) mais, contrairement à ce que je pressentais l'an passé, il n'a pas été élu. Quant à son affaire, elle a été classée sans suite (7 sur 7 du 7 juillet).
L'Autriche, quant à elle, a pris le taureau par les cornes. Auparavant, seuls les propos tenus devant au moins 150 personnes pouvaient être poursuivis, ce qui était au moins pragmatique. On a ramené ce chiffre à 10 (Le Monde du 17 septembre). Mâle décision !
On prend la pente savonneuse de la répression mais pas tout-à-fait.
Je vante souvent le sens de la liberté d'expression qui règne aux Etats-Unis. Toutefois, sans qu'il soit besoin d'une intervention judiciaire, la pression du public suffit à aboutir à des restrictions de cette liberté.
Ainsi le Metropolitan Opera de New-York a annulé la retransmission en direct prévue dans des cinémas du monde entier (2.000 salles dans 67 pays) de l'opéra The Death of Klinghoffer, traitant de la mort d'un retraité juif, assassiné lors de la prise en otages de passagers du paquebot "Achille Lauro" par le Front de Libération de la Palestine (FLP), en 1985. L'opéra ne contenait aucun trait d'antisémitisme, ni dérision ni encouragement à la violence, juste un peu de compréhension (sans doute pour ne pas faire une œuvre "western", opposant le bon au méchant) pour la situation des Palestiniens.
Mais les milieux juifs trouvent qu'un tel spectacle est inapproprié en cette période de montée de l'antisémitisme (Le Monde du 19 juin).
Je croirais plutôt que le moment est opportun et susceptible de poser de bonnes questions oubliées (le FLP était connu comme une organisation très radicale, dirigée par des Palestiniens chrétiens et où les chrétiens étaient nombreux). En outre bien rares auraient dû être les spectateurs occidentaux (y en a-t-il d'autres possibles pour un opéra ?) qui donneraient le beau rôle aux Palestiniens dans cette affaire. Après un pacte entre les parties, les représentations "physiques" ont finalement eu lieu, mais pas les retransmissions. La première a toutefois été perturbée et des menaces ont été adressées aux artistes (Le Monde du 23 octobre).
Comme chaque année, la liste des méfaits du politiquement correct en 2014 est longue. En voici quelques échantillons.
En Espagne, un village de 60 habitants s'interroge sur son nom. Il s'appelle Castrillo Matajudios (qui tue les juifs), nom adopté sûrement au XVème siècle mais qui pourrait remonter au XIème siècle, lors d'une émeute fiscale contre les juifs. Ce type d'appellation est fréquent en Espagne, spécialement sous la forme symétrique "matamoros", facile à comprendre historiquement. C'est l'épithète la plus fréquente pour Saint-Jacques le Majeur, saint patron de l'Espagne, vénéré à Compostelle, mais on essaie de plus en plus souvent de l'oublier (Le Monde du 19 avril).
Un référendum a eu lieu le 25 mai et il a donné 29 voix pour le changement hypocrite en Mota de Judios (le Mont des Juifs) sur 56 voix émises (le Monde du 31 mai).
Aux Etats-Unis, c'est le nom d'une importante équipe de football américain, les "Redskins" de Washington, qui fait problème. Malgré les pressions du Président des Etats-Unis et de la moitié des sénateurs, joueurs et dirigeants ne paraissent pas près d’accepter de changer le nom que porte l'équipe depuis 1932 (Le Soir des 7-8-9 juin, Le Monde du 14 juin).
Dans la même veine, la saga du Père Fouettard s'est poursuivie. Il y a eu des tentatives de relooking de "Zwarte Piet" aux Pays-Bas, mais toujours avec la peau noire (Le Soir du 12 juin). Dûment saisi, un tribunal d'Amsterdam, ne statuant que pour cette ville, a estimé qu'il s'agissait bien de racisme (Le Soir du 4 juillet).
A cette occasion la Jamaïcaine chargée par l'ONU de ces questions a livré sa proposition aux Hollandais : abandonnez Saint-Nicolas et adoptez la tradition du Père Noël (Le Monde du 8 juillet). Qui donc aurait l'outrecuidance de contester que ce qui est bon pour les Américains est bon pour tout le monde ? Pourtant le Père Noël est encore plus blanc - et sans parèdre coloré - et nordique que son rival européen !
Retournant la situation in extremis, juste avant l'arrivée du grand Saint le 15 novembre, le Conseil d'Etat hollandais a cassé la décision du tribunal d'Amsterdam (Le Monde du 15 novembre). Mais lors de la fête à Gouda, des incidents (mineurs) ont eu lieu (Le Soir du 17 novembre). En Belgique, le Centre pour l'Egalité des chances - notre Congrégation de la Foi - a décrété que le Père Fouettard était légal parce qu'il ne lésait personne (Le Soir du 27 octobre). On aimerait que le Centre utilise plus souvent l'argument dans ce type de cas de dommage purement symbolique.
La palme du genre reviendra sans doute à l'Opéra de Perth qui a retiré de sa programmation "Carmen" de Bizet, pourtant joué à Sidney, pour apologie du tabac. L'argent n'ayant pas d'odeur en Australie, comme ailleurs, en contrepartie du retrait, l'Opéra a obtenu d'une fondation qui lutte contre le tabac et l'alcool 400.000 dollars australiens (280.000 €) en deux ans, soit 40 % du budget annuel de l'Opéra (Le Monde du 18 octobre).
Dans un genre nettement plus sévère, on peut récolter quelques-unes des atteintes à la liberté d'expression.
En Mauritanie, Mohamed M'Keitir est le premier à avoir été inculpé pour apostasie; il peut être condamné à mort, sauf s'il se repent. Sur un site internet, il avait critiqué les décisions du Prophète lors de la conquête de La Mecque (Le Monde du 11 janvier).
Lors de la Foire du Livre de Ryad, 420 titres (représentant 10.000 copies) ont été retirés. L'écrivain le plus visé comme athée et blasphémateur était le poète palestinien Mahmoud Darwich (Le Monde du 18 mars).
Un tribunal de Khartoum a condamné à mort une chrétienne pour apostasie et elle a d'abord reçu 100 coups de fouet (Le Soir du 16 mai). C'est le début d'une saga de plusieurs mois. Meriem Yahia Ishag, 27 ans, de mère chrétienne mais de père musulman (d'où l'inculpation d'apostasie), a été élevée comme chrétienne et a épousé un chrétien. C'est le premier cas au Soudan d'une telle condamnation pour ce motif depuis 1991.
Pour les fondamentalistes soudanais, il y avait cependant un "os" auquel ils auraient dû s'attendre. Ledit mari, d'origine soudanaise, a la nationalité américaine. Et, tout de suite, les discussions sur la libération de l'épouse ont commencé (Le Soir du 2 juin). Une Cour soudanaise a annulé la condamnation à mort et ordonné la libération (Libération du 26 juin).
La pauvre femme s'est réfugiée à l'Ambassade américaine (La Libre Belgique des 28-29 juin). Et l'affaire finit bien : Meriem Ishag est arrivée à Philadelphie le 31 juillet (Le Monde du 2 août).
Mais il n'en va pas toujours ainsi. Le 1er septembre, une Cour d'appel saoudienne a confirmé la condamnation de Raif Badawi à 1.000 coups de fouet, dix ans d'emprisonnement et une amende pour s'être moqué de la police religieuse locale sur son site (Le Soir du 3 septembre).
Le 16 décembre, un imam salafiste algérien, Hamadech, a émis une fatwa appelant au meurtre de l'écrivain Kamel Daoud. Il y est dénoncé comme apostat, hérétique, ennemi de l'islam et de la langue arabe. K. Daoud est un écrivain qui s'exprime en français et qui a raté de peu le Prix Goncourt en 2014 (avec ‘Meursault, contre-enquête’).
L'appel au meurtre provient de quelqu'un d'influent, souvent relayé par le principal journal algérien arabophone (Le Monde et Libération du 18 décembre).
Tâchons de terminer sur des notes plus positives ou en tout cas intéressantes pour qui conteste les actuelles restrictions à la liberté d'expression.
Le caricaturiste attitré du Monde - et ordinairement le moins agressif du monde - avait publié un dessin représentant Benoît XVI abusant sexuellement d'un enfant. Cité devant les tribunaux par l'AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne), il a été acquitté par une de ces décisions heureusement incohérentes (par rapport à l'ensemble des jugements des dernières années) dont la Justice française a le secret (La Croix du 30 septembre). Benoît XVI n'avait pas porté plainte mais il y avait bien quelqu'un de lésé !
Le journaliste Gilles Perrault, qui a écrit sur beaucoup de choses, dont la 2ème Guerre mondiale, vient de publier un dictionnaire amoureux de la Résistance. Dans une interview au Soir (du 20 juin), il explique que la Résistance n'est plus comprise et qu'on en a évacué la haine. "Elle était très présente. C'était un moteur. C'était l'essence à laquelle fonctionnait la Résistance" affirme-t-il. C'est l'évidence. Même si l'amour vaut mieux que la haine, celle-ci est indispensable, naturelle et salutaire dans certains cas.
Plus drôle mais, je crains, significatif. En Angleterre, une pièce de théâtre intitulée "King Charles III" fait un tabac. Son auteur imagine qu'à la mort de la reine actuelle, le Prince de Galles lui succède mais, devenu roi, il refuse de signer une loi limitant la liberté d'expression et est forcé d'abdiquer en faveur de son fils aîné, notoirement plus proche de sa grand-mère que de son père (International New York Times du 16 avril et Le Monde du 11 juin).
Une année ordinaire. Il suffit d'attendre sept jours...