Bulletin 58 décembre 2016 - Le port libre est-il en rade ?
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Bulletin 58 décembre 2016 |
Pour et contre le délit d'incitation à la haine |
Le port libre est-il en rade ? |
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Marc Scheerens
(Un regard questionnant la tartufferie requise)
"Cacher ces seins que je ne saurais voir !", s’exclame un voyeur lubrique dans la comédie de M. Molière, l’œil en plongeon dans le corsage d’une jeune femme désirée ardemment. Quelques mots qui disent ce qui ne peut s’avouer, cette pulsion parfois incontrôlée de la mâle ardeur. Pour la normaliser, la responsabiliser aussi, la Société a instauré le lien conjugal (à deux sous le même joug) qui autorise les dévoilements intimes en vue de la procréation.
Au tsunami du désir, il fallait la régulation d’une bise légère pour empêcher trop de gavages incontrôlés.
La ou les religions sont souvent venues au secours de cette régulation.
Est-ce librement et sans contrainte…?" : par cette locution le célébrant catholique introduit le moment solennel de la consécration du mariage.
Et s’il y a refus permanent d’enfanter, comme conséquence naturelle de la relation intime, le mariage ne peut être célébré.
En Occident, il faut cependant considérer comme un progrès, de la pensée et du comportement librement assumé, ces autres maximes qui veulent une paternité responsable ou une grossesse désirée.
La femme ne peut plus être la seule ‘victime’ : elle est plus qu’une terre ensemencée. Elle a des désirs propres qui demandent reconnaissance.
Ce désir qui nous habite
En souvenance des caresses de nos premières heures, le corps cherche la main qui le dessine et le façonne.
Si dans la nature le besoin reproducteur est régi par des mécanismes "automatiques", si l’accouplement est programmé et que la libido est inactive en dehors de la saison prévue, l’Humain échappe à cette règle.
Il doit réguler lui-même sa fécondité et sa libido.
Il peut mettre librement en œuvre ce qu’il a appris de sa tradition, du bon usage de la grammaire sexuée, des sciences physiques et médicales. Il peut apprendre la maîtrise de son instinct en vue d’un agir sexuel conséquent. Mais le désir est là et la pulsion aussi !
Maîtriser, c’est connaître et reconnaître que l’envie de voir l’autre, de le détrousser du regard n’est pas une fatalité, un instinct basique ingouvernable.
Pour se venir en aide, l’Humain a fait droit à l’art, à une vision sublimée (si pas sublime) du corps.
Représenter l’être au monde désiré : Praxitèle, Vénus, Adonis le font rêver de ce que serait elle ou lui idéalement.
Mais jusqu’où est-il permis de toucher du pinceau ou du ciseau ce corps qui questionne ?
Qui a décrété qu’il y avait des parties honteuses ? Et même quand l’autre est vu dans sa nudité et complexité, il semble qu’un état invisible échappe à l’œil qui le contemple, ce lieu privatif qui fait que l’autre reste l’autre. Ce lieu ne peut s’ouvrir à la connaissance que par la permission du propriétaire.
Le vêtement révélateur
Puisque tous, femmes et hommes, sont conscients du désir et du besoin de paraître désirables, selon les civilisations et les traditions, selon les climats et les positions géographiques, tous ont eu recours à des artifices en vue de rester appétissants. C’est le besoin de voiler les appâts sexuels autant que de les dévoiler.
Il n’y a pas de règle générale, il n’y a que des traditions et ces traditions ne gênaient en rien leurs usagers. Dans bien des terres du vaste monde les femmes pouvaient exhiber leurs seins sans exciter les mâles alentour. Au moment du Directoire, la redécouverte de l’Egypte ancienne autorisait les "belles" à porter un drap laissant voir une demie poitrine. Il suffirait d’explorer l’histoire du vêtement pour comprendre son ambivalence.
Kim Kardashian peut paraître en société vêtue d’une tenue pantalon en dentelles puisqu’elle n’a rien à cacher ! Et comme il y a vêtement, la décence est sauve.
Les hommes salivent, les jalouses rougissent, les pudibonds rugissent et pourtant ce vêtement n’est qu’apparence.
Tartuffes nous fûmes, tartuffes nous sommes.
Choc des cultures
L’Occident en quête de richesses et de dominations, sûr de sa culture supérieure, a investi bien des terres.
En Afrique ou en Amérique, il a trouvé des gens, des homo sapiens comme lui, autrement vêtus et il s’est empressé de vêtir ceux qui sont nus.
Au cœur de l’Amazonie, les convertis conquis, enfin revêtus de dignité, mourraient de maladies infectieuses causées par ces nids à bactéries qu’ils portaient sur le dos.
Le vêtement a un lien avec la culture, la civilisation, la morale qui l’a inventée. Il révèle les idées, bonnes ou douteuses, de ses créateurs.
Dans l’état actuel du Monde, les populations se déplacent l’une vers l’autre. Elles emportent leur vestiaire. Une femme sahraouie déplantée de son désert débarque à Bruxelles. Elle a gardé cette longue robe qui était sa protection aussi bien du soleil que du regard des hommes.
Pour garantir la vitalité d’une tribu, il fallait des razzias pour importer des femmes d’ailleurs : un vêtement pouvait les protéger.
Notre hôte marche dans les couloirs de l’aéroport et de-ci de-là lui saute au regard l’image d’une semblable en sous-vêtements révélateurs (et aguichants : c’est le but de la publicité !).
Comment réagit-elle ? Comment se découvre-t-elle dans cette photo ? Une photo, c’est plus qu’une statue, c’est de la chair !
Tout ce qu’elle a appris d’elle se bouscule dans sa tête : comment ne pas se sentir une proie ?
Au nom de la liberté
Liberté sacrée ! Liberté chérie ! C’est en ton nom que certains veulent promulguer l’obligation pour toutes les femmes de se dévoiler.
Car en Occident, le maillot ficelle sur les plages a remplacé les cabines de bains de mer.
En 1936, pour aller à l’eau il fallait un maillot avec jambes et ras-du-cou, enfilé dans une cabine à roues, qui était poussée dans la mer et par une échelle, la nageuse pouvait s’immerger en ne laissant presque rien paraître.
Aujourd’hui, le tartuffe exige que la femme s’exhibe.
Sa liberté est de se soumettre au vestimentairement correct.
Les femmes voilées nous gênent aujourd’hui parce que nous les regardons avec nos fantasmes sans les écouter elles, sans les questionner sur le bien-être-elle-même qu’elles en tirent.
Quand nos religieuses portaient cornettes et chapelets sur des robes ras du cou jusqu’à l’orteil, elles n’étaient pas regardées comme des dévergondées mais comme des consacrées !
Pourtant aujourd’hui, dans nos villes ternes, ces femmes venues de tant d’ailleurs différents portent les couleurs de leurs traditions. Elles animent la ville. Pourquoi sur nos plages, ne pourraient-elles pas inviter leurs consœurs d’ici à se rhabiller un tout petit peu ? Faut-il priver du bienfait de la mer ces mères qui gèrent leur corps autrement ?
Tartuffes que ces hommes qui dictent une loi pour imposer le seul comportement toléré en invoquant la liberté de la femme.
La liberté d’expression
Le vêtement est donc aussi une expression du moi qui le porte. Il habille la maison ou "JE" habite. Il dit quelque chose de celui ou de celle qui le porte.
Une coiffure "afro" ou "skinhead", une casquette à l’envers, un jean effiloché et celui qui le vêt témoigne d’une conviction, d’une appartenance sociale, d’un désir de rester jeune.
Cela est toléré. Laissons le port libre !
Gardons cette liberté d’expression de soi !
Cultivons cette muette parole qui permet à l’autre de paraître comme il lui plait.
Avec intelligence, tâchons de comprendre ce qui nous meut derrière le permis et le défendu. Ce sont souvent des réponses à des stimuli commerciaux. N’imposons pas nos normes de décence sans les avoir analysées sur leur fondement.
Comme le vêtement, la pensée est autant voilement que dévoilement. Elle est perpétuellement en changement. Elle est questionnable si elle ne veut pas rester en rade.
Port franc, port libre, droit de se vêtir librement pour colorer nos existences de la diversité.