Revue Numéro 5 - Condorcet – magistrat de la raison, maître du destin
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CONDORCET - MAGISTRAT DE LA RAISON, MAÎTRE DU DESTIN
Jean-Jacques AMY
Professeur extraordinaire à la Vrije Universiteit Brussel,
et Tim TRACHET
Rédacteur à la Vlaamse Radio - en Televisieomroep.
"Laissez faire; il est impossible d'empêcher de penser; et plus on pensera, moins les hommes seront malheureux. Vous verrez de beaux jours, vous les ferez; cette idée égaie la fin des miens."
Voltaire1
Il naît le 17 septembre 1743 à Ribemont, modeste agglomération située entre Saint-Quentin et Laon. Son père, Antoine Caritat de Condorcet, de petite noblesse et capitaine dans un régiment de cavalerie, décède cinq semaines à peine après sa naissance. Sa mère, bigote, l'a voué à la Sainte-Vierge et l'a fait nommer Marie-Jean-Antoine-Nicolas. Jusqu'à l'âge de huit ans, l'enfant est affublé de vêtements de fille. A onze ans, il suit l'enseignement des jésuites à Reims. Bien qu'excellent élève, il gardera de ce séjour au collège le plus mauvais souvenir.
En 1758, il entre comme interne au Collège de Navarre à Paris, qui jouit d'une flatteuse réputation pour la formation scientifique qu'il assure. Sa décision est bientôt prise : il sera mathématicien. Il se lance à corps perdu dans l'étude. En 1765, alors qu'il n'a pas vingt-deux ans, paraît son premier ouvrage : "Du calcul intégral" et, moins de deux ans plus tard, le second : "Du problème des trois corps".
Ses quatre "Mémoires de Turin", traitant de problèmes de mathématique pure, publiés peu après, achèvent de lui assurer une grande notoriété dans les milieux scientifiques. D'Alembert s'est fait son mentor. En 1769, Condorcet entre à l'Académie des Sciences. Ses maigres revenus le contraignent à adopter un train de vie des plus modestes. Il connaît plus de confort après avoir emménagé dans la grande demeure qu'occupent ses amis Suard, rue Louis-le-Grand. Ils lui ont cédé un petit appartement à l'étage.
Amélie Suard et la compagne de d'Alembert, Julie de Lespinasse, seront pendant de longues années ses confidentes. D'Alembert, Turgot et Voltaire sont ses pères spirituels ; ils lui enseignent trois impératifs qui guideront chacune de ses démarches : le respect de la vérité, la préséance absolue du bien public et une soif inextinguible de justice. D'Alembert le met en rapport avec les plus grands esprits de l'époque, en particulier des philosophes liés à l'Encyclopédie, dont bien sûr Diderot.
Turgot, exemplaire serviteur de l'Etat, s'est pris d'amitié pour lui; il lui sert également de modèle et l'amène à œuvrer sans discontinuer à l'organisation d'une société équitable. Voltaire, qui a pour son jeune disciple une grande affection et une profonde admiration, l'engage à combattre sans relâche l'injustice. Condorcet se livre à un intense effort de réflexion politique, sociale,économique et philosophique. Il rédige pour l'Encyclopédie plusieurs articles traitant des mathématiques. Ce monumental ouvrage devait au départ n'être qu'une traduction de la "Cyclopaedia" en langue anglaise, d'Ephraim Chambers.
En réalité, l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, ne s'est pas limitée à inventorier les connaissances de l'époque, mais elle critique ouvertement les structures politiques et religieuses, et prône le recours à la raison. L'audacieuse entreprise n'a pas eu de précédent; elle provoque chez les détenteurs du pouvoir des réactions extrêmement hostiles, mais catalyse dans l'opinion publique un mouvement d'idées qui, quelques décennies plus tard, joueront un rôle déterminant dans la genèse de la Révolution et qui sont encore perceptibles dans la société contemporaine.
Louis XVI, peu après son accession au trône, a nommé Turgot ministre de la Marine. Condorcet, ravi, submerge son ami de suggestions, toutes plus urgentes l'une que l'autre à ses yeux. Turgot, bien sûr, ne peut y donner suite et tente de modérer les transports de son disciple. C'est à ce dernier, cependant, qu'Edgar Faure donnera raison, deux siècles plus tard, quand il affirmera : "Dans les grandes périodes de charnière, l'impatience, l'exigence, la rigueur forment le véritable réalisme. C'est dans la toute première période qu'un ministre peut se permettre le plus d'audace. Les réformateurs ont intérêt à l'offensive, qui surprend l'adversaire, le place tôt devant le fait accompli; c'est le conservatisme qui gagne à la guerre de position2." Nommé peu après contrôleur général des Finances et ministre d'Etat, Turgot charge Condorcet de concevoir une réforme de l'activité scientifique et de se pencher sur le problème irritant que constituent la diversité et la variabilité extrêmes des poids et mesures. Mais les deux hommes sont pris de court quand Turgot doit quitter le ministère et leurs projets ne seront réexaminés qu'après la Révolution.
A partir de 1772, Condorcet s'intéresse au calcul des probabilités. Il est l'un des premiers à proposer l'application de cette science dans les domaines de la politique et de l'économie. Il fait figure de novateur quand il suggère que les comportements et les activités de l'homme se prêtent à l'analyse par des sciences exactes. Ce faisant, comme l'affirment les Badinter, "il désacralise l'idée de l'homme" et s'oppose de la façon la plus catégorique aux fondements mêmes de l'idéologie chrétienne3. En 1785, paraît son "Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix."
En toutes circonstances, Condorcet exerce son libre arbitre et remet en question les préceptes moraux en vigueur. Tout comme d'Alembert, mais à l'encontre de Voltaire et de Turgot - et, bien évidemment de Rousseau et de Robespierre - il est athée, jusqu'au bout des ongles. Il ne croit qu'en la raison. A juste titre, on considère qu'il est de tous les philosophes du siècle des Lumières, le défenseur le plus acharné du rationalisme. Compte tenu de son attachement indéfectible à la raison pure et de son rejet de tout mysticisme, il n'a très vraisemblablement jamais adhéré à la Loge. Il est hostile au carcan que la religion fait peser sur la pensée, les échanges d'idées, l'enseignement, le progrès, mais la pratique religieuse en tant que telle ne lui inspire aucune haine : il irait même, tant est grande sa conviction en matière des libertés individuelles, jusqu'à défendre le droit à l'erreur.
Mais l'obscurantisme de l'Eglise l'a rendu foncièrement anticlérical. Il veut soustraire l'enseignement à l'emprise du clergé. Il dénonce l'hypocrisie des dévots et la servilité des prêtres envers le pouvoir, et clame -pour une fois, avec trop d'emphase- tel un prophète de la laïcité naissante : "N'espérez plus de paix : une voix terrible s'est élevée contre vous, elle a retenti d'un bout de l'Europe à l'autre […], votre chute approche, et le genre humain, que vous avez si longtemps infecté de fables, va enfin respirer4." Comme l'écrivent Elisabeth et Robert Badinter, "l'engagement de Condorcet est total: il [est] bien avant que le concept n'ait cours, un intellectuel engagé5".
La défense de la personne humaine et des droits de l'individu, ainsi que la réforme de la procédure criminelle surannée et barbare, constituent pour lui des objectifs prioritaires. Avec Voltaire, retiré sur ses terres à Ferney, il dénonce l'arbitraire et la violence de la Justice, exige le respect des droits de l'inculpé, s'élève contre la question préparatoire, destinée à forcer l'accusé à avouer, et la question préalable, série de supplices abominables auxquels le condamné est soumis avant d'être exécuté. Sans doute ses efforts auront-ils contribué à l'abolition de la première de ces tortures en 1780, et de la seconde en 1789. Il s'élève contre l'inégalité de traitement par les instances judiciaires, selon le rang social des personnes passant en jugement et critique ces "institutions d'après lesquelles on [est] quelque chose comme gentilhomme, comme prêtre, comme gradué, comme bourgeois même, et rien quand on n'[est] qu'homme6."
Condorcet est résolument opposé à la peine de mort. Dans sa correspondance avec Frédéric II de Prusse, il prône son abolition, même pour les crimes les plus épouvantables car ce sont ceux-là "précisément pour lesquels les juges sont le plus exposés à condamner les innocents. L'horreur que ces actions inspirent, l'espèce de fureur populaire qui s'élève contre ceux qu'on en croit les auteurs, troublent les juges, magistrats ou jurés7." Ailleurs, il affirme : "La possibilité de l'innocence de celui qui est déclaré coupable n'est jamais absolument détruite; par conséquent, toute peine irréparable est injuste8."
Il correspond avec Turgot, qui fut Maître des requêtes au Parlement de Paris, au sujet des réformes à apporter à la justice criminelle. L'un et l'autre ont le même souci d'une justice imprégnée d'humanisme et de transparence. Pour Condorcet, "de toutes les manières d'opprimer les hommes, l'oppression légale" est "la plus odieuse9".
L'affaire du chevalier de la Barre illustre l'engagement, la générosité et le courage de ces quelques hommes dont l'intellect n'avait d'égal que les qualités de cœur. En 1765, à la suite de la profanation par des inconnus du crucifix sur un pont d'Abbeville, le chevalier de la Barre fut arrêté et, soumis à la question, il avoua avoir chanté des chansons impies et lu des livres interdits, dont le "Dictionnaire philosophique" de Voltaire. Condamné à mort, sans l'ombre d'une preuve, il fut supplicié devant l'église Saint-Wulfram d'Abbeville, en juillet 1766. Après qu'on lui ait arraché la langue et qu'on l'ait amputé de la main droite, il fut décapité. Sa dépouille fut alors brûlée sur le bûcher, en même temps que le "Dictionnaire philosophique". L'affaire eut un grand retentissement en Europe. Voltaire, qui avait alerté l'opinion, chargea d'Alembert et Condorcet de s'employer à la réhabilitation posthume du condamné.
En 1775, Condorcet publie sa "Relation de la mort du chevalier de la Barre". Il souligne qu'aucune loi en France ne prévoyait la peine capitale pour les faits imputés au chevalier, que l'édit contre les blasphémateurs ne condamnait le coupable à avoir la langue arrachée qu'après avoir récidivé de très nombreuses fois, et que le bris d'objets sacrés n'était pas sanctionné de la peine capitale. Sa conclusion est péremptoire : de la Barre a été la victime d'un assassinat judiciaire. Sa tentative pour aboutir à la révision de l'affaire se solde cependant par un échec en raison de la couardise des juristes consultés. Les lettres de Condorcet concernant cette matière sont signées de lui, ses démarches faites au grand jour, en dépit du risque qu'il court d'être embastillé. Ses efforts aboutissent bien plus tard : fin 1793, très peu de temps avant sa propre mort, la Convention décrète la réhabilitation de la mémoire du chevalier de la Barre.
Dans sa "Réponse au premier plaidoyer de M. d'Eprémesnil", rédigée en 1781 à la suite d'une autre exécution arbitraire, Condorcet se livre à la critique d'"une procédure qui refuse à l'accusé un avocat, qui ne lui permet pas d'avoir connaissance des charges qui pèsent sur lui, des faits qui lui sont reprochés…", une procédure enfin "où l'on compte parmi les moyens de découvrir la vérité, l'usage de briser entre deux planches les jambes d'un accusé10."
Remarquable, Condorcet l'est également par son civisme et son désintéressement. Il écrit à Turgot, alors contrôleur général des Finances : "On dit que l'argent ne vous coûte rien quand il s'agit d'obliger vos amis. Je serais au désespoir de donner à ces propos ridicules quelque apparence de fondement. Je vous prie donc de ne rien faire pour moi dans ce moment, quoique peu riche, je puis attendre quelque temps. […] chargez-moi de m'occuper du travail important de la réduction des mesures et attendez que mon travail ait mérité quelque récompense.11" Chargé avec d'Alembert et Bossut d'améliorer les canaux, Condorcet, tout comme eux, refuse toute rémunération. Issu de la noblesse, mais imprégné des idées de l'Encyclopédie, il est profondément démocrate. Pour lui, le Tiers Etat est le ciment de la nation et c'est cette dernière qui doit accorder tous les pouvoirs. Il méprise la caste des privilégiés "… cette foule brillante et corrompue qui ne connaît de l'administration que l'étiquette de Versailles et qui croit que tout va bien dans le royaume tant que les gens de la cour ont de grosses pensions et les gens d'affaires de bons cuisiniers12."
Son égalitarisme lui dicte de faire preuve d'un féminisme qui ne se démentira jamais. A l'encontre de Rousseau, il considère, tout comme d'Alembert, les femmes comme des égales. Le respect qu'il témoigne à son épouse, malgré tout bien plus jeune que lui, fait qu'il accorde à celle-ci la liberté de différer d'opinions avec lui. Il revendique pour les femmes non seulement le droit à la pensée et l'accès à l'instruction, c.à.d. à l'autonomie, mais également au plein exercice de leurs droits civiques.
Alors qu'un décret de 1760 prévoit la peine de mort ou les galères pour les auteurs et les éditeurs de tout écrit séditieux, il défend avec acharnement la liberté de pensée et d'expression et fait, en ce que cela concerne, l'éloge du peuple américain : "La liberté de la presse est établie en Amérique ; et l'on y regarde, avec juste raison, le droit de dire et celui d'entendre les vérités qu'on croit utiles, comme un des droits les plus sacrés de l'humanité.13" Il s'insurge contre les persécutions dont les protestants sont toujours l'objet.
Si, pour Condorcet, les hommes sont égaux et le peuple souverain, il n'en estime pas moins que seuls les propriétaires doivent pouvoir voter. Le paradoxe pour lui n'est qu'apparent : sa conviction intime est en effet qu'il ne faut pas accorder le droit de vote à des personnes qui n'auraient pas une entière liberté de choix ou qui pourraient même être astreintes à voter à l'encontre de leur conviction. Edgar Faure a très justement souligné à son sujet qu' "il est le libéral typique de son temps dans le secteur politique, de même que Turgot est le libéral typique dans le secteur économique14".
Début 1788, il devient membre de la "Société des amis des Noirs", que viennent de créer Brissot et Clavière. Il va d'emblée y jouer un rôle de premier plan. Il mène sans discontinuer campagne contre l'esclavage et la traite des Noirs. Mais ses prises de position constituent une menace pour les intérêts économiques considérables des planteurs des colonies, des armateurs assurant le transport des esclaves, des commerçants et des industriels impliqués dans la manufacture et la vente des produits d'outre-mer. Un puissant groupe de pression fait obstacle à toute modification du statut des esclaves. Condorcet reçoit des menaces de mort. Mais cela n'influe en rien sur son comportement et, faisant preuve de cette cohérence qui le caractérise en toutes choses, il prend également position en faveur de l'octroi de la citoyenneté française aux Juifs. Le texte en faveur de cette émancipation dont il a été un des trois rédacteurs, sera approuvé par l'Assemblée législative en 1791. L'abolition de l'esclavage dans les colonies sera décrétée par la Convention en février 1794, mais ne sera pas véritablement appliquée et sera annulée par Bonaparte, en 1802.
Tel est cet homme, à la veille du plus grand bouleversement social qu'ait connu l'humanité. Son intelligence et son originalité n'ont d'égal que son humanisme, son courage et sa probité. Le 28 décembre 1786, Condorcet a épousé Sophie de Grouchy, dont il est profondément amoureux. Sophie a vingt-deux ans, il en a quarante-trois. Les époux vont demeurer à l'Hôtel des Monnaies, quai Conti, qui devient aussitôt le lieu de rencontre d'intellectuels tels qu'Adam Smith, Beccaria, Anacharsis Cloots, David Williams, Thomas Jefferson, Thomas Paine, André Chénier, Chamfort, La Fayette, Beaumarchais, d'autres encore. Sophie partage ses idées, ses combats. Condorcet est parfaitement, absolument heureux. Un court instant, car la tourmente s'annonce.
En 1787, est créé le Parti national, rassemblement hétéroclite puisqu'il réunit de grands seigneurs, des économistes, des magistrats, des philosophes, unis par leur aversion pour les abus, l'arbitraire et leur détermination à mettre un terme aux privilèges. Condorcet fait partie du comité directeur, aux côtés de La Fayette, Mirabeau, Sieyès et d'autres. Ils exigent la convocation des Etats généraux, qui n'ont plus siégé depuis près d'un siècle et demi, et la promulgation d'une constitution. Leur action contribue indubitablement à la convocation de cette assemblée, qui est annoncée le 27 décembre 1788. Condorcet, évidemment, ne peut rester passif. Durant l'automne 1788 et les premiers mois de 1789, il publie consécutivement les "Idées sur le despotisme", puis une "Déclaration des droits".
Condorcet n'a pas réussi à se faire élire aux Etats généraux, mais durant le printemps 1789, il en suit assidûment les travaux et rédige de multiples propositions concernant l'abolition des privilèges en matière d'impôts, la réunion annuelle de l'Assemblée, la réforme de la procédure criminelle, la liberté de la presse, du commerce et de l'industrie. Ses propositions ne suscitent cependant aucun écho.
Le 9 juillet 1789, l'Assemblée se déclare être Assemblée constituante.
Le 14, le monde bascule. La foule prend d'assaut la Bastille. Le 17, le souverain se rend à l'Hôtel de Ville de Paris et arbore à son chapeau la cocarde tricolore. Bien qu'il se trouve dans la capitale, Condorcet ne joue aucun rôle dans le mouvement insurrectionnel. Le 15 et le 18, il assiste aux séances de l'Académie des sciences !
Le 18 septembre, il est élu à l'assemblée de la Commune de Paris, nouvellement créée. La situation politique est très instable. La disette menace. Les aristocrates émigrent. Le 5 octobre, Louis XVI et ses proches sont contraints par une foule menée par quelques agitateurs de quitter Versailles et de se rendre, sous la pluie, à l'Hôtel de Ville de Paris, qu'ils n'atteignent que dans la soirée. Le roi est reçu dans la Grande-Salle ; Condorcet est présent et assiste à l'humiliation du monarque. La famille royale, dorénavant, résidera à Paris, devenu le véritable centre du pouvoir.
Le 3 novembre, Condorcet est élu Président de la Commune. Il se dépense sans compter, prend toutes les initiatives; son influence n'a jamais été aussi grande, mais c'est la Constituante -et non la Municipalité- qui détient les rênes du pouvoir. Ses propositions en matière de découpage territorial, en particulier en ce qui concerne le département autour de la capitale, ne sont pas retenues. Malgré cet échec, Condorcet marque son soutien à l'action de la Constituante qui - réformant la procédure criminelle - a aboli la torture, reconnu les droits de la défense et instauré la publicité des débats. D'ailleurs, il exerce une grande influence sur certains membres de l'Assemblée nationale, dont Sieyès, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, le comte de Montmorency.
Son appartenance déclarée aux patriotes lui vaut l'inimitié de très nombreux aristocrates. Parmi les premiers, il a adhéré au Club des amis de la Constitution, qui a son siège au couvent des Jacobins, et dont Cabanis, Chamfort, Laclos et Camille Desmoulins, entre autres, font également partie. En avril 1790, il crée avec Sieyès, La Fayette et Mirabeau la "Société de 1789". Mais ce club, qui devait devenir un lieu de réflexion politique, ne répond pas aux intentions premières et Condorcet - tout comme Mirabeau, Sieyès et Talleyrand - cesse bientôt d'y collaborer.
Condorcet n'a pas les qualités d'un tribun, n'est pas grand orateur, et exècre les démagogues. Il n'est donc pas étonnant qu'il ne subjugue pas les foules. Son influence diminue au sein de la Municipalité. En août 1790, il n'est pas réélu ; il cesse en outre d'être inspecteur des Monnaies et doit quitter l'appartement du quai de Conti. Il n'est plus qu'académicien. Ne pouvant agir, il écrit. Il dénonce le danger d'inflation inhérent à l'émission massive d'assignats sans couverture réelle et propose un impôt sur la fortune. Il s'est distancié de La Fayette avec lequel il n'entretiendra bientôt plus aucun rapport.
En avril 1791, Condorcet est nommé par Louis XVI comme un des six administrateurs de la Trésorerie. L'acceptation de cette nomination constitue une faute politique pour quelqu'un qui a toujours considéré que seule l'élection à un poste confère un caractère légitime à l'exercice de la fonction. Le contexte politique s'est encore compliqué ; les patriotes se divisent et les affrontements se multiplient entre factions rivales. Condorcet, partagé entre elles, tente par ses écrits de les rassembler, mais les événements à nouveau se précipitent.
Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, Louis XVI et sa famille se sont enfuis. Ils sont arrêtés le soir-même, à Varennes. Condorcet considère que le maintien du monarque au pouvoir constitue une menace pour les acquis de la Révolution. Il demande que soit proclamée la République, alors que Danton et Robespierre font preuve d'un attentisme prudent. Le 8 juillet 1791, il prononce un discours sur la république au Cercle social, devant un public attentif. Tant les monarchistes que la gauche le critiquent durement.
Dans "L'Ami du Peuple", Marat traite Condorcet d'hypocrite "qui veut allier les contraires".
L'attaque est d'autant plus infâme que Condorcet, deux mois auparavant, avait violemment protesté contre l'interdiction de parution faite à "L'Ami du Peuple" par la municipalité de Paris.
A cette occasion, il avait écrit : "Ce n'est point parce que l'ouvrage prohibé est bon ou mauvais, c'est parce qu'il est prohibé d'avance, qu'une injonction comme celle de la police est à la fois une violation de la Déclaration des droits et un attentat contre la liberté. Convaincu que celle de la presse est la seule barrière dont la tyrannie la plus adroite ne puisse se jouer, qu'il me soit permis de prendre ici l'engagement de dénoncer, non à l'accusateur de tel ou tel arrondissement, mais à la France, mais à l'Europe, toutes les atteintes qu'un pouvoir quelconque essaiera de porter à ce bouclier sacré de nos droits15."
La prise de position de Condorcet en faveur de la République force l'admiration d'Elisabeth et de Robert Badinter, qui affirment : "A ce moment crucial pour la Révolution, alors que ses chefs trahissent ou se dérobent, se lève un homme seul, le dernier des Encyclopédistes, l'ami de Voltaire et d'Alembert, l'incarnation de l'esprit des Lumières qui ont éclairé ce XVIIIe siècle finissant. Et cet homme proclame haut et fort que la liberté est républicaine16." A ce moment particulier de l'Histoire, le philosophe livre une analyse des événements et une définition de la marche à suivre infiniment plus correctes que celles de ses contemporains exerçant d'importantes fonctions politiques. Condorcet, Paine et du Chastellet vont s'employer à rallier l'opinion.
Au début du mois de juillet, paraît le premier numéro du "Républicain". Au même moment, cependant, l'Assemblée décrète l'inviolabilité du Roi. Barnave prend Condorcet à partie : "Vous n'avez pas senti que si, par l'effet d'une passion, la Nation pouvait détruire la royauté, elle pourrait, par une autre passion, détruire la République pour établir la tyrannie17." Condorcet est l'objet d'un torrent d'invectives et d'allégations mensongères. Le "Républicain" cesse déjà de paraître fin juillet, après quatre numéros. Condorcet, entre-temps, a rompu définitivement avec La Fayette qui, le 17 juillet, à la tête d'un bataillon de la garde nationale, a fait tirer sur la foule assemblée au Champ-de-Mars.
Peu de temps après que la Prusse ait déclaré la guerre à la France, au début de l'été, Condorcet adresse cet avertissement au roi : "Par quelle fatalité, Sire, n'avons-nous pour ennemis que des hommes qui prétendent vous servir ? Par quelle fatalité sommes-nous obligés de douter si ces ennemis de la France vous servent ou vous trahissent ? Les familles des rebelles de Coblentz remplissent votre palais, les ennemis connus de l'égalité et de la constitution forment seuls votre cour, et l'on chercherait en vain auprès de vous un homme qui eût servi la cause de la liberté ou qui ne l'eût pas trahie. […] La nation vous demande une dernière fois de vous unir à elle pour défendre la constitution et le trône18"
Le 26 septembre 1791, Condorcet est élu à l'Assemblée législative. L'accueil dithyrambique que lui fait Pastoret, qui préside, reflète la considération dont il jouit encore dans de nombreux milieux : "Vous fûtes, Monsieur, un des plus illustres prophètes (de la liberté) et vous serez un des plus ardents défenseurs de la constitution française. S'il est parmi nous des citoyens qui ont paru redouter quelques unes de vos opinions politiques, leur crainte même fut une sorte d'hommage rendu à l'influence de votre gloire […] Celui qui est en Europe le premier magistrat de la raison ne peut manquer de défendre une constitution qui purgera la France de tant d'erreurs19". Mais, dans "L'Ami du Peuple", Marat l'insulte.
Au cours de l'automne, Condorcet se prononce à l'Assemblée pour le droit d'émigrer, mais non aux fins de fomenter des troubles, et propose que les émigrés prêtent le serment civique. Partisan du respect des droits de chacun, il s'oppose à l'obligation pour le clergé de s'assermenter. Il prône une totale liberté du culte. Mais il suggère que la tenue des actes de naissance, de mariage et de décès soit confiée à l'autorité civile. On ne le suit pas. Son isolement, d'ailleurs, ne fait qu'augmenter en raison des divergences de vues qui le séparent de nombreux anciens amis. Il rompt avec le duc de La Rochefoucauld. Avant la Révolution déjà, il s'était distancié des Suard qui lui reprochaient d'avoir critiqué leur protecteur, le banquier et ministre Necker.
A partir de novembre 1791, Condorcet assure les comptes-rendus parlementaires de la "Chronique de Paris". Etienne Dumont commente cette activité journalistique comme suit : "Sa chronique était faite avec beaucoup d'art. La Cour n'avait point de plus grand ennemi; ses attaques étaient d'autant plus dangereuses qu'elles avaient un ton de finesse, de bienséance, de calme, qui faisait plus d'impression sur la société que les insultes virulentes de Brissot et des Jacobins.20"
Condorcet partage les sentiments belliqueux des Girondins qui croient pouvoir résoudre les problèmes de politique intérieure en menant la guerre contre des puissances étrangères. Il est extraordinairement naïf quand il déclare que la France ne portera pas atteinte à la liberté d'un autre peuple et que ses soldats se comporteront de façon irréprochable envers les sujets des régions occupées. Son intervention devant l'Assemblée, le 29 décembre 1791, est - pour une fois - fort bien reçue car elle est conforme aux sentiments qui animent la plupart de ses collègues. Robespierre fait preuve de plus de perspicacité quand, presque seul à gauche, il s'oppose catégoriquement à la guerre. Il sait que si la France est victorieuse, elle risque une dictature militaire et que, si elle est vaincue, la Révolution sera balayée par les coalisés étrangers et l'absolutisme ré-instauré. L'incorruptible veut que la priorité soit accordée à la lutte sur le front intérieur, où la situation ne fait qu'empirer. Le 2 janvier 1792, la France adresse un ultimatum à l'Autriche.
Condorcet intervient fréquemment à l'Assemblée. En janvier 1792, il suggère que les ministres obtiennent dorénavant la confiance de cette instance parlementaire. En février, il expose le texte d'une "Adresse aux Français" dans laquelle il traite notamment de la création d'un "système fraternel de secours publics". En mars, il présente un plan d'assainissement financier et propose l'organisation d'un système d'épargne et de mutuelle.
Le 20 avril, enfin, en tant que rapporteur du Comité d'Instruction publique (dont fait également partie Joseph Fouché), il tente de présenter à l'Assemblée le plan entièrement neuf et cohérent qu'a conçu le Comité, sous sa direction. Son préambule est sans équivoque : "L'instruction publique est un devoir de la société à l'égard des citoyens", sans distinction de classe ni de sexe. Il prévoit un enseignement primaire d'une durée de quatre ans auquel auraient accès tous les enfants, ensuite un enseignement du second degré donné dans des internats nationaux, suivi de celui du troisième degré prodigué dans des instituts, et d'un enseignement supérieur qu'assureraient des lycées (comparables à nos universités). L'ensemble serait chapeauté par une "Société Nationale des Sciences et des Arts", qui aurait une fonction régulatrice. Un enseignement technique permanent est prévu pour les travailleurs. L'instruction doit être gratuite, dénuée du moindre dogmatisme et donc n'être assujettie à aucune autorité religieuse.
Les bases de l'école laïque sont ainsi jetées. Pour Condorcet, il faut éliminer toute entrave à l'exercice du libre arbitre car "tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une raison étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d'utiles vérités : le genre humain restera partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves21." Mais un concours de circonstances des plus fâcheux fait que Condorcet ne parvient à lire que les premiers feuillets de ce rapport important entre tous, car le même jour, Louis XVI doit venir proposer à l'Assemblée de déclarer la guerre à l'Autriche. A l'arrivée du souverain, Condorcet est contraint de lui céder la tribune. Le lendemain, il termine la lecture de son rapport sur l'Instruction, pour lequel l'Assemblée fait preuve d'un intérêt mitigé. Il ne verra pas l'aboutissement de son projet. Ce n'est que le 25 octobre 1795 que la Convention vote une loi reprenant les grandes lignes du rapport qu'il a rédigé et qui sera à la base du système d'enseignement mis en place trois quarts de siècle plus tard, par la Troisième République.
La guerre accentue encore les dissensions. Avec une fréquence croissante, Condorcet est attaqué par les partisans de la Montagne. Marat, Chabot et Robespierre s'acharnent contre lui. Leur conception de la société est à l'opposé de la sienne. Alors que ces hommes ont appartenu à diverses reprises à une même mouvance, leur dissentiment est maintenant irréductible. Tout en l'Incorruptible répugne à Condorcet, qui écrit à son sujet : "Robespierre prêche, Robespierre censure, il est furieux, grave, mélancolique, exalté à froid, […], il tonne contre les riches et les grands, il vit de peu et ne connaît pas les besoins physiques, il n'a qu'une mission, c'est de parler, et il parle toujours; […] il a tous les caractères non pas d'un chef de religion, mais d'un chef de secte; il s'est fait une réputation d'austérité qui vise à la sainteté, il monte sur les bancs, il parle de Dieu et de la providence. […] Robespierre est un prêtre et ne sera jamais que cela.22"
L'aversion est réciproque. Robespierre voit en Condorcet un survivant de l'Ancien Régime abhorré et ne tolère pas que le ci-devant marquis lui fasse la leçon.
Janine Bouissounouse résume bien le conflit quand elle écrit : "Déiste fervent, Robespierre ne peut tolérer une forme de pensée absolument libre, qui a rejeté tout dogmatisme, qui remet perpétuellement tout en question23." Robespierre, selon ce même auteur, est partisan d'une "société immuable, idéale, pétrifiée dans sa perfection24"; s'il instaure le régime de la Terreur, c'est - toujours pour Bouissounouse - "pour faire régner la vertu24". Elle voit dans le jacobinisme le précurseur du totalitarisme impérial et des régimes autoritaires du XXe siècle, fascistes ou communistes.
Le 25 avril, devant les Jacobins, Brissot fait l'apologie de Condorcet. Les partisans de Robespierre, dont Camille Desmoulins, prennent Brissot durement à partie. Le lendemain, dans la "Chronique de Paris", Condorcet les critique vertement à son tour. Il affirme dans son article que "deux classes d'hommes menacent notre liberté. L'une est celle des gens qui ont besoin de gouverner, d'intriguer et de s'enrichir; l'autre, celle des gens qui ont besoin de se faire acheter. Les uns se chargent d'ameuter les riches, les autres d'agiter le peuple. […] Tous s'accordent à calomnier, à dénoncer les mêmes amis de la liberté […] Agents des mêmes chefs, payés du même trésor, trahissant également …25"
L'accusation, en fait, n'est pas fondée, car Robespierre et ses adeptes ne sont bien évidemment pas à la solde de la Cour. L'Incorruptible ne pardonnera pas l'affront. Le 1er juin, il attaque Condorcet nommément, lui reprochant d'avoir été républicain prématurément ! Tout l'été, Condorcet est l'objet de nouvelles violences verbales de la part de Marat et de Robespierre. Cela contribue sans doute à lui faire prendre position en faveur des Girondins dans ses articles, dans la "Chronique de Paris".
Le 19 juin, Condorcet propose que l'Assemblée décrète que les titres de noblesse déposés dans les archives publiques soient brûlés, afin de démontrer le caractère irréversible de la Révolution. Il dénonce "la vanité de cette caste". Peu après, Catherine II et Frédéric-Guillaume II de Prusse donnent l'ordre d'exclure Condorcet des académies de Pétersbourg et de Berlin.
Le 1er août, le manifeste du duc de Brunswick qui menace des pires sanctions quiconque se rendrait coupable de la moindre violence, du moindre outrage à l'égard de Louis XVI ou de ses proches, provoque la plus vive des réactions dans l'opinion. De divers côtés on exige la destitution du souverain. C'est également le point de vue de Condorcet qui estime que seule cette mesure peut encore prévenir l'insurrection. Cette dernière commence dans la nuit du 9 au 10 août; le 10, le château des Tuileries est pris d'assaut par la foule. Danton est élu ministre de la Justice. L'Assemblée législative va devoir céder la place à la Convention. A Paris, la Commune détient le pouvoir. Des bandes armées se livrent à des massacres. Le 13 août, la Commune se fait remettre Louis XVI et la famille royale, et les emprisonne au Temple. Dans les jours qui suivent, Robespierre obtient de l'Assemblée que soient créées des juridictions d'exception, statuant souverainement et sans appel.
Le conflit entre la Commune de Paris et l'Assemblée redouble d'acuité, tandis que Robespierre ne fait plus mystère de son intention de contrôler la Convention. Entre le 2 et le 7 septembre, des milliers de personnes sont massacrées dans les prisons et les couvents de Paris. Dans son article dans la "Chronique de Paris" du 4 septembre, Condorcet avance timidement, honteusement : "Nous tirons le rideau sur les événements." Ce n'est que le 9 septembre, alors que le sang a cessé de couler, qu'il dénonce enfin "ces crimes obscurs et sans objet."
Condorcet est élu à la Convention par cinq départements. Le 21 septembre, la Convention tient sa première réunion dans la Salle du Manège, où siégeait déjà l'Assemblée législative. Elle décrète d'emblée, à l'unanimité, que la royauté est abolie. Le 11 octobre, Condorcet, Sieyès, Brissot, Pétion, Vergniaud, Gensonné, Thomas Paine, Barère et Danton sont désignés comme membres du Comité de Constitution; Condorcet y remplit la fonction de rapporteur. Le 21 octobre, il prend une initiative pour le moins originale, quand il déclare que le comité "… n'était pas appelé à préparer un code de lois seulement pour la France, mais pour tout le genre humain" et que "tout citoyen qui aurait conçu des plans et acquis des idées neuves sur l'organisation sociale, devenait par là même un de ses membres26." La Convention emboîte le pas au Comité et invite illico "les amis de la Liberté à communiquer en toutes les langues, au Comité de Constitution, les idées propres à servir de matériaux pour la Constitution française.26"
Le 13 novembre 1792 débute le procès de Louis XVI. Condorcet ne doute pas de la culpabilité de ce dernier, mais il a exprimé à plusieurs reprises son opposition à la peine capitale. Dans la "Chronique de Paris" il prend donc position : "Peut-être serait-il digne de la France victorieuse à la fin du XVIIIe siècle de donner au monde un autre spectacle que celui d'un roi condamné à périr sur l'échafaud pour des crimes dont les rois sont plus ou moins coupables.27" Et ailleurs, il renchérit : "Dans une cause où une nation entière offensée est à la fois accusatrice et juge, c'est à l'opinion du genre humain, c'est à celle de la postérité qu'elle doit compte de sa conduite. Elle doit pouvoir dire : Tous les principes généraux de jurisprudence, reconnus par les hommes éclairés de tous les pays ont été respectés. Elle doit pouvoir défier la partialité la plus aveugle de citer aucune maxime d'équité qu'elle n'ait observée; et quand elle juge un roi, il faut que les rois eux-mêmes, dans le secret de leur conscience, soient forcés d'approuver sa justice28." Cette conviction, sous-tendue d'un souci d'équité, s'oppose à celle de Danton, qui aurait affirmé : "Nous ne voulons pas juger le roi, nous voulons le tuer."
C'est également la thèse de Saint-Just, de Robespierre, de Marat, et la revendication de la populace, qui, par l'exécution du souverain, veulent marquer qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Et, c'est cette thèse-là qui l'emporte, lors du vote de l'Assemblée, le 17 janvier 1793. Quatre jours plus tard, Louis XVI est guillotiné. Le conflit entre Montagnards et Girondins prend aussitôt une tournure aiguë, malgré la nécessité de l'union face au péril étranger.
Le 15 février 1793, Condorcet, Barère et Gensonné présentent à la Convention la Déclaration des droits et le projet de constitution rédigés par le comité. Ils énumèrent les principes sur lesquels se fonde ce texte : raison et justice, égalité et liberté, droit des citoyens et souveraineté populaire, unité et indivisibilité de la République, prédominance du législatif sur l'exécutif. Comme le soulignent les Badinter, le texte a le grand mérite de créer un lien solide entre l'acquisition de l'instruction et l'exercice de la démocratie.
Son caractère minutieux à l'extrême et sa complexité, mais surtout le recours constant à la consultation de la population qu'il prône, en constituent les principaux défauts. Cette consultation par trop fréquente aurait en effet pour résultat de paralyser la vie politique et de favoriser les tendances démagogiques.
Le projet est on ne peut plus froidement reçu. Les Montagnards le dénoncent et veulent en élaborer un qui leur soit propre. Le 6 avril 1793 un Comité de Salut public de neuf membres est constitué. Le 29 avril, la Convention rejette le projet de constitution conçu par Condorcet; peu après elle désigne un nouveau Comité de constitution composé de cinq Montagnards dont Hérault de Séchelles, Couthon et Saint-Just.
Le 2 juin, vingt-neuf membres de la Convention, tous Girondins, sont exclus et arrêtés à leurs domiciles. Condorcet, qui a combattu certaines initiatives de la Gironde, marque sa solidarité avec les vaincus. Il va lutter avec eux pour tenter d'empêcher l'instauration de la dictature. Il ne paraît plus à la Convention. Avec Sieyès et Duhamel, il fonde le "Journal de l'Instruction Sociale", qui dénonce les agissements de certains personnages qui s'arrogent le pouvoir. Le 24 juin 1793, le projet de constitution élaboré par Hérault de Séchelles et consorts est approuvé par la Convention. Condorcet est ulcéré ; selon lui, la Révolution est en danger.
Il rédige une "Lettre aux Citoyens français sur la nouvelle constitution". Dans celle-ci, il dénonce les démagogues qui attisent les passions de la populace, mais commet l'erreur de les accuser de préparer le retour de la monarchie et la division de la France. Ces accusations, sans le moindre fondement, vont causer sa perte. Imprimé clandestinement, cet écrit anonyme est diffusé dans les départements.
Mais l'auteur est très rapidement identifié. Le 8 juillet, la Convention réclame l'arrestation de Condorcet. Celui-ci, qui se trouve dans sa maison de campagne à Auteuil, est prévenu à temps et s'enfuit. Il se réfugie chez Mme Vernet, une veuve qui réside au 21 de la rue des Fossoyeurs, à Paris. Il s'y terre sans interruption jusqu'au 25 mars 1794. Sa logeuse est une femme admirable, d'un courage inouï, car en hébergeant un proscrit, elle assume un risque considérable. Jamais elle n'acceptera la moindre rémunération de sa part, de sa veuve ni de sa fille. Dans cette simple demeure logent également le géomètre Sarret et Marcoz, député suppléant à la Convention et Montagnard de conviction. Tous deux sont au courant de l'identité du fugitif et, comme leur logeuse, le protègent. Condorcet devrait se tenir coi. Au lieu de cela, il publie une "Lettre à la Convention nationale", dénonce la tyrannie, la violation des libertés, la persécution des authentiques républicains, cite nommément Robespierre. Il affirme : "Quand la Convention nationale n'est pas libre, ses lois n'obligent plus les citoyens."
Il entame la rédaction d'un texte connu depuis comme son "Fragment de justification", mais il l'abandonne à l'instigation de Sophie, qui lui rend visite quand elle peut, pour rédiger son "Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain". L'entreprise le libère des dramatiques contingences et l'élève au-dessus du débat politique qui lui est devenu insupportable. Il reconquiert une sérénité qui, jusqu'à son trépas, ne lui fera quasi jamais plus défaut.
Il travaille au lit, enveloppé dans une couverture. Son ouvrage, résolument antireligieux, met en exergue les réalisations scientifiques et les idéaux de tolérance et de liberté propres à la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il reprend la principale thèse des Encyclopédistes selon laquelle les progrès de l'esprit humain amèneront ceux de la condition humaine. Il annonce la venue du jour où la généralisation de l'instruction mettra un terme à la servitude. Comme l'ont souligné Elisabeth et Robert Badinter, c'est "un acte de foi dans la perfectibilité" du genre humain29. Condorcet s'est libéré de tout esprit de vengeance alors qu'au dehors la Terreur règne. Marie-Antoinette est exécutée, puis Bailly, puis Philippe-Egalité, puis les Girondins, puis Danton. Le Tribunal révolutionnaire a condamné Condorcet à mort, par contumace. Pour ne pas la compromettre, il veut quitter le refuge que Mme Vernet lui procure, mais cette dernière s'y oppose. Tous ses biens ont été saisis. Sophie, pour subvenir à ses moyens, ceux de sa fille, de sa sœur, de santé fragile, et de sa vieille gouvernante, peint des miniatures. Elle lui témoigne son affection, lui fournit de quoi se vêtir et se chausser, l'encourage à surmonter l'épreuve. Condorcet s'est remis aux mathématiques.
Au début de l'année 1794 lui parvient une lettre de son épouse lui annonçant que, comme tant d'autres, elle va devoir demander le divorce. Elle le fait la mort dans l'âme, afin de sauvegarder les intérêts d'Eliza, leur fille. Les deux phrases qui suivent éclairent l'esprit de la décision prise par Sophie : "Cette séparation apparente, tandis que mon attachement pour toi, les liens qui nous unissent sont indissolubles, est pour moi le comble du malheur. […] Il m'est impossible de t'exprimer ce que me coûtera ce sacrifice.30" La demande en divorce est présentée à la municipalité d'Auteuil le 14 janvier 1794 ; il ne sera prononcé que quatre mois plus tard, après le décès de Condorcet. Les visites que ce dernier recevait se sont espacées, puis interrompues. Personne n'ose plus se rendre à la rue des Fossoyeurs.
Au lendemain de la Terreur, la jeune et séduisante Mme de Condorcet aura des amants. Mais faut-il dès lors douter de la sincérité du propos qu'elle tenait antérieurement ? Indubitablement, elle a éprouvé un tendre sentiment pour l'homme qui l'avait associée à chacune de ses entreprises, à son existence même.
Après avoir achevé son "Esquisse", Condorcet rédige son dernier ouvrage, un petit manuel ayant pour titre "Moyens d'apprendre à compter sûrement et avec facilité", à l'usage des élèves des écoles primaires. Est-il conscient que sa fin est proche, quand il recommande qu'Eliza "soit élevée dans l'amour de la Liberté, de l'Egalité, dans les mœurs et vertus républicaines"?
Le 24 mars 1794, le jour-même où Hébert et les ultra-révolutionnaires périssent sur l'échafaud, Condorcet reçoit des indices concernant une fouille imminente du domicile de Mme Vernet. Il confie ses papiers à Sarret. Le 25 mars, il s'enfuit. Il a en poche son rasoir, un petit couteau, une paire de ciseaux, un porte-crayon en argent, un ouvrage d'Horace.
Son intention est de se rendre d'abord chez ses amis Suard, à Fontenay-aux-Roses. Sarret l'accompagne un bout de chemin, puis regagne la rue des Fossoyeurs. Les Suard sont absents. Condorcet, qui s'est fait éconduire par la servante, passe la nuit dissimulé dans une carrière. Blessé à une jambe, il se représente au domicile de ses anciens amis, qui ne sont toujours pas rentrés. Après une deuxième nuit passée à la belle étoile, il trouve enfin les Suard chez eux. Le maître de maison lui permet de se reposer quelque peu et de se restaurer, mais lui signifie ne pouvoir l'héberger.
Condorcet, alors, fait part à Suard de ses ultimes recommandations : il est question de Sophie, d'Eliza, d'un de ses manuscrits traitant du calcul intégral, d'un autre de d'Alembert. Puis, il reprend son errance.
Quelques heures plus tard, il est interpellé dans un cabaret de Clamart-le-Vignoble et est incarcéré à la prison de Bourg-Egalité (agglomération connue auparavant et par après sous le nom de Bourg-la-Reine). Le lendemain, 29 mars 1794, le geôlier le trouve mort, allongé sur le sol de sa cellule, la face contre terre, les bras le long du corps. S'est-il suicidé, comme l'a fait du Chastellet, à l'aide d'un poison que lui aurait procuré son parent, le médecin Georges Cabanis ? C'est la thèse que Lamartine fit sienne31, et qui est la plus plausible. D'autres pensent à une défaillance cardiaque, à une hémorragie cérébrale … Il est inhumé dans la fosse commune du cimetière de Bourg-Egalité, sous le nom de Pierre Simon, qu'il a déclaré être le sien au cours de son interrogatoire.
Le cimetière a été exproprié en 1820, puis vendu et bâti. Les ossements déterrés ont été transférés dans un ossuaire à ciel ouvert, dans le cimetière de la rue de Bièvre. On a perdu toute trace des restes du philosophe. Depuis 1989, un tombeau vide, au Panthéon, à Paris, commémore la vie et la pensée du plus intègre, du plus brillant, du plus attachant des hommes.
Bibliographie
- Elisabeth et Robert Badinter, Condorcet - un intellectuel en politique. Paris, Fayard, 1989, 660 p.
- Janine Bouissounouse, Condorcet - Le philosophe dans la Révolution. Paris, Hachette, 1962, 320 p.
Notes
1. Voltaire, Recueil des lettres - Correspondance générale, t. X, Imprimerie de la Société Littéraire - Typographique, 1785, pp. 384 - 385 : Lettre à M. le Marquis de Condorcet, 11 octobre 1770.
2. E. Faure, La disgrâce de Turgot, Gallimard, 1961, p. 78.
3. E. et R. Badinter, Condorcet - Un intellectuel en politique, Fayard, 1988, p. 192.
4. Condorcet, Lettres d'un Théologien, Œuvres, t. V.
5. E. et R. Badinter, op. cit., p. 60.
6. Condorcet, Réflexions d'un citoyen non gradué sur un procès très connu, Œuvres, t. VIII.
7. Condorcet, Lettre à Frédéric II, 19 septembre 1785.
8. voir (5).
9. Turgot, Œuvres, Schelle, I - III, p. 516.
10. Condorcet, Réponse au premier plaidoyer de M. d'Eprémesnil, Œuvres, t. VII.
11. Condorcet, Lettre à Turgot, 16 mars 1775.
12. Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés.
13. Condorcet, De l'Influence de la Révolution d'Amérique sur les opinions et la législation de l'Europe, Œuvres, t. VIII.
14. E. Faure, La disgrâce de Turgot, 1961, cité par J. Boissounouse, Condorcet - Le philosophe dans la Révolution, Hachette, 1962, p. 77.
15. Le Patriote français, 13 juillet 1791.
16. E. et R. Badinter, op. cit., p. 331.
17. Gazette de Paris, 17 juillet 1791.
18. J. Bouissounouse, op. cit., p. 219.
19. L. Cahen, Condorcet et la Révolution française. Slatkin Reprints, Genève, 1970.
20. E. Dumont, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières législatives. Presses Universitaires de France, 1951.
21. Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'Instruction publique, Œuvres, t. VII, pp. 455 - 456.
22. Chronique de Paris, 9 novembre 1792.
23. J. Bouissounouse, op. cit., p. 237.
24. J. Bouissounouse, op. cit., p. 240.
25. Chronique de Paris, 26 avril 1792.
26. Chronique de Paris, 21 octobre 1792.
27. Chronique de Paris, 7 novembre 1792.
28. Condorcet, Opinion sur le jugement de Louis XVI, novembre 1792.
29. E. et R. Badinter, op. cit., p. 591.
30. Lettre citée par L. Cahen, op. cit., p. 571.
31. A. de Lamartine, Histoire des Girondins, t. IV, Paris, Hachette et Cie / Fourne, Juvet et Cie / Paguerre, 1871, p. 187.