Bulletin Numéro 53 - Liberté ou égalité
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Liberté ou égalité ?
Patrice Dartevelle
A de multiples reprises, j'ai désigné ce que je considère sinon comme la source de nos problèmes en matière de liberté d'expression mais comme le révélateur et la manifestation claire et tangible du renversement de l'opinion en la matière. Il s'agit de la modification considérable de la définition de la tolérance devenue pour la plupart "le respect des opinons d'autrui". Le pourquoi de ce revirement n'est pas clair. J'ai identifié la fin des idéologies et des certitudes qui conduit à refuser à ses idées la moindre force de conviction et oblige paradoxalement à excommunier certaines idées jugées insupportables. Plus récemment, j'ai évoqué une idée de Régis Debray sur l'impuissance et l'abandon face au flux d'informations. On peut aussi évoquer le double sens pris aujourd'hui par le mot "tolérance". Son sens premier de "respect de la personne d'autrui malgré les oppositions religieuses, philosophiques ou politiques" se voit supplanté par une préoccupation devenue prééminente qui est à peu près "capacité à accepter et à apprécier positivement les convictions et pratiques de groupes humains différents du sien". Une lecture récente m'a fait voir une manifestation tangible de l'évolution. Elle n'en donne pas les causes mais ajoute un élément pour la photographie précise d'une évolution essentielle des esprits, évolution qui est éminemment défavorable à la liberté d'expression. Un livre hautement discutable dans ses conclusions, Le Déclin, de David Engels, professeur d'histoire romaine à l'Université libre de Bruxelles (1) rapporte les résultats d'un sondage effectué en Allemagne depuis 1990, de manière régulière, sans doute annuelle mais les résultats chiffrés n'en sont donnés par l'auteur que tous les deux ans (il fournit toutefois un graphique de petite dimension). Les résultats sont communiqués séparément pour l'ex-RDA et l'ex-RFA parce qu'ils sont assez différents. La question posée aux sondés est très générale : "Quelle est de l'égalité ou de la liberté la valeur la plus importante?" (2). On peut certes épiloguer sur la compatibilité ou la non-opposition entre les deux mais il faut tout aussi bien se défier de la langue de bois et des consensus oratoires. En ex-RDA, on est en 1990 dans une situation de quasi égalité, 46% des sondés préfèrent la liberté et 43% l'égalité. C'est difficile à analyser. On nous avait tant répété que les citoyens des pays communistes chérissaient une liberté qu'ils ne connaissaient pas ! A la rigueur ils pouvaient vouloir l'efficacité économique, mais l'égalité... Plus surprenant peut-être, et les interprétations à donner des chiffres peuvent être nombreuses, la situation depuis n'a fait qu'empirer pour la liberté, et ce rapidement et constamment. Ainsi en 2007, 58% préfèrent l'égalité et 30% la liberté. En ex-RFA en 1990, la situation est différente et somme toute conforme au discours occidental le plus fréquent : 64% préfèrent la liberté et 24% l'égalité. Mais en 2007 la liberté ne recueille plus que 51% des suffrages contre 36 à l'égalité. Ce dernier chiffre traduit une baisse récente : en 2006 l'égalité l'emporte sur la liberté avec +/- 48% contre 45 (le graphique est petit). Un autre sondage réalisé en 2010 donne 28% des habitants de l'ex-RDA et 42 de l'ex- RFA pour déclarer que la liberté est un bien important. Certes ni "liberté" ni "égalité" ne sont définis, sans doute volontairement. La liberté peut porter sur bien d'autres choses que celle d'expression mais il serait étrange que des sondés ne l'envisagent pas du tout. De même l'égalité peut désigner l'égalité des droits uniquement ou l'égalité de fait, deux choix très différents. Les chiffres de l'ex-RDA doivent être pris avec prudence : il y entre une part de désenchantement face aux réalités du système démocratique (il faut longtemps pour comprendre que les valeurs, les choix peuvent être très différents) et de l'économie de marché (qui n'offre pas plus d'argent pour moins de travail). Mais les chiffres de l'ex-RFA, un pays qui ne peut être si différent de ses voisins de l'Ouest, sont suffisamment clairs par eux-mêmes : le souci de la liberté décline inexorablement et celui de l'égalité a augmenté d'au moins 50%. La crise économique de 2008 n'y est pour rien, les chiffres cités lui sont antérieurs. Sans doute les immigrés pèsent-ils d'un certain poids dans ces chiffres mais il n'est pas certain qu'une partie des immigrés turcs n'apprécie pas la liberté d'expression gagnée en émigrant même si elle constate un sort qui la relègue au bas de l'échelle sociale (je songe aux difficultés des jeunes diplômés issus de l'immigration à trouver un travail correspondant à leurs qualifications face aux détours utilisés ou créés par les classes aisées pour réserver les bons emplois à leur enfants - les programmes Erasmus par exemple). Une indifférence croissante envers le système démocratique qui se manifeste souvent dans le faible taux de participation aux élections là où le vote n'est pas obligatoire, et même un peu là où il l'est, est évidemment à mettre en cause. Le sondage de 2010 nous apprend par exemple qu'un Allemand sur sept de l'ex-RDA et un sur douze de l'ex-RFA est prêt à vendre sa voix électorale pour 5.000 €. Mais il s'agit là d'un élément des problèmes de la liberté d'expression. A quoi sert-elle si on ne tient plus à un régime démocratique ? Quoi qu'il en soit, on trouve rarement des chiffres montrant que la liberté d'expression est de moins en moins à la mode, malgré les discours insipides et vides dont politiques et médias nous abreuvent.
1. Davis ENGELS, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies historiques . Paris , Editions du Toucan,2012, 379 pp.Prix: +/- 22,45€.
2. op. cit.,pp. 190-192 et notes 418 et 419.