Bulletin Numéro 53 - Page 2
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Bulletin Numéro 53 |
l'Iplacable réquisitoire de Jean Bricmont |
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L'implacable réquisitoire de Jean Bricmont
Patrice Dartevelle
Quelques rares obstinés ne se font toujours pas au spectacle de lois sans cesse plus nombreuses qui restreignent la liberté d'expression pas plus qu'aux poursuites et aux condamnations qui en découlent. Pour la France et la Belgique, Jean Bricmont est sans doute le premier de ceux-là. L'intérêt, extrinsèque à la cause présente, qu'il portait à Chomsky et le boycott dont ce dernier était l'objet en France l'ont mis sur la piste d'un étrange phénomène, sur lequel il a accumulé documentation et réflexions qu'il nous livre dans son récent (janvier 2014) livre, La République des censeurs (1) Dans cet ouvrage, il ordonne et analyse nombre de faits plus d'une fois ahurissants qui dévoilent en France -c'est presqu'identique en Belgique- une véritable ambiance de répression de la liberté d'expression, à l'aide de deux législations, celle réprimant l'incitation à la haine et diverses lois ou pratiques mémorielles, spécialement la loi Gayssot de 1990 punissant tout qui aura "contesté...l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité... qui ont été commis... par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale", bref essentiellement ce qui relève des condamnations prononcées par le Tribunal de Nuremberg. Cum grano salis, Jean Bricmont cite le discours sur la liberté de la presse prononcé par Robespierre le 11 mai 1791 : "La liberté de publier son opinion ne peut être autre chose que de publier toutes les opinions contraires... ( La vérité) ne peut sortir que du combat de toutes les idées vraies ou fausses, absurdes ou raisonnables... s'il est absurde que la raison d'un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la manifestation des opinions n'est qu'une absurdité". Il n'y a rien à redire à cela. La quasi totalité des Européens se rallierait à la parole du révolutionnaire... mais simultanément elle exige aujourd'hui que quand une opinion la dérange un peu trop, il faut l'interdire. L'Europe et spécialement la France ont-elles vraiment une culture de la liberté d'expression ? On ne peut que répondre par la négative.
L'incitation à la haine.
Le premier sujet traité par J.Bricmont est celui de la répression de l'incitation à la haine. La France a été pionnière en la matière (2). Dès 1972, René Pleven, ministre gaulliste de sensibilité démocrate-chrétienne, introduit dans la loi de 1881 sur la presse un ajout qui dispose que seront punis, jusqu'à un an d'emprisonnement, "ceux qui...auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence (amalgame bien difficile à justifier) à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée". Je remarquerai pour ma part que le groupe religieux est assimilé à des groupes présentant une caractéristique dont on ne peut logiquement se défaire, la race, l'ethnie ou la nation au lieu de l'assimiler à une opinion politique dont on est toujours responsable. J.Bricmont relève bien pour sa part l'extraordinaire subjectivité de pareille loi. Il est impensable d'exiger qu'on n'émette pas d'opinion négative mais à partir de quand s'agit-il de haine ? L'infraction ne peut être définie autrement que par une opinion. Pour J. Bricmont, "Si l'on peut définir assez précisément des actions illégales, la pensée humaine est bien trop souple pour que l'on puisse caractériser des pensées comme illégales" (p.19). Et de citer à nouveau Robespierre dans le même discours que celui repris plus haut, singulièrement bien inspiré : "Les lois peuvent atteindre les actions criminelles, parce qu'elles consistent en faits sensibles qui peuvent être clairement définis et constatés suivant des règles sûres et constantes : mais les opinions ! leur caractère bon ou mauvais ne peut être déterminé que par des rapports plus ou moins compliqués avec des principes de raison, de justice, souvent même avec une foule de circonstances particulières". Dans la liste des cas concrets qu'examine J. Bricmont (3), quelques-uns sont particulièrement significatifs. Celui de la Rectrice d'Orléans-Tours, elle-même arrivée d'Espagne à l'âge de huit ans, qui avait déclaré en 2011 que "si dans les enquêtes PISA, dans tous les pays concernés, on enlève finalement les enfants issus de l'immigration, on a tous les mêmes résultats est symptomatique. Un grand hebdomadaire lance l'opprobre en disant que les différences sont d'ordre social en s'en référant aux études très connues de Bourdieu et Passeron. Plainte est déposée au Parquet qui, heureusement, la classe sans suite. Il n'y aura donc pas de sanctions pénales mais qu'importe, le mal est fait : la Rectrice est dénoncée comme raciste dans les médias, des millions de français l'ont lu, vu ou entendu. Plus grave, Bourdieu et Passeron sont-ils irréfutables pour l'éternité ? Ne seront-ils jamais contredits ou dépassés par d'autres sociologues ? Le physicien Bricmont est étonné. J'ajouterais par exemple que les sociologues européens, à la différence des américains, n'examinent pour ainsi dire jamais les déterminismes génétiques qui peuvent réserver des surprises (ça n'étonne personne quand il s'agit de courses à pied...). En clair la valeur d'un travail se mesure au fait qu'il a résisté à toutes les critiques ; et si celles-ci sont interdites, on a scié la branche sur laquelle on était assis. En plus, si les risques sont aussi élevés, qui se risquerait à une étude potentiellement contradictoire avec des idées non plus reçues mais sanctifiées ? En sens inverse, certains peuvent tout dire, relève Bricmont. Ainsi Alain Finkielkraut déclare à propos de l'Allemagne : "Ce pays mérite notre haine". Il n'y a pas eu de poursuites. Il y a donc impunité à la carte mais aussi démonstration logique de ce qu'on ne peut éviter la haine : les grands parents de Finkielkraut sont morts à Auschwitz.
Les lois mémorielles.
Le cas des lois mémorielles n'est vraiment pas plus édifiant. En 2005, Le Pen déclare qu'en France, l'occupation allemande n'a pas été particulièrement inhumaine. Pour cela il a été condamné par la Cour d'appel de Paris (qui dispose maintenant d'une chambre spécialisée dans les délits d'opinion, c'est tout dire). Mais relève impitoyablement Bricmont, Stéphane Hessel a dit la même chose ou pire. Selon ce dernier, l'occupation allemande en France était relativement inoffensive si on la compare avec l'occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens. Stéphane Hessel cite aussi le libéralisme culturel des Allemands en France. Sartre a été joué. J'ajouterais qu'il en a été a peu près de même en arts plastiques. Picasso est resté dans son atelier parisien. Il a dû subir une (pas deux) vexation : une visite d'un haut responsable allemand. Un manuel d'histoire français dit lui aussi que l'occupation allemande a été moins répressive pour la France que pour d'autres pays. La loi Gayssot est votée en 1990 et on a tenté de l'étendre de différents manières. Seul élément positif relevé dans tout l'ouvrage : en 2013, la Cour constitutionnelle française a rejeté toute extension de la loi en disant qu'elle représenterait "une atteinte incontestable à l'exercice de la liberté d'expression et de communication". J. Bricmont va plus loin dans l'analyse. Le Tribunal de Nuremberg était sans doute une nécessité mais sacraliser ses arrêts, c'est faire l'impasse sur plusieurs problèmes qui n'ont pas échappé à tout le monde. Dès 1945, le tribunal fait problème aux USA. Le président de la Cour suprême n'y voit qu'une opération sophistiquée de lynchage. Le sénateur Taft déclare pour sa part en 1946 : "Tout ce jugement est entaché de l'esprit de vengeance, et la vengeance se confond rarement avec la justice". J. Bricmont utilise opportunément sur ce point l'ouvrage du futur président John Kennedy, Le courage en politique (1957, traduction française 1961) qui cite ces propos en les approuvant. Il faut dire aussi que le statut du Tribunal de Nuremberg laisse parfois rêveur en termes de justice expéditive. Son article 21 (le livre contient in fine les principaux textes juridiques cités) dispose que "Le Tribunal n'exigera pas que soit rapportée la preuve de faits de notoriété publique, mais les tiendra pour acquis". Certes il a fallu parer au plus pressé mais de là à se faire gloire de pareille formule ! J. Bricmont rappelle même ce qu'a écrit Arno Mayer, homme de gauche, professeur à Princeton (et publié en France par La Découverte). Il pense que les chambres à gaz d'Auschwitz ont existé et ont été utilisées mais avoue néanmoins : "Les sources sur les chambres à gaz sont rares et peu sûres... On a jusqu'à présent (en 1990) découvert aucun ordre écrit prescrivant nommément le gazage... Dans leur état actuel, les sources comportent incontestablement un grand nombre de contradictions, d'obscurités et d'erreurs". J'avoue que ce qui m'intéressait dans le cas du révisionnisme était le droit de soutenir des thèses blessantes et contredites par les faits ! Les historiens français ont eu beau protester et Robert Badinter déclarer en 2010 que le Parlement n'avait pas à dire l'histoire et que la constitution ne le permettait pas, on s'arcboute sur cette tragique erreur qu'est la loi Gayssot, dont l'équivalent belge date de 1995. Le tour des condamnations est long et l'acharnement de la Justice plus d'une fois surprenant.
Et pourquoi?
Dans un dernier chapitre qui est plutôt une réflexion générale, J. Bricmont note le pénible renversement qui s'est opéré : la censure était autrefois de droite, elle est devenue de gauche. Le revirement se serait opéré avec l'arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981. Il est tout à fait clair que partout en Europe de l'Ouest, la gauche a poussé à des mesures contre l'extrême-droite (la loi Gayssot est un Ersatz de loi interdisant le FN) et ses idées (la haine raciste). Le cas le plus flagrant est celui du parti travailliste anglais qui dès 1989 promet aux musulmans anglais une loi permettant de condamner qui aurait l'idée d'écrire un livre tel que Les versets sataniques. J. Bricmont s'en prend à une gauche "morale", une gauche qui a abandonné tout idée de changement économique et se chercherait un alibi. Je suis loin d'être sûr de cela. D'abord Pleven n'était pas de gauche et a légiféré en 1972. Dans d'autres pays d'Europe, ou bien la droite a fait la même chose ou bien elle n'est revenue sur aucune loi ou bien la gauche n'a pas fait voter de telles lois. Je crois que d'autres phénomènes sont plus essentiels et plus généraux, comme la fin des idéologies, et qu'en ce qui concerne la gauche, laïque comme démocrate-chrétienne, la question de l'immigration et du multiculturalisme a pesé lourd, avec beaucoup de sincérité mais, malheureusement autant d'aveuglement. Autre idée centrale et juste du livre, ces lois ont autant de contre-effets que d'effets recherchés sinon plus. Les interdictions de ses spectacles assurent les triomphes de Dieudonné. Le tout culmine avec les résultats du FN aux deux dernières élections françaises, que J. Bricmont ne pouvait pas encore utiliser. Peu importe, les faits sont établis. Reste que si on trouve aisément le livre à Bruxelles, dans la presse, le silence radio est de règle.
Jean BRICMONT, La République des censeurs, Paris, L'Herne,2014, 174pp. Prix:+/- 15 euros. Jean Bricmont n'est pas membre de la LABEL.
1. La loi belge en la matière a eu un parcours long et chaotique et le texte utilisable ne date que de 2007.
2. Les lecteurs du Bulletin en retrouveront plus d'un que j'ai évoqués dans ces mêmes colonnes.