Bulletin Numéro 52 - Pouvons-nous encore aimer le Père Fouettard
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POUVONS-NOUS ENCORE AIMER LE PERE FOUETTARD ?
Patrice DARTEVELLE
Au début de décembre dernier, la tranquillité d'âme des enfants, et surtout de leurs parents, a été troublée par une contestation de la Saint-Nicolas, au départ de celle de la personnalité de l'assistant du saint, le Père Fouettard, représenté depuis l'évolution du personnage au XIXe siècle sous les traits d'un page africain. C'est plus que n'en peut supporter le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, et spécialement sa rapporteuse jamaïcaine (1) qui a estimé à titre personnel que la fête devait être purement et simplement supprimée.
Que sont les manifestations traditionnelles ?
La Saint-Nicolas est une manifestation folklorique ou traditionnelle. En tant que telle, elle ne relève pas exactement de la liberté d'expression: elle est une manifestation, un acte. Un acte très particulier pourtant puisque son origine se perd ordinairement dans un passé fort lointain, qu'il soit réputé d'origine collective ou de création identifiable. Il peut même arriver qu'il soit de recréation récente, comme l'Ommegang de Bruxelles. C'est en définitive une manifestation populaire, dont la particularité est de se répéter. Avec le temps, des changements s'opèrent lentement.
Pratiquement toujours, les manifestations folkloriques sont le privilège des populations "de souche". Les Italiens sont bien rares dans les groupes de gilles. Presque toujours leurs seuls acteurs sont masculins malgré les lois contre les discriminations. Ce sont de bonnes raisons pour ne pas les encenser trop vite. Mais le programme peut-il être de les interdire pour autant ?
Quelles sont les intentions véritables des participants et des spectateurs ? Les marches de l'Entre Sambre et Meuse sont fondamentalement des processions religieuses escortées militairement. Dans cette région comme ailleurs, bien peu de gens se précipitent régulièrement à la messe dominicale... et tout le monde sait cette situation.
De la même manière à Mons, une partie de la population est fanatisée par le Doudou et manifeste annuellement sa passion, mais y a-t-il là une personne qui prête la moindre consistance à la victoire de Saint-Georges sur le dragon ?
En Europe, nous faisons parfois des choses sans y croire et, pour parler savamment, les manifestations traditionnelles y relèvent de l'orthopraxie et non de l'orthodoxie.
Est-il impossible de le faire comprendre à un Américain ou un Jamaïcain ?
Identité et changement
Si je compte parler ici de ce débat, c'est parce que plusieurs des problèmes soulevés par la question du Père Fouettard ont une curieuse ressemblance avec certains conflits relatifs à la liberté d'expression.
Même si une manifestation traditionnelle n'a pas les mêmes caractéristiques qu'une oeuvre littéraire ou artistique d'autrefois que l'on veut aujourd'hui censurer ou occulter, la tentation de la réécriture du passé y montre ici plus que le bout du nez. Inutile de s'illusionner : nos valeurs contemporaines sont en conflit violent avec l'essentiel de notre passé.
En récrivant l'histoire, le cas échéant par occultation, on crée un domaine fictif qui n'a plus aucun intérêt puisqu'il empêche la compréhension du présent.
L'autre question est celle de l'identité dans un contexte multiculturel, contexte souvent invoqué dans le cas du blasphème.
Aucune identité n'est sans tache, c'est même souvent peu dire, mais le dire n'est pas mieux accepté maintenant qu'autrefois. Les identités sont nécessaires et ne se changent pas par décret. C'est bien ainsi qu'il faut comprendre la réaction des Hollandais à la campagne qui vise le Père Fouettard (2).
Ajoutons que la Saint-Nicolas n'est pas la propriété des seuls Hollandais. Elle concerne la Pologne, le bassin rhénan et ses régions adjacentes, en Suisse, Allemagne rhénane, Alsace, Belgique mais les Pays-Bas en ont fait un vrai symbole national.
Mais de quelle tache s'agit-il ici ? Après tout le Père Fouettard fouette les petits enfants blancs et puisque ce sont des Européens de l'Ouest qui ont inventé la Saint-Nicolas, le grand saint est évidemment blanc comme détenteur du premier rôle. Le projet de mettre un terme à la manifestation a l'irrésistible saveur de la vengeance. Bien évidemment, les choses ne pouvaient en rester là, ce qui est moins connu.
Aux Etats-Unis le fait que Santa Claus, le Père Noël local, soit blanc fait tout aussi bien problème. De fil en aiguille on en arrive à la bonne question : le Fils de Dieu n'est pas noir mais blanc. Le sujet avait, paraît-il, déjà tracassé Martin Luther King qui l'avait résolu en disant que la couleur de Jésus n'avait pas d'importance puisque Dieu était au-dessus des différences raciales. Comme si c'était Dieu qui aurait fait Jésus blanc ...(3).
Je crois qu'il y a là un abus du multiculturalisme qui, non content par exemple de s'en prendre absurdement à Tintin au Congo, élargit encore un champ d'action déjà contestable.
La réalité de nos sociétés contemporaines comporte une dose de multiculturalité importante (ce qui n'est pas forcément si neuf en soi), fortement allogène et maintenant affichée avec fierté. Elle crée des problèmes difficiles.
Indépendamment des apports multiculturels, notre identité européenne est remise en question pour d'autres motifs, comme la quasi disparition de bien des formes des religions traditionnelles. En Belgique, la crèche de Noël disparaît de plus en plus et mon Brico favori la remplace par un village de Noël fantasmatique, une sorte de village alpin noyé dans la neige mais sans petit Jésus.
La question des jours de congé fériés ne se résout pas pour les mêmes raisons. Remplacer des fêtes chrétiennes que seule une étroite minorité célèbre réellement par une fête pour les musulmans et une pour les non-confessionnels, c'est acter que chacun vit de son côté.
Tous les commerçants se trouvent devant une gestion délicate de ces situations et tentent tous de les régler en silence et par des tours de passe-passe, comme le fait de servir discrètement à tout le monde de la viande halal, sous prétexte qu'elle ne fait de mal à personne.
Tant pis si moi j'aime la saucisse de porc et ne reconnais à personne le droit de m'en priver.
Lien social ou non ?
Que voudrait en fait l'ONU ? Supprimer, c'est-à-dire ne plus tolérer que des manifestations politiquement correctes et dénuées de tout référent culturel ?
Mais l'ONU nous parle-t-elle d'en finir avec les traditions juives et musulmanes qui sont contraires aux principes actuels, validés par des conventions internationales ou autres déclarations des droits de l'enfant (circoncision) ou des droits des animaux (abattage rituel) pour ne pas parler du silence sur l'incapacité de certains religieux, y compris chrétiens, d'accepter la diversité des opinions, l'égalité des sexes ?
Est-on même sûr que les groupes opposés aux manifestations traditionnelles d'Europe veulent des manifestations communes et non des manifestations à eux, pures et dures (en pensant bien sûr que les autres sont illégitimes) ?
Sur celles-ci, j'aurais sans doute bien autre chose à dire que sur le Père Fouettard. Généralement quand quelqu'un proclame en ma présence que les immigrés n'ont qu'à s'adapter, je proteste en rétorquant qu'un immigré légal a les mêmes droits que moi, surtout s'il a acquis la nationalité.
J'aimerais bien que cet esprit soit partagé : si certains sont troublés par une manifestation traditionnelle de nos régions, nul ne les oblige à y participer. Ce serait pourtant une bonne occasion d'intégration, diront certains.
La Saint-Nicolas est même connue en Belgique comme le premier signe d'intégration des immigrés musulmans.
Sans doute. Mais si on parle tant de lien social c'est évidemment parce qu'il n'en reste pas grand-chose et que ceux qui s'en réclament peuvent être ceux qui le veulent le moins et se préparent à nous refuser ce qu'ils auront obtenu au nom de nos principes.
(1)Le Soir des 30 novembre et 1er décembre 2013.
(2) C'est ce que met en évidence Arnon Grunberg, Why the Dutch love Black Pete, International New York Times du 5 décembre 2013.
(3)Didier Fassin (sociologue français professeur à Princeton), De la couleur du père Noël, Libération du 26 décembre 2013.